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Dossier : Faut-il avoir peur de la révolution numérique ?

L’ascension politique du big Tech
Entretien avec Allison Stanger


par Jules Naudet , le 8 juin 2022
traduit par Ariel Suhamy
avec le soutien de CASBS



L’évolution technologique a dépassé le droit existant, créant un vide de gouvernance. Le besoin urgent d’un renouvellement des réglementations conduira probablement à des systèmes autonomes et clos, et augmentera encore la fragmentation de l’ordre mondial.

Cette publication s’inscrit dans notre partenariat avec le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences. Tout la liste est consultable ici.

Allison Stanger est titulaire de la chaire Russell Leng ‘60 de politique internationale et d’économie au Middlebury College. Elle est également professeur externe et membre du Conseil scientifique du Santa Fe Institute. Elle est l’auteur de Whistleblowers : Honesty in America from Washington to Trump (Yale University Press, 2019) et One Nation Under Contract : The Outsourcing of American Power and the Future of Foreign Policy (Yale University Press, 2009). Elle a codirigé (avec W. Brian Arthur et Eric Beinhocker) Complexity Economics (SFI Press, 2020). Elle a obtenu son doctorat en sciences politiques à l’Université de Harvard, où elle a passé l’année universitaire 2019-20 en tant que technology and human values senior fellow au Edmond J. Safra Center for Ethics. Elle est l’une des coauteurs de la feuille de route du Centre sur la résilience en cas de pandémie et est conseillère principale du Hannah Arendt Humanities Network. Allison Stanger a été titulaire de la chaire Cary et Ann Maguire en éthique et histoire américaine à la Bibliothèque du Congrès et boursière du CASBS en 2020-21.

En tant que chercheuse affiliée au CASBS, Allison Stanger travaille sur un livre provisoirement intitulé Who Elected Big Tech ? Elle codirige également, avec James Guszcza, l’initiative Theory of AI Practice. Elle étudie notamment l’impact de l’innovation technologique sur la durabilité de la démocratie, et les préjugés que nos paradigmes théoriques pour penser les marchés mondiaux et la gouvernance nationale peuvent faire peser sur nos observations et nos valeurs.

La Vie des idées : Le flux continu d’innovations technologiques dans le sillage de la révolution internet a progressivement transformé la façon dont nous naviguons dans le monde d’aujourd’hui. De l’information circulant à grande vitesse à la surabondance de contenu, des cookies à la surveillance perpétuelle des comportements, de la banque en ligne aux bitcoins, du télétravail aux perspectives d’un monde de réalité virtuelle omniprésent, il semble que les cadres et les structures du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui subissent des transformations radicales. Comment caractériseriez-vous ce moment précis de l’histoire dans lequel nous nous trouvons ?

Allison Stanger : Nous vivons une période de transition multidimensionnelle. Dans notre économie mondiale, nous assistons à un changement de l’équilibre des pouvoirs entre les gouvernements nationaux et les sociétés multinationales. Dans le monde libre, le pouvoir est passé des mains du gouvernement à celles du Big Tech.

La communauté scientifique et le grand public sont de plus en plus conscients que la technologie offre des possibilités sans précédent, tout en portant atteinte à la vie privée, à l’équité et aux valeurs démocratiques. Ce que l’on sait moins, c’est qu’un changement sans précédent dans l’équilibre des pouvoirs entre l’industrie multinationale et les gouvernements nationaux a été une condition nécessaire à ces nouveaux défis. S’il n’en était pas ainsi, comment un président américain librement élu pourrait-il être réduit au silence par Google, Twitter et Facebook ? Comment Instagram et Facebook pourraient-ils être accusés de causer sciemment du tort aux adolescents sans être sanctionnés par les pouvoirs publics ? Dans notre vie quotidienne, nous passons d’une dépendance à l’internet, autrement appelé Web2, au Metaverse, un monde Web3. Les crypto-monnaies adossées à des blockchains constituent une architecture primaire dans cet univers émergent. Nous ne faisons qu’entrevoir où cela nous mènera. La meilleure façon d’y penser est de comprendre que la création de valeur découle des applications construites pour chaque monde. Tout comme Facebook qui s’est fait connaître en s’appuyant sur internet, une nouvelle entreprise va bouleverser notre monde en prenant appui sur les blockchains.

La vie des idées : L’anthropologie structurelle a classiquement formulé l’hypothèse d’une homologie ou d’une correspondance entre, d’un côté, le monde physique construit dans lequel nous vivons et, de l’autre, la disposition des groupes sociaux et les « formes de classification » à travers lesquelles nous nous percevons et percevons le monde. Iriez-vous jusqu’à étendre cette analogie à la conception architecturale de nos structures numériques ? Dans quelle mesure diriez-vous que les systèmes informatiques, l’internet, les médias sociaux, les smartphones, etc. transforment la manière dont nous donnons un sens au monde dans lequel nous vivons et la manière dont nous essayons d’agir dans ce monde ?

