Recensé : Fareed Zakaria, The Post-American World, 2008, W.W. Norton, New York et Londres, 292 p., 25.95$.
« This is not a book about the decline of America but rather about the rise of everyone else ». C’est ainsi que débute le dernier livre de Fareed Zakaria, journaliste américain né en Inde, éditorialiste pour le magazine Newsweek et dont les écrits semblent avoir inspiré Barack Obama pendant sa campagne présidentielle [1]. Lire The Post-American World quelques mois après la victoire d’Obama donne quelques clés de compréhension des premiers gestes d’ouverture de la nouvelle administration américaine, en particulier en direction du monde musulman.
Zakaria dessine dans son ouvrage les grandes lignes de ce que pourrait être la politique étrangère américaine après Bush, appelée à dépasser la rhétorique des axes du bien et du mal. Et balaie, au passage, l’idée d’un monde qui serait aujourd’hui plus dangereux qu’hier, en particulier pour les États-Unis. L’intégrisme musulman est ainsi ramené à ses justes proportions, c’est-à-dire à un phénomène géopolitique de bien moindre ampleur que naguère les totalitarismes européens ou la Guerre froide. The Post-American World est en quelque sorte le pendant géopolitique du livre de Thomas Friedman, The World is Flat, qui illustrait plus qu’il ne théorisait l’émergence d’un monde de plus en plus interdépendant, intégré, plat. Ici, Zakaria semble reprendre la thèse développée par Francis Fukuyama d’un mouvement irréversible des sociétés vers des formes de démocratie libérale de marché (The End of History and the Last Man, 1992), citant de manière surprenante Margaret Thatcher et son célèbre « There is no alternative ». Dans un monde où les puissances économiques des États auront tendance à s’équilibrer, la diplomatie américaine sera obligée d’amodier son discours pour conserver sa crédibilité. Ainsi, il deviendra de plus en plus difficile, selon Zakaria, de continuer à critiquer la Chine pour son action au Soudan sans se voir renvoyer à la figure le soutien américain à l’Arabie Saoudite, à Taïwan ou encore au Pakistan.
Autrement dit, l’émergence de la Chine et, dans une moindre mesure, de l’Inde et du Brésil, voire le retour de la Russie oblige l’hyperpuissance à moins de manichéisme. De longs passages du livre sont consacrés au défi chinois, dont Zakaria prédit qu’il sera à l’avenir aussi sérieux, et même plus durable que jadis le défi soviétique, vicié d’entrée par l’absence d’un modèle économique cohérent et d’une vitalité sociale suffisants pour tenir à long terme contre le dynamisme américain. Tout en relativisant la portée des théories culturalistes, Zakaria voit néanmoins dans l’absence de revendications universalistes et prosélytes dans la « religion » et la pratique bouddhiste une sorte de garantie contre un impérialisme chinois agressif [2].
Quant à l’Inde, Zakaria rappelle que si elle abrite plusieurs Silicon valleys, elle héberge aussi trois Nigeria, ce qui limite son pouvoir de peser au niveau international. Son PIB n’est que le tiers de celui de la Chine et le pays reste politiquement divisé. Quand bien même l’Inde le voudrait, serait-elle capable d’inquiéter l’Amérique ? Pas nécessairement : l’Inde est le pays dont les habitants ont la meilleure opinion des États-Unis (selon la Pew Global Attitudes Survey) et sa diplomatie reste marquée par le principe attribué au Mahatma Gandhi : « Œil pour œil, dent pour dent, et le monde sera bientôt aveugle et édenté ». Zakaria écarte également la possibilité d’une montée en puissance significative de l’intégrisme musulman en Inde, rappelant qu’aucun des 150 millions de musulmans indiens n’avait jusqu’ici participé à un attentat revendiqué par Al-Qaida.
