Souvent allumé du matin au soir, le petit écran rythme plus que jamais la vie quotidienne des classes populaires. Mais que font les individus des images et des personnages qu’ils reçoivent ainsi tous les jours à leur domicile ?
Souvent allumé du matin au soir, le petit écran rythme plus que jamais la vie quotidienne des classes populaires. Mais que font les individus des images et des personnages qu’ils reçoivent ainsi tous les jours à leur domicile ?
Le regard du sociologue n’est jamais aussi perçant que lorsqu’il scrute des réalités banales qui semblent relever des seuls choix personnels des individus. La réception quotidienne de la télévision en est une au même titre que les goûts alimentaires et beaucoup d’autres comportements apparemment soustraits à l’injonction de toute norme sociale.
La télévision est aujourd’hui présente dans la quasi-totalité des foyers : plus de 95 % en sont équipés. Sa massification la banalise au point d’en faire une réalité quotidienne, si bien entrée dans les mœurs qu’elle apparaît dépourvue de tout relief social. Les sociologues eux-mêmes ont fini par s’en désintéresser.
Pourquoi si peu d’études aujourd’hui sur la réception de la télévision, alors que depuis les années 1960-1980, la durée moyenne de réception a quasiment doublé, et plus encore au sein des catégories sociales populaires ? Olivier Masclet pointe les effets pervers des travaux de deux grands sociologues, Bourdieu et Hoggart ! Le premier réduit l’attrait de la télévision dans les milieux populaires à un degré zéro des pratiques culturelles. Richard Hoggart suppose lui que la culture populaire traditionnelle est assez forte pour rendre imperméables ceux qui la partagent aux « illusions » des messages délivrés par les médias. Moralité : circulez, il n’y a rien à voir pour le sociologue dans les relations des classes populaires à la télévision.
L’enquête menée par Olivier Masclet démontre le contraire. Renouant avec l’objectif fixé par G. Friedmann dans les années 1960 de décrire la « télévision vécue », il cherche à comprendre comment les usages que font de la télé les familles populaires modifient ou non leur identité sociale, transforment leurs styles de vie et donnent forme à leur rapport au monde. Pourquoi Karine, femme au foyer et sans diplôme, préfère-t-elle Cristina Yang à Meredith Grey qui est pourtant l’héroïne principale de la série Grey’s Anatomy ? Pourquoi, au lieu de s’identifier à la première, tout entière orientée vers l’altruisme, se sent-elle plus proche de Cristina, virile, ambitieuse et sans pitié, « cash et rentre-dedans » ? Les dimensions morales de l’interaction se révèlent ici décisives. Le projet est ambitieux et délicat à réaliser. L’accès à l’intimité des familles implique un climat de confiance. Le sociologue doit convaincre celles et ceux qu’il interroge qu’il est aussi familier qu’eux des univers très variés qu’ils fréquentent à travers leurs écrans, sans manifester le moindre jugement de valeur qui risquerait de transformer l’entretien en examen de légitimité culturelle. La tâche est d’autant plus rude que la fracture culturelle entre ces univers et ceux dont les milieux intellectuels sont familiers est profonde : les chaînes du service public, Antenne 2, Arte, la Cinq n’ont presque jamais droit de cité sur les écrans des familles populaires enquêtées !
L’auteur a pris le parti d’interroger des personnes qu’il connaissait parce que leurs enfants étaient scolarisés dans la même école que les siens ou qu’il les rencontrait dans le cadre d’associations ou d’autres activités au sein d’une même ville. Compte tenu d’un cahier des charges aussi lourd et d’une population aussi réduite, l’intérêt et la richesse de cette enquête relèvent du tour de force.
Une première partie, macrosociale, retrace les grandes évolutions des pratiques télévisuelles depuis les années soixante. La seconde présente, sous une forme très vivante, huit portraits fouillés et attachants de téléspectateurs dans leur cadre familial. Une dimension historique sert de fil rouge à ces deux moments : les pratiques observées aujourd’hui sont toujours référées à celles d’hier et mises en relation avec la montée du chômage et de la précarité, la multiplication des horaires décalés et atypiques, la fracture entre ceux qui s’en tirent et ceux qui en bavent, la place croissante occupée par la scolarisation des enfants dans la constellation familiale. Le paysage audio-visuel s’est lui aussi profondément transformé par une offre croissante d’émissions produites par des chaînes commerciales dont la profusion et le marketing rendent plus difficile aujourd’hui qu’hier la possibilité de se soustraire au pouvoir de la télévision, pour les enfants comme pour les adultes. Hier « Reine du foyer » parce qu’elle rassemblait tous les membres de la famille dont elle contribuait à resserrer les liens par le partage d’un spectacle commun, la télévision est davantage aujourd’hui un « invité permanent » : « invité » pour tenir compagnie, « permanent » car la durée d’écoute quotidienne moyenne passe de 120 minutes dans les années 1960-1980 à 220 aujourd’hui. C’est chez les ouvriers et les employés que la hausse est la plus marquée. La télévision est devenue l’occupation principale des catégories disposant du moins de ressources économiques et culturelles et du plus de temps libre en raison du chômage et de la désynchronisation des rythmes professionnels et familiaux. Omniprésente et allumée du matin au soir, la télévision rythme l’usage de l’espace et du temps au sein du foyer : repas, départ à l’école, travail ménager, devoirs scolaires, repos et délassements, coucher des enfants, jours de semaine et week-end… La consommation télévisuelle tend aussi à s’individualiser du fait de la présence de plusieurs postes au sein du foyer. Si l’écran le plus moderne et le plus grand continue à trôner dans la salle de séjour, d’autres pièces en sont aussi équipées, cuisine et chambres des parents et des enfants.