Allison Stanger : Il est tout à fait exact que l’innovation technologique transforme la façon dont nous donnons un sens à notre monde et dont nous interagissons avec lui. Pour reprendre la comparaison entre le Web2 et le Web3, il s’agira probablement de deux mondes très différents. Dans le premier, la force homogénéisante de la mondialisation semblait irrésistible. Dans le second, la mondialisation a peut-être atteint ses limites naturelles, car les gens ordinaires se rebellent à juste titre contre l’insignifiance manifeste d’un monde doté d’une culture mondiale, contre laquelle s’opposent des forces abstraites venues de l’extérieur. Il n’est pas surprenant que la Chine autocratique ait interdit les crypto-monnaies, ce qui signifie que les citoyens chinois ont peu de chances de connaître un monde dans lequel n’importe qui peut lancer une crypto-monnaie et une chaîne de blocs. Nous allons assister à une bifurcation du Web3 en systèmes fermés, comme la façon dont l’IA est actuellement déployée en Chine, et en systèmes ouverts, comme ceux que l’on trouvera dans le monde libre. Heureusement, nous avons appris que nous ne pouvons pas simplement laisser la technologie perturber notre monde existant sans nous efforcer de canaliser sa trajectoire de manière socialement constructive, car cet échec a eu des conséquences néfastes dans le monde du Web2. Au contraire, nous devrons redoubler d’efforts pour intervenir avant que les conséquences négatives et involontaires de l’innovation technologique commencent à étouffer les valeurs auxquelles nous tenons, comme la liberté, l’égalité et la démocratie libérale.

Nous devrions commencer à poser des questions telles que : comment l’Amérique en est-elle arrivée au point où les grandes entreprises technologiques ont assumé la responsabilité de faire respecter l’ordre public national (par exemple, en bannissant Donald Trump de leurs plates-formes) lorsque Washington a échoué ? Quelles conséquences pour la justice sociale découlent de ce transfert de pouvoir dans une économie mondiale faite de multinationales et de main-d’œuvre diversifiée ? À l’ère de l’IA, le monde libre traverse un moment propice à une théorisation politico-économique sans équivalent depuis l’ère des révolutions démocratiques et communistes.

La Vie des idées : La matérialité du « vieux » monde devient-elle obsolète en raison de nos nouvelles façons de vivre le monde ? Comment abordez-vous les craintes de ceux qui voient un danger dans le fait de passer au tout virtuel et de devenir étranger à la réalité ?

Allison Stanger : S’il y a quelque chose que la pandémie a appris aux éducateurs, c’est bien que rien ne remplace l’interaction en face à face avec d’autres êtres humains. C’est ainsi que nous apprenons et grandissons de manière optimale. En même temps, je vois une énorme opportunité dans les formes hybrides de communication virtuelle et 3D dans l’enseignement supérieur. En mars 2020, par exemple, je donnais mon cours sur la politique des réalités virtuelles à Harvard, et ma classe a dû passer du jour au lendemain d’un séminaire en présentiel à une expérience en Zoom. Comme nous avions déjà établi une communauté d’apprentissage en face à face, cette transition n’a pas été douloureuse. Si le cours avait été entièrement en ligne dès le départ, cela aurait été tout différent. La flambée des prix de l’enseignement supérieur et les nouvelles technologies de conversation virtuelle, telles que Zoom, ont clairement montré que l’enseignement supérieur aux États-Unis est prêt à être bouleversé. Les grands gagnants seront ceux qui sauront naviguer de manière créative dans des environnements hybrides, certaines parties de l’apprentissage se déroulant de manière asynchrone (comme avec des cours enregistrés), d’autres en temps réel sur Zoom (un environnement virtuel) et d’autres encore en mélangeant Zoom et cours en classe, ce qui était un format typique de mes cours ce printemps, avec tant d’étudiants qui ont contracté le COVID, bien que vaccinés et vitaminés.

Grâce à une expérimentation contrainte, nous apprenons ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Ce qui est clair, c’est que la santé mentale des étudiants se dégrade lorsque les cours sont entièrement en ligne. C’est pourquoi je dis que les approches hybrides créatives d’apprentissage à distance et en personne finiront par s’imposer. Mais on a beau dire, le virtuel ne vaut pas, même avec les plus belles photographies et les paysages en 3D, le fait de se retrouver dans la nature et faire l’expérience du monde à travers nos cinq sens. Les êtres humains ont de tout temps trouvé la paix en communiant avec la nature et les autres en temps réel, et je ne pense pas que cela change de sitôt.

La Vie des idées : Comment vos recherches aident-elles à comprendre ou à gérer les conséquences de ces transformations ? Que nous apprennent-elles des effets que ces changements causent à notre vie quotidienne ?