Faut-il croire alors en la possibilité d’un déclin de l’empire américain ? Zakaria essaie, mais comparaison n’est pas raison, de tirer quelques enseignements du lent retrait britannique des affaires mondiales à partir de la fin du XIXe siècle. Ceci dit, l’auteur prend assez rapidement et assez sagement ses distances avec ce parallèle, rappelant par exemple que si la guerre des Boers avait assez largement contribué à exposer la faiblesse de l’armée britannique, puis la Première Guerre mondiale à ruiner les finances du pays, les guerres d’Afghanistan et d’Irak ne coûtent jamais que 1% du PIB par an, soit moins que la guerre du Vietnam en son temps (1.6% du PIB). Les États-Unis conservent aujourd’hui de telles marges économiques, technologiques, scientifiques (abritant sur son sol entre 40 et 60 des 100 meilleurs universités du monde, selon le classement) et militaires qu’il serait absurde d’imaginer un monde post-américain sans les États-Unis.
Il faut donc penser un monde avec les États-Unis, mais pas avec les seuls États-Unis comme c’est le cas depuis la chute du mur de Berlin. Si l’ère de l’unipolarité touche à sa fin, les États-Unis doivent rapidement faire des gestes d’ouverture pour préparer un monde aussi proche que possible de leurs valeurs et intérêts, en profitant d’un rapport de force qui leur est (encore) très favorable, plutôt que d’attendre l’équilibrage qui finira par s’imposer.
Zakaria juge utile de reconstruire autour des États-Unis un sens du mouvement, du progrès et du collectif et, dans cet état d’esprit, d’essayer de limiter les crispations provoquées par la puissance américaine. Il serait par exemple nécessaire d’adopter une approche plus nuancée à l’égard du monde musulman, en distinguant plus systématiquement les radicaux des modérés, partant du principe qu’il faut diviser pour régner et, en tout état de cause, éviter d’unifier contre soi comme l’avait fait l’administration Bush. C’est une des clefs de lecture du discours d’investiture de Barack Obama, avec son appel à une nouvelle approche, fondée sur l’intérêt et le respect mutuels [3], mais aussi de son choix d’accorder dès le début de son mandat une interview substantielle à la chaîne Al-Arabiya ou encore d’envoyer quelques signes d’apaisement en direction de l’Iran. Dans cette diplomatie moins portée par l’idéologie, le multilatéralisme de Zakaria est « à la carte », avec les États-Unis tantôt dans le rôle de leader, tantôt plus en retrait.
Enfin, la question de l’usage du soft power, selon le concept issu du titre de l’ouvrage de Joseph Nye, est également posée, de deux manières différentes. La première pour appeler à « penser l’asymétrie », dans le cadre des conflits où l’adversaire n’utilise pas la force armée conventionnelle mais d’autres types de stratégies (à l’image des milices irakiennes ou du Hezbollah contre Israël en 2006). Les États-Unis doivent réinventer sa pensée stratégique et développer d’autres méthodes d’intervention, adaptées au contexte propre à chaque situation, de la diplomatie au renseignement en passant par la dissuasion commerciale ou financière. L’usage de la seule force dans les années récentes est en effet, d’abord, une défaite de la pensée. Le deuxième défi consiste à reconstruire l’image des États-Unis dans le monde, afin que ses positions ne soient plus d’emblée disqualifiées.
En somme, on ne retiendra pas du livre de Fareed Zakaria d’idées particulièrement révolutionnaires en matière de diplomatie ou de gestion des affaires internationales. Plutôt une modération qui, ces dernières années, a souvent fait défaut. On pourra, bien sûr, s’interroger sur la validité de la thèse de la diffusion universelle de la démocratie libérale, comme on le fait depuis la chute du mur d’ailleurs, ou encore sur la pertinence des analyses présentées ici de la crise, qui questionne la résilience de l’économie américaine, mais l’essentiel n’est pas là. Le ton du discours américain a d’ores et déjà changé, et ce n’est pas négligeable. Qu’en espérer ? Probablement un apaisement des relations entre les États-Unis et divers pays musulmans (Iran, Syrie) et leurs rues, ce qui autorise un optimisme raisonnable quant à l’évolution de la situation au Proche et au Moyen-Orient. Il faudra certes du temps pour atténuer les tensions nées des errances des dernières années mais ce progrès est suffisamment notable pour être signalé. Il serait évidemment totalement disproportionné d’en attribuer la paternité à ce livre, mais on y verra néanmoins un des symboles et un des produits de cette nouvelle Amérique.
Pour citer cet article :
Thomas Melonio, « L’avenir de la puissance américaine selon Fareed Zakaria »,
La Vie des idées
, 6 avril 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/L-avenir-de-la-puissance,685
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