Au cœur d’une époque marquée par l’affrontement idéologique et les rivalités géopolitiques entre deux superpuissances, la France a su tracer sa propre voie, bien loin des schémas bipolaires traditionnels.
Au cœur d’une époque marquée par l’affrontement idéologique et les rivalités géopolitiques entre deux superpuissances, la France a su tracer sa propre voie, bien loin des schémas bipolaires traditionnels.
L’ouvrage de Nicolas Badalassi propose une relecture audacieuse et nuancée des relations internationales en Méditerranée, couvrant la période de 1962 à 1979. Sans se réduire à une confrontation simple entre l’Est et l’Ouest, le propos s’inscrit dans une démarche multiscalaire qui met en exergue le rôle central de la Méditerranée comme espace-monde et laboratoire géopolitique pour la politique étrangère française. En exploitant un riche corpus d’archives – françaises, américaines et soviétiques – l’auteur révèle comment Paris a su conjuguer dialogue, indépendance et pragmatisme pour forger une politique étrangère adaptée aux réalités de son environnement régional, tout en poursuivant ses ambitions internationales de puissance moyenne.
Du général de Gaulle à François Mitterrand, la Méditerranée aurait joué un rôle déterminant dans la construction d’une doctrine française de la guerre froide. C’est en tout cas ce statut d’espace vital (p. 32) que revêt la Méditerranée pour la sécurité européenne et pour la France qui est consacré dans cet ouvrage d’histoire des relations internationales.
Loin d’être un simple théâtre d’affrontement entre blocs, cette région a constitué pour la France un espace stratégique propice à l’affirmation de son autonomie. La France ne se contente pas d’une posture strictement militaire ; elle se distingue par sa capacité à tisser des alliances diplomatiques et économiques stratégiques. Dans ce cadre, la doctrine de « défense tous azimuts » (p. 45) – combinant la recherche d’un armement nucléaire sophistiqué à l’exportation de matériel stratégique – vise à renforcer sa position sur la scène internationale. Dès 1958, dans le sillage de la décolonisation et du repositionnement international, Paris a exploité les crises régionales – de la guerre d’Algérie aux conflits au Proche-Orient – pour s’affirmer comme un arbitre et un médiateur. Loin d’une posture de spectateur, la France a activement réinterprété le slogan anti-Grands « La Méditerranée aux Méditerranéens », popularisé par l’Algérie indépendante. Ce leitmotiv, à la fois symbolique et opérationnel, a permis à l’État français de promouvoir cette « troisième voie » : une stratégie qui se veut à la fois indépendante des logiques des superpuissances et profondément ancrée dans les réalités locales. En utilisant ce slogan comme un outil multifonctionnel, la diplomatie française a pu légitimer ses actions sur le terrain, mobiliser des acteurs régionaux et positionner Paris en tant que puissance capable de conjuguer intérêts nationaux et impératifs collectifs.
L’une des contributions majeures de l’ouvrage réside dans l’analyse de la façon dont la France a cherché à adapter et réorienter les instruments européens de sécurité et de coopération à ses objectifs stratégiques en Méditerranée. N. Badalassi montre comment, face à des institutions telles que la CEE, l’OTAN ou la CSCE, Paris a entrepris une véritable opération de « méditerranéisation ». Cette démarche s’est traduite par une double dynamique : d’une part, un engagement actif au sein des structures transatlantiques pour influer sur les grandes orientations ; d’autre part, un discours pan-européen et arabe visant à redéfinir les contours de la coopération internationale pour intégrer pleinement les enjeux propres au bassin méditerranéen. En orientant les politiques européennes vers une prise en compte accrue des problématiques énergétiques, environnementales et économiques, la France a ainsi cherché à bâtir des ponts entre le Nord industrialisé et le Sud en quête de développement, tout en affirmant sa propre autonomie stratégique.