Allison Stanger : J’écris actuellement un livre intitulé Who Elected Big Tech ? Il s’agit d’une histoire politique de l’évolution de l’équilibre des pouvoirs entre trois géants de la technologie (Amazon, Facebook et Google) et le gouvernement, de 2002, année où Facebook est devenu public, à l’insurrection du 6 janvier et ses conséquences immédiates. Un épilogue propose une réflexion sur le terrain dans le rétroviseur et sur la route à suivre. Plutôt que de ressasser les accusés habituels – un parti républicain en pleine dérive, la polarisation politique, le rôle des médias sociaux dans la montée des conflits –, Who Elected Big Tech ? raconte l’histoire de l’ascension du Big Tech vers le pouvoir politique, à la fois du point de vue des dirigeants de Facebook, Google et Amazon et de certains employés sous-représentés dans le rang de la main-d’œuvre à dominante masculine de chaque entreprise. Nous avons besoin des deux perspectives pour comprendre comment Big Tech a fait la lumière sur Donald Trump, mais pas sur l’environnement de travail de ses propres employés.

En cherchant comment nous en sommes arrivés au point où les entreprises ont dû intervenir pour faire le travail du gouvernement, le livre montre que ce ne sont ni la taille ni le monopole qui constituent le principal problème. C’est le modèle commercial axé sur la publicité qui tire son profit de manipulations étrangères qui sapent sournoisement la stabilité démocratique, créant un compromis inéluctable entre le profit mondial et la sécurité américaine. Mon livre se concentre sur l’équité et la gouvernance, en plaçant ces questions dans un contexte géopolitique plus large et en considérant leurs implications au regard du premier amendement et en termes d’égalité de protection. Il aborde la question de la technologie et de la politique comme un problème qui doit être résolu à l’ère du pouvoir des entreprises transnationales et de l’autoritarisme numérique.

En dépit de cette réalité, Washington tente actuellement de maîtriser les nouveaux pouvoirs du Big Tech avec les outils d’une époque révolue. Les deux parties portent des lunettes qui ont besoin d’être mises à jour. Big Tech est un terme mal choisi, car chacun de ces mastodontes est différent. De plus, le deuxième âge d’or ne ressemble pas au premier, car les Big Tech et leurs chaînes d’approvisionnement sont des entreprises mondiales qui, dans de nombreux cas, offrent des services gratuits en échange de données. Dans ce contexte, des approches dépassées marginaliseront involontairement la voix des citoyens et nuiront davantage à la démocratie, tant dans l’arène publique qu’au sein de ces entreprises.

La Vie des Idées : Le fait que les grandes entreprises technologiques et les États aient accès à une sorte de panopticon crée-t-il une réelle menace pour la démocratie ? Voyez-vous des moyens par lesquels ces nouvelles technologies pourraient plutôt donner du pouvoir aux citoyens et consolider la démocratie ?

Allison Stanger : Ce n’est pas le panopticon qui menace le monde libre. Cette figure décrit plutôt la situation dans laquelle se trouvent actuellement les Russes et les Chinois. Aux États-Unis, l’évolution technologique a tout simplement dépassé la loi existante, créant un vide de gouvernance qui n’est pas ce que veut le Big Tech. C’est pourquoi vous voyez Facebook diffuser des tribunes dans des organes de presse que l’élite de Washington lit et qui demandent une réforme de la section 230 de la loi sur les télécommunications. Oui, aux États-Unis, Facebook fait ouvertement pression pour être réglementé !
De plus, ce sont les entreprises qui détiennent la grande majorité des informations personnelles des Américains, et non le gouvernement fédéral, malgré ce que certains conspirationnistes de gauche et de droite pourraient suggérer. En gros, nous sommes dans une situation où ce que nous voulons en tant que consommateurs (des produits de médias sociaux gratuits) s’est avéré mauvais pour nous en tant que citoyens (dans la mesure où ces mêmes produits nous manipulent avec des données que nous avons volontairement partagées). Nous pouvons soutenir la démocratie en militant simplement pour que le gouvernement fasse son travail et protège les élections libres de toute ingérence étrangère.

La situation en Europe est plus complexe, car comme la NSA aime à le répéter, « le quatrième amendement ne s’étend pas aux étrangers ». Autrement dit, la Constitution américaine protège le droit à la vie privée des citoyens américains, mais pas celui des Européens. C’est pourquoi les réformes européennes telles que le GDPR sont des innovations bienvenues. Ce que j’aimerais voir, c’est que les États-Unis étendent le quatrième amendement aux citoyens des pays alliés de l’OTAN, afin de favoriser une collaboration accrue dans la lutte pour la liberté contre l’autocratie. L’invasion de l’Ukraine a été un événement tragique, mais le courage des Ukrainiens a aidé l’Occident à se rappeler ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise. Mon espoir est que nous puissions maintenir cet élan de coopération, car l’avenir de la liberté en dépend.

par Jules Naudet, le 8 juin 2022

Pour citer cet article :

Jules Naudet, « L’ascension politique du big Tech. Entretien avec Allison Stanger », La Vie des idées , 8 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-ascension-politique-du-big-Tech

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