Le primat des chaînes commerciales et l’accroissement de la durée d’exposition à leurs émissions ne sont pourtant pas synonymes d’aliénation. C’est l’un des grands mérites de ce travail de le démontrer sur la base des faits. Allumé en permanence, le poste est aussi regardé chaque jour très longtemps dans des foyers où le travail à l’extérieur est absent ou réduit à la portion congrue. Seule ressource qui reste aux exclus du travail pour garder contact avec le monde, cette dépendance de l’écran est souvent vécue comme une captivité avec le risque « de se noyer dedans. »
Les familles interrogées attribuent des fonctions multiples à leur télévision sans être dupes des artifices qu’elle impose. Horloge de la vie familiale, la télé distrait , par une pléiade de jeux et d’émissions destinées à faire rire. Mais les chaînes commerciales dispensent aussi des savoirs, des savoir-faire, des fictions propices à l’investissement personnel et à l’évasion. On peut y apprendre à bricoler ou à découvrir des recettes de cuisine ; se tenir au courant des actualités locales et quotidiennes ; s’instruire en découvrant des pays, des métiers, des mots, des hommes et des femmes ; s’identifier ou s’opposer à des héros, se prendre ou se déprendre du « réalisme émotionnel » induit par les séries, c’est-à-dire, éprouver des émotions sans méconnaître la réalité de la fiction. À la suite de Bernard Lahire, Dominique Pasquier et Brigitte Le Grignou, Olivier Masclet montre qu’il en va de la consommation des émissions comme de celle des livres. Le spectateur n’est jamais un pur réceptacle : il en prend, il en laisse, il juge et il critique ; il participe à la production du sens. Le sens final qu’il retire d’une fiction est toujours, comme dans la lecture, co-construit, à partir de ses expériences ou ses attentes personnelles. Plusieurs portraits de téléspectateurs décrivent ce processus. Celui de Cécilia en particulier qui « se retrouve » dans le personnage principal de la série Revenge, une femme qui cherche à tout prix à venger son père, condamné et emprisonné pour un crime qu’il n’a pas commis. Elle s’y retrouve car, elle aussi a des envies de meurtre à l’égard de sa mère, de son père et de son frère, qui l’ont rendue très malheureuse pendant son enfance.
La prise en compte des dimensions personnelles du rapport à la télé tranche avec les enquêtes antérieures qui avaient surtout mis l’accent sur les vertus du rassemblement familial, permettant de partager des émotions et de faciliter la communication entre les membres de la famille. Cette fonction intégratrice du groupe familial n’a pas disparu. Mais d’autres usages, plus personnels, ont émergé. La télé se regarde aussi en solo. C’est notamment le cas des femmes. Profitant des moments où elles sont seules à la maison ou quand enfants et conjoints sont couchés, elles visionnent des émissions qui leur parlent. Les portraits permettent de comprendre qu’elles y cherchent et trouvent des ressources morales. Des forces pour faire face aux contraintes souvent très dures de leurs vies. S’évader du monde réel, avec des moyens très différents selon les personnes : séries sentimentales qui montrent les « belles choses de la vie » pour l’une, faits divers plus ou moins sanglants pour une autre, science-fiction ailleurs… Les moyens sont divers mais l’effet attendu est le même : « se vider la tête » pour regonfler le moral.
Plus subtilement, Olivier Masclet montre aussi que la télé leur fournit des moyens de se « requalifier », c’est-à-dire de rehausser leur identité personnelle en s’appropriant des qualités empruntées à des styles de vie auxquels elles aspirent. L’une utilise les concours culinaires et des émissions de décoration pour élever le standing de son intérieur ; une autre, pour faire bonne figure dans les réunions de parents d’élèves, se familiarise avec le vocabulaire éducatif à partir de programmes centrés sur l’éducation. Une autre encore cherche des modèles de coiffure et de fringue pour se dissocier du salariat subalterne de caissière qui est le sien. D’autres trouvent dans les héroïnes de séries des modèles de femmes délivrées des tâches domestiques et exerçant des professions prestigieuses ; elles s’efforcent de leur ressembler sur un plan symbolique par les choix de leurs vêtements et l’attention portée à leur esthétique corporelle. Ces modèles incarnent le désir d’une autre vie. Une façon pour certaines de combler le décalage entre leur niveau scolaire et les emplois peu qualifiés qu’elles exercent. Ces ressources offertes par la télévision sont d’autant plus prisées qu’elles permettent aux hommes et aux femmes qui y recourent « de réformer leurs dispositions sociales. » C’est-à-dire de briser l’isolement social et la stigmatisation dont ils sont les victimes dans les univers de l’école et de l’entreprise. Convaincus que leur valeur ne se réduit pas à leur petit diplôme ou à leur petit boulot, ils aspirent à se construire une identité plus conforme à leurs aspirations. Un gardien de médiathèque comprend qu’il ne pourra se faire accepter dans son milieu professionnel qu’à la condition de rompre avec les valeurs de force et de virilité attachées aux mâles des classes populaires. Le sociologue saisit là, in vivo, les signes d’une pénétration plus accentuée des normes et des styles de vie des catégories moyennes et supérieures au sein des classes populaires.
