Recensé : Arjun Appadurai, Condition de l’homme global, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Payot, 213, 432 p., 25 €. [The Future as Cultural fact : Essays on the global condition, Londres, Verso, 2013].
Né à Bombay et professeur à la New York University, Arjun Appadurai a déjà révolutionné l’anthropologie avec Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation [1], un ouvrage novateur dans lequel il proposait des outils méthodologiques et théoriques permettant de penser les modalités d’affiliation identitaire dans le contexte technico-politique de la mondialisation. Il a ensuite publié Géographie de la colère [2], un essai sur les formes de violence caractéristiques du monde globalisé. Son dernier livre, La Condition de l’homme global [3], se situe dans la continuité de ces travaux. Mêlant réflexions anthropologiques et propositions éthiques, ce recueil d’essais réunit des réflexions développées par Appadurai tout au long de sa carrière, afin de poser les bases d’une « anthropologie du futur ». Plus qu’une réflexion sur le monde contemporain, il s’agit d’un appel à appréhender le futur en tant que fait culturel, en vue de mettre en place une « politique de l’espoir ».
Le néolibéralisme économique : un système culturel et politique
Si Appadurai est autant critiqué qu’adulé dans les cercles académiques, c’est parce qu’il n’hésite pas à discuter les textes fondateurs des sciences sociales (on se souvient de sa critique de l’anthropologie primordialiste dans Après le colonialisme). Dans La Condition de l’homme global, il entreprend un large travail de relecture des classiques de l’anthropologie économique, à l’aune de la globalisation néolibérale.
Rejetant l’opposition binaire entre le don et l’échange marchand, théorisée par Marcel Mauss dans son « Essai sur le don », ainsi que la thèse de Marx selon laquelle les marchandises seraient une catégorie récente dans l’histoire de l’humanité, Appadurai invite à prêter attention aux moments où les objets en circulation entrent et sortent du statut de marchandise [4]. Il décrit un processus de « démarchandisation par le haut » qui aurait pour fonction d’instaurer une communauté de privilégiés. Tandis que l’enclavement de certains objets « au-delà d’une zone de marchandisation culturellement démarquée » (p. 41) irait dans l’intérêt des élites, leur détournement dans la zone de marchandisation serait le signe d’une dynamique sociale mouvante. Les objets étant porteurs de valeurs culturelles, le renouvellement rapide des modes et la circulation globale des marchandises constitueraient des forces démocratiques déstabilisantes pour les élites politiques contemporaines. Cela expliquerait une contradiction du capitalisme international, tiraillé entre l’idéologie du libre-échange et des formes de protectionnisme visant à restreindre cette liberté au profit de coalitions. Ainsi, Appadurai invite à reconsidérer la demande et la consommation comme des forces centrales de l’économie politique, et par conséquent à penser l’impact des gens ordinaires sur le système global.
Dans l’intention de réaliser une lecture culturelle de l’économie néolibérale, Appadurai réalise une audacieuse analyse comparative entre la Bourse et la Kula, un système d’échange cérémoniel pratiqué entre différents groupes de Papouasie Nouvelle-Guinée qui est souvent cité comme un contre-modèle de l’esprit marchand « occidental » [5]. S’inspirant de la comparaison réalisée par Edmund Leach entre la Kula [6], Appadurai range la Kula et la Bourse dans la catégorie des tournois de valeurs. Bien que leur mode de fonctionnement ne soit compréhensible qu’à des élites de privilégiés dont elles permettent d’augmenter le prestige, leur pratique affecte le flux des marchandises ordinaires. Partageant un même ethos agonistique, individualiste et joueur, elles ont en commun de mobiliser la spéculation, et donc des pratiques divinatoires. En faisant ce parallèle, Appadurai tire le néolibéralisme de son halo de technicité pour le lire comme un système culturel. Ainsi, il révèle la forte présence de la pensée magique dans les techniques de prédiction financières, ce qui l’amène à considérer le marché comme une nouvelle religion capitaliste, cependant bien différente de celle soulignée par Weber en 1904 dans son ouvrage fondateur, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Tandis que le capitaliste calviniste était sans aucun recours face à l’incertitude de son élection divine et qu’il devait sa réussite à son méthodisme, le capitaliste financier « traite le marché comme la source de la certitude » (p. 303). Ainsi, le nouvel esprit du capitalisme consisterait en une capacité à calculer le risque et à affronter l’incertitude, nouveau paradigme de notre temps.
La « capacité à l’aspiration » : l’arme des pauvres
L’œuvre d’Appadurai tend à démontrer que la globalisation ne se limite pas à une réalité économique. Ainsi, dans ses ouvrages précédents, il a étudié les modalités de réappropriation d’éléments culturels exportés, et pointé le rôle central de l’imaginaire dans la constitution des subjectivités contemporaines. Dans son dernier livre, après avoir montré que l’économie néolibérale est un système culturel, il développe une réflexion sur les mouvements de solidarité transnationaux, à partir d’une recherche menée auprès d’associations de défense des pauvres de Mumbai.