L’analyse de N. Badalassi met en évidence la quête incessante d’un équilibre délicat dans la politique étrangère française. Paris a, en effet, oscillé entre plusieurs pôles – la solidarité atlantique, le dialogue avec une URSS opportuniste et le soutien aux pays non-alignés – afin de s’imposer comme une alternative crédible aux superpuissances. Cette posture d’« entre-deux », qui se voulait à la fois flexible et résolument autonome, permettait de préserver l’indépendance stratégique tout en assurant une coopération avec les principaux acteurs internationaux. La France a ainsi dû naviguer entre ses alliances traditionnelles et ses ambitions propres, en adaptant continuellement sa stratégie en fonction des crises et des mutations géopolitiques. Les conflits régionaux, comme la guerre des Six Jours, la crise chypriote ou la guerre du Kippour, ont incité les responsables français à repenser sans cesse les alliances et à renforcer une diplomatie agile, capable de s’ajuster aux évolutions rapides d’un environnement international en perpétuelle mutation. Ainsi, la crise libanaise de 1958 illustre comment, face à l’ascendant des Anglo-Saxons, De Gaulle est contraint de repenser l’autonomie stratégique française, proposant alors un élargissement du cadre otanien pour intégrer la Méditerranée en tant que priorité nationale.
Dès 1961, le bassin méditerranéen s’affirme comme un centre de gravité pour les pays non-alignés, notamment sous l’impulsion de la Yougoslavie de Tito et de l’Égypte de Nasser. Exploitant les bénéfices de la détente européenne, Pompidou se distingue par son rejet du neutralisme et son engagement face aux crises contemporaines – notamment le choc pétrolier et la guerre du Kippour – qui redéfinissent la donne stratégique en Méditerranée en tant qu’espace de transition entre le monde arabe et l’Europe. La France, sous Pompidou puis Giscard d’Estaing, assume notamment un rôle de médiateur dans le conflit israélo-arabe, avec l’ambition de favoriser la conciliation d’une part et la sécurité collective européenne d’autre part, comme en témoigne la gestion particulièrement proactive de la crise chypriote par Giscard d’Estaing. . Parce qu’elle constitue une faiblesse sur le front sud-est de l’OTAN, la crise chypriote, marquée par des ambitions territoriales entre Grecs et Turcs, constitue une opportunité pour un déploiement des forces soviétiques dans la région. La médiation française pour une solution multilatérale - et non décidée à deux par les deux grands - permet à la France de se positionner comme un partenaire incontournable.
Toutefois, cette dynamique est confrontée à des défis majeurs, tels que la concurrence accrue de l’Allemagne de l’Ouest et la menace croissante de l’expansion soviétique dans la région. Enfin, le mandat de François Mitterrand voit émerger de nouveaux défis avec la montée en puissance des mouvements identitaires et religieux dans le monde arabo-musulman des années 1980. Sous cette impulsion, la diplomatie française en Méditerranée se caractérise par ce que l’on pourrait qualifier d’« échec triomphal » (p. 298) : face à des enjeux sécuritaires inédits, la France voit ses capacités d’influence mises à rude épreuve, révélant ainsi les tensions internes et externes qui pèsent sur son engagement régional.
L’une des thèses centrales de l’ouvrage est que la guerre froide, plutôt que de constituer une fatalité, a offert à la France une opportunité stratégique majeure. Loin d’adopter une position passive, l’État français a su exploiter le contexte des tensions Est-Ouest pour affirmer sa souveraineté et consolider sa présence sur la scène internationale. N. Badalassi insiste sur le fait que, grâce à une utilisation habile des crises régionales, Paris a pu transformer des moments de tension en leviers à son bénéfice. La crise de Cuba, par exemple, n’est pas analysée uniquement sous l’angle d’une confrontation nucléaire, mais est ici recontextualisée comme un tournant qui a permis aux dirigeants français de repenser leur approche de la guerre froide, plus encore après la guerre d’Algérie et les indépendances : tandis que l’influence soviétique est en pleine expansion en Afrique du Nord, la Méditerranée apparaît comme un espace privilégié pour le dialogue franco-soviétique (p. 152). La France, en développant des mécanismes de surveillance et de renseignement, a pu non seulement mesurer la présence soviétique dans la région, mais aussi engager des négociations qui ont contribué à apaiser certaines tensions.
Ce prisme de lecture enrichit et nuance l’analyse de la diplomatie française, en la situant dans une dynamique internationale plus large où les rapports de force restent toujours fluctuants. Dépassant la simple position de spectatrice, la diplomatie française navigue habilement entre les stratégies clientélistes des superpuissances (p. 88) tout en cultivant des alliances stratégiques afin de se présenter comme l’« heureuse alternative » (p. 110) en parallèle du mouvement naissant des non-alignés. Cela se retrouve entre autres dans d’autres dossiers centraux comme la guerre des colonels en Grèce, le dossier maltais ou encore l’engagement français au Liban.