Le changement des relations entre les hommes et les femmes s’inscrit dans le même registre. La majorité des femmes interrogées dans l’enquête témoignent d’une grande autonomie dans l’usage du téléviseur et affichent ouvertement leurs goûts et leurs préférences pour les émissions qu’elles aiment regarder. Le temps pour soi féminin populaire n’est plus vécu sur le mode d’une « évasion coupable ». Leurs comportements indiquent clairement qu’elles refusent désormais de se définir uniquement comme des épouses et des mères. L’identification aux personnages féminins des séries les moins maternels, qui se révèlent de fortes femmes (Cristina Yang), exerçant des professions de médecin (Urgences), de juge d’instruction (Alice Nevers) ou de cadres supérieures est un indice qui ne trompe pas.
Le modèle hoggartien d’une classe ouvrière homogène et culturellement autonome a vécu. Chacun des huit portraits plonge le lecteur dans un univers différent. La télévision devient ainsi un miroir des inégalités et des fractures entre les strates populaires. Cet échantillon minuscule permet au lecteur de percevoir le clivage qui sépare les peu ou pas diplômés, les plus éloignés d’un travail stable de celles et de ceux qui, mieux formés, accèdent à des emplois réguliers. Ces derniers, se caractérisent par des usages différents de la télé : moindres durées d’écoute, incursions vers les chaînes publiques, encadrement plus strict du rapport de leurs enfants à l’écran.
On oppose souvent en sciences sociales les approches quantitatives aux enquêtes de terrain réalisées à partir d’entretiens. Le macro écrase les détails, le micro n’est pas généralisable. Air connu. Le livre d’Olivier Masclet démontre qu’il s’agit là d’un faux débat. Analysant les transformations profondes qui travaillent notre société et plus particulièrement les catégories populaires, cette enquête qualitative sur les pratiques télévisuelles de huit familles apporte des connaissances inaccessibles à une enquête statistique puisqu’elles relèvent du rapport intime de personnes avec des émissions, des personnages, des divertissements privés. Mais ses résultats s’accordent parfaitement avec les enquêtes à grande échelle réalisées sur les fractures sociales qui traversent les catégories populaires, opposent les stables et les instables, etc. L’enquête confirme les transformations considérables intervenues dans le statut des femmes et leur marche vers l’égalité, en décrivant les façons dont elles se manifestent concrètement au sein des foyers populaires où le modèle conjugal traditionnel a là aussi du plomb dans l’aile. Elle témoigne de l’hégémonie exercée par l’école sur la vie familiale en mettant au jour des modèles éducatifs hybrides, populaires traditionnels plus ou moins teintés d’une morale commune aux classes moyennes du salut par l’école. École et télévision cohabitent mais la cohabitation est plus conflictuelle dans les familles les plus dépourvues. Les pratiques télévisuelles des familles sont un miroir où se réfléchissent les structures et les convulsions du monde social.
Cette enquête illustre aussi le caractère cumulatif du savoir produit par les sociologues enquêtant depuis un demi-siècle sur les classes populaires en France. On s’aperçoit au fil des pages combien le travail d’Olivier Masclet a été rendu possible par un grand nombre de travaux qui l’ont précédé et dont il est le digne continuateur. Claude et Christiane Grignon, Michel Pialoux, Bernard Lahire, Gérard Mauger, Olivier Schwartz, Stéphane Beaud, Claude Poliak et beaucoup d’autres ont ouvert un chemin en analysant les goûts alimentaires des classes populaires, leurs pratiques d’écriture et de lecture, le monde privé des ouvriers, leurs rapports à l’école, au travail et à l’emploi, etc. Il s’agissait toujours d’enquêtes de terrain mobilisant des approches diverses qui cherchaient à comprendre les classes populaires à partir de leur vie quotidienne. Enquête après enquête, ces sociologues ont accumulé un savoir précieux et compréhensif dont la somme constitue un tout cohérent. Le livre d’Olivier Masclet ajoute une pierre supplémentaire et originale à l’édifice, en signalant les profonds changements qui le traversent aujourd’hui.
par , le 2 janvier 2019
Christian Baudelot, « L’écran populaire », La Vie des idées , 2 janvier 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ecran-populaire
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