Contrant l’idée préconçue selon laquelle la mondialisation ne concernerait qu’une élite ayant accès à la mobilité et aux capitaux, Appadurai invite à considérer la mobilisation des pauvres de Mumbai comme un exemple de « mondialisation par le bas ». D’abord, parce qu’ils sont cosmopolites, bien qu’il s’agisse d’un cosmopolitisme ancré dans des pratiques locales. Ensuite, parce qu’ils sont engagés dans un réseau transnational d’entraide et dans des stratégies d’autogestion qui limitent leur dépendance aux institutions. Enfin, parce que les nouvelles formes de mobilisation que constituent les festivals et les performances leur permettent de subvertir l’ordre établi, de gagner en visibilité et en reconnaissance sans passer par l’État, directement dans l’espace social de la ville ou dans les réunions des organismes internationaux.
Si Appadurai a choisi de se pencher sur les habitants des bidonvilles de Mumbai pour repenser la démocratie dans la globalisation, c’est parce qu’il considère que« la vulnérabilité des pauvres urbains, décrits comme des citoyens nus [...], tient avant tout à l’incertitude, qui devient pour eux une incapacité à fonder leur citoyenneté sur la base d’un logement sûr » (p. 160). Lesmenaces permanentes de déplacement et de destruction pesant sur les plus démunis les empêcheraient d’exercer une citoyenneté réelle, révélant une zone d’ombre de la démocratie. Ainsi, la clé de la réussite du mouvement des mal-logés de Mumbai résiderait dans sa capacité à mobiliser un espoir collectivement organisé, permettant d’affronter les politiques d’urgence. Avec sa notion de « capacité à l’aspiration », comprise comme la capacité à imaginer des futurs crédibles, Appadurai confirme son intérêt pour la dimension intime de la vie sociale, et son habileté à en tirer des thèses d’anthropologie politique. Habitués à ne pas être écoutés et à ne pas voir leurs désirs se réaliser, les pauvres auraient une « capacité à l’aspiration » moindre que les riches. De plus, ils entretiendraient un sentiment ambivalent vis-à-vis des valeurs de leur communauté nationale qui, tout en étant les leurs, soutiennent leur dégradation. En transmettant aux plus démunis un savoir concret sur les moyens d’arriver à leurs fins, les mouvements de la société civile permettraient donc de combler des manques de la démocratie classique. Confirmant sa posture critique vis-à-vis du modèlede l’État-nation, Appadurai argumente que ces formes de « démocratie sans frontières » sont plus proches de l’idéal démocratique, puisqu’elles ne limitent pas la portée de valeurs universelles à un territoire restreint.
Une anthropologie du futur pour une politique de la possibilité
Appadurai s’efforce de démontrer la responsabilité des sciences sociales dans l’avènement de la société du risque comme « forme sociale dominante dans le monde » (p. 11). Au cours du XXe siècle, suite à l’apport pionnier de Knight [7], le risque est devenu un thème central de la théorie économique. Parallèlement à la multiplication des modèles de calcul du risque, leur usage à des fins de profit a fait de l’économie une source majeure de risque, comme en témoigne la crise financière actuelle. Selon Appadurai, cette évolution aurait influencé tous les domaines de la vie sociale, aujourd’hui internationalement dominée par des techniques et des mentalités « orientées vers la manipulation ou la résistance au risque, comprises comme la représentation statistique de toutes les incertitudes de la vie » (p. 12). L’anthropologie aurait également contribué à la prédominance de la conception du futur comme risque, en laissant à l’économie le monopole du futur. En effet, les fondateurs de l’anthropologie se sont efforcés d’appliquer le modèle de l’évolutionnisme darwinien aux sociétés humaines, ce qui les a amenés à opérer un « grand partage » entre d’un côté, « les sociétés traditionnelles » aux règles de fonctionnement basées sur les us et coutumes culturels et, de l’autre, « les sociétés modernes » associées à la rationalité scientifique. Depuis, en dépit des efforts des anthropologues pour libérer la discipline de son héritage évolutionniste [8], « l’infrastructure intellectuelle de l’anthropologie et du concept de culture lui-même reste modelée sur le passé. D’une façon ou d’une autre, l’anthropologie continue à s’intéresser à la logique de la reproduction, à la puissance de la coutume, à la dynamique de la mémoire, à la persistance de l’habitus, au mouvement figé du quotidien et à la ruse de la tradition dans la vie sociale, y compris chez les communautés les plus modernes, celles par exemple des scientifiques, des réfugiés, des migrants, des évangélistes et des stars de cinéma. » (p. 358). Bien que les anthropologues se soient penchés sur des modalités de rapport au futur comme les prophéties ou les millénarismes, « ces aperçus ne se sont pas agrégés dans une pensée générale sur les humains comme créateurs-de-futur » (p. 358) au quotidien.