L’originalité de cet ouvrage réside également dans sa démarche historiographique dans le sillage de la « nouvelle histoire diplomatique ». En croisant plusieurs courants – la Global Cold War, l’histoire de la sécurité et de la coopération en Europe, et l’histoire de la politique arabe de la France – l’auteur propose une lecture multiscalaire des enjeux méditerranéens. Il remet en question les approches cloisonnées qui, jusqu’à présent, avaient tendance à traiter la politique française et la guerre froide comme des domaines distincts dès lors que la focale sortait de l’aire européenne. Au lieu de cela, l’ouvrage démontre que les dynamiques locales, régionales et globales sont indissociables. Les évolutions sociétales – de Mai 68 au nationalisme corse, en passant par les questions d’immigration, le terrorisme islamiste et les répercussions des départs des Pieds-Noirs et Harkis – participent à redessiner la politique extérieure, en y intégrant des dynamiques intérieures indissociables. Intellectuels et société civile façonnent une « expertise française de la Méditerranée » (p. 204), héritée de l’expérience coloniale, mais désormais mobilisée pour rivaliser avec le rayonnement soviétique.
L’historien ne se contente pas ici de décrire les événements, mais offre également une critique des choix politiques français. Au Quai d’Orsay, les diplomates naviguent au sein de structures institutionnelles parfois rigides, entre intérêts nationaux et ambitions globales, face à un espace méditerranéen complexe échappant aux seules logiques bipolaires de la guerre froide. Cette réflexion dévoile les défis d’une politique « indépendante, mais solidaire » (p. 113), qui aspire à redéfinir l’influence française sans rompre le cadre allié de l’OTAN. Ce faisant, il offre une nouvelle perspective sur la manière dont la France a navigué dans un contexte international complexe, mettant en lumière les interdépendances entre les différents acteurs et niveaux d’action. En s’appuyant sur une exploitation minutieuse d’archives inédites – allant des documents diplomatiques aux rapports de renseignement, en passant par la mobilisation d’archives présidentielles –, N. Badalassi parvient à déconstruire les mythes traditionnels de la guerre froide comme un affrontement inévitable entre deux titans (États-Unis et URSS) et à offrir une vision nuancée de l’évolution de la stratégie française, qui oscille entre continuité et rupture. Il met ainsi en valeur des dynamiques régionales occultées et la capacité pour les puissances moyennes à jouer un rôle dans la redéfinition des rapports de forces.
Si l’ouvrage se distingue par sa richesse analytique et son ambition de redéfinir les contours de la guerre froide, il présente néanmoins quelques limites. En cherchant à couvrir un éventail très large d’enjeux – politiques, militaires, économiques et sociétaux – l’auteur complique parfois la lecture, rendant difficile la distinction entre continuités et ruptures dans la politique française. Bien que l’accent soit mis sur les dynamiques régionales, le rôle des acteurs locaux, notamment des pays arabes et d’Israël, apparaît parfois relégué au second plan. Cette focalisation sur la stratégie française portée par les figures présidentielles et sur ses rapports avec les superpuissances minimise l’importance des perspectives locales, lesquelles mériteraient d’être davantage explorées. On notera par ailleurs la prédominance des sources françaises – même si l’auteur mobilise aussi des archives américaines et soviétiques – qui soulève la question d’un éventuel biais documentaire.
Malgré une volonté affichée de rompre avec une approche déterministe de la guerre froide, certains passages tendent à présenter les évolutions comme l’aboutissement inéluctable d’une logique préexistante, occultant ainsi les ruptures et les contingences historiques. Néanmoins, N. Badalassi lui-même reconnaît ces défis et ouvre la voie à de futures recherches, notamment sur l’influence des réseaux d’experts, la coopération franco-allemande en Méditerranée ou encore l’impact des mouvements identitaires et environnementaux sur la diplomatie française. Il invite ainsi à repenser la guerre froide non pas comme une confrontation binaire figée, mais comme un ensemble de relations en constante évolution, où la France a su, en toute indépendance, jouer un rôle déterminant dans la redéfinition des équilibres internationaux de la seconde moitié du XXe siècle.
par , le 17 mars
Louise-Marie de Busschère, « L’autre guerre froide », La Vie des idées , 17 mars 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-autre-guerre-froide
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