Or, selon Appadurai, il est impératif de proposer une analyse des futurs en tant que faits culturels. D’abord, parce que les sciences sociales ne peuvent prétendre comprendre comment les humains naviguent dans les espaces sociaux sans prendre en considération leurs aspirations. Ensuite, pour des raisons morales : l’éthique de la probabilité menaçant « de tuer tout optimisme populaire » (p. 375), il faut lui opposer une modalité qualitative d’appréhension du futur qui soit accessible à tous, permettant d’élargir « les horizons de l’espoir » (p. 369), de laisser place aux acteurs et à l’imprévu. Caractéristique des mouvements transnationaux de la société civile, cette « éthique de la possibilité » serait authentiquement démocratique, car capable « d’intégrer une pluralité de visions de la bonne vie » (p. 375). Ce faisant, elle permettrait de donner voix aux aspirations de « la multitude » [9] pour désigner une nouvelle subjectivité politique globale. L’éthique de la possibilité prônée par Appadurai se présente donc comme un remède à ce qui a été diagnostiqué comme une « crise du futur » [10], à savoir la perte de foi en l’avenir qui caractérise notre époque, et l’incapacité politique qui l’accompagne. Appadurai incite ainsi à faire de l’anthropologie un outil démocratique au service du peuple, capable de participer à la profonde mutation du politique dans la globalisation.
Lumières et écueils d’un anthropologue militant
Arjun Appadurai revient sur la fondation de PUKAR, une ONG qu’il dirige et qui s’applique à transmettre les méthodes de la sociologie urbaine aux jeunes de Mumbai. Si PUKAR a été créée en réaction au démantèlement du système universitaire indien face aux exigences du marché néolibéral, c’est aussi le fruit d’une réflexion anthropologique sur le statut du savoir dans la globalisation : « Dans un monde en transformation rapide, où les marchés, les médias et la migration ont déstabilisé les niches sûres de la connaissance, [...] la capacité à distinguer la connaissance de la rumeur, la réalité de la fiction, la propagande de l’information et l’anecdote de la tendance à long terme est désormais vitale pour l’exercice de la citoyenneté informée. » (p. 337).
C’est donc en tant que chercheur en sciences sociales qu’Appadurai s’efforce de développer la capacité du plus grand nombre à participer au débat public. La tendance d’Appadurai à associer science et activisme n’est cependant pas sans écueils. Son engagement partisan semble l’amener à reproduire des travers de la pensée évolutionniste — comme l’opposition entre « l’Occident » et le reste du monde ou la tendance à idéaliser le passé —, dont il sait pourtant se distancier par ailleurs. Son activisme tend aussi à déteindre sur son récit ethnographique, le ton enthousiaste et les considérations macrosociales du militant prenant souvent le pas sur l’analyse critique des discours et des pratiques.
C’est avant tout pour son talent de théoricien, et non pour ses qualités d’ethnographe, qu’Appadurai est reconnu comme un des plus grands anthropologues du XXIe siècle. Animé par l’inquiétude que la théorie n’ait « raté le monde » (p. 277), la loyauté d’Appadurai va à la compréhension des enjeux de notre époque, qu’il fait passer avant la fidélité aux modèles de pensée classiques. Son analyse de la mondialisation l’a amené à réviser la conceptualisation anthropologique de la localité, qu’il invite à percevoir non plus comme un support de la vie sociale, mais comme le produit d’un effort collectif de différenciation, éminemment processuel, relationnel et conflictuel [11]. Souvent critiqué pour prêter un trop grand intérêt à la dimension imaginaire de la vie sociale plutôt qu’à sa dimension matérielle, son « anthropologie de l’imaginaire » lui a cependant permis de traiter des formes contemporaines de violence ethnique avec une profondeur théorique dont peu de chercheurs peuvent se vanter. Ainsi, son analyse de l’incertitude sociale qui affecte les communautés nationales dans la globalisation, et du rôle décisif qu’elle joue dans le surgissement de mouvements ethnocidaires à l’égard des minorités (développée dans Géographie de la colère et reprise dans La Condition de l’homme global), permet de mieux comprendre la montée des extrêmes qui déchire la France de 2014.
Lucide vis-à-vis de la montée des fondamentalismes, Appadurai refuse toutefois l’approche traditionnelle du politique, qui tend à envisager la violence comme le seul mode d’action. Son dernier livre présente les mouvements non violents de la société civile ainsi que les efforts quotidiens des masses silencieuses pour produire la paix, la convivialité, « un certain de degré de routine et de prévisibilité dans des situations porteuses de nombreuses incitations à la violence » (p. 106), comme autant de modalités de positionnement politique, mobilisatrices d’espoir face à l’avenir. En s’inspirant des initiatives et des aspirations des gens ordinaires, il prétend poser les bases d’une « anthropologie du futur », susceptible de convertir notre temps de crise en période de transition.