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Recension Histoire

L’amour par-delà la ligne de couleur

À propos de : Martha Hodes, La femme du capitaine. Guerre, amour et race dans l’Amérique du XIXe siècle, Anacharsis


par Hélène Le Dantec-Lowry , le 5 septembre 2019


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Grâce à la découverte d’une riche correspondance, Martha Hodes raconte l’histoire d’une Américaine ordinaire, ouvrière blanche à l’époque de la guerre de sécession. À ceci près que cette femme a épousé un capitaine de marine noir. Le genre de la biographie historique s’en trouve considérablement renouvelé.

Eunice Richardson Stone Connolly, le sujet de ce livre, est une femme blanche née en 1831 dans une ferme du Massachussetts. Elle connait des années de pauvreté comme ouvrière dans une manufacture textile puis couturière, lavandière et domestique, avant de suivre son mari, William Stone, dans le Sud à l’aube de la guerre de Sécession (1861-65). Veuve, elle épouse ensuite William Smiley Connolly, un navigateur noir originaire des Îles Caïmans, avant de mourir avec époux et enfants lors d’un ouragan qui frappe cette région en 1877. Spécialiste du XIXe siècle, l’historienne américaine Martha Hodes raconte l’histoire de cette femme dans cet ouvrage paru aux États-Unis en 2006 et traduit récemment en français. En se concentrant sur la vie d’Eunice, semblable à celle de bien des Blanches pauvres au XIXe siècle mais remarquable en raison de son mariage avec un Noir, Martha Hodes offre des pages particulièrement réussies sur l’histoire des ouvrières et leur lutte pour la survie, sur les solidarités familiales et sur les relations raciales aux États-Unis et sur l’île de Grand Cayman. Ce récit, particulièrement bien mené, apporte avec bonheur à l’approche biographique en histoire, y compris par des réflexions régulières par l’auteure sur sa démarche pour contextualiser des sources primaires parfois incomplètes.

Une histoire « vue d’en bas »

Au fil du livre, nous découvrons la vie des fermiers et des petits artisans de la Nouvelle-Angleterre, contraints à partir en ville ou dans le Sud pour améliorer leurs conditions. Ils se déplacent au fil des opportunités de travail, des problèmes divers (la crise 1857 anéantit les projets d’Eunice et de William de construire une maison) et mus par l’espoir d’une vie meilleure. Les femmes de condition modeste, et c’est là l’un des aspects les plus réussis du livre, rêvent, elles d’un mariage avantageux qui leur permettrait d’échapper à une vie difficile et parfois miséreuse. Elles sont toutefois confrontées à l’alcoolisme des hommes (cas du père d’Eunice) ou à des revenus masculins insuffisants et doivent travailler depuis chez elles ou dans les manufactures, sans garantie de revenus suffisants. Ce travail est pénible, que ce soit le tressage de chapeaux à domicile pour des sommes dérisoires, les emplois de domestiques pénibles et humiliants, ou le travail dans les manufactures qui conduit au nécessaire placement des enfants et à la vie en dortoir, où le paternalisme domine. Les Américaines s’y trouvent en concurrence avec les immigrées irlandaises, aussi mal considérées que les Noirs.

Du Nord au Sud

William Stone s’installe dans le Sud en 1859, à Mobile, en Alabama, à la suite de la sœur d’Eunice, Ellen, et de son mari, Dudley Merril, sans avoir conscience ni des signes de divergence croissants entre le Nord industrialisé et le Sud esclavagiste, ni des inégalités sociales et économiques frappantes subies par les Noirs du Sud, au moment où le Nord se rallie aux idées abolitionnistes, même si la peur du métissage et des relations entre hommes noirs et femmes blanches y prévaut (p. 87-88). Eunice rejoint son époux en 1860, à l’aube de la guerre de Sécession. Le conflit déchire la famille puisque la sœur, le beau-frère et le mari d’Eunice prennent parti pour les sécessionnistes et que les deux hommes s’engagent dans cette guerre fratricide du côté des Confédérés, quand deux autres frères d’Eunice, Luther et Henry, se battent avec le Nord.

Dans ses lettres, Eunice affirme son soutien à l’Union, à l’encontre des choix de son mari, démontrant par-là des velléités d’indépendance inhabituelles pour une Américaine de sa classe. Martha Hodes explique ce choix par l’appartenance religieuse de la jeune femme, passée du congrégationalisme à l’église universaliste qui, avec d’autres confessions, prônait l’abolitionnisme et, surtout, adressait ses « appels égalitaristes aux personnes ordinaires, y compris à la classe ouvrière du Nord » (p. 108). Eunice et sa sœur s’éloignent également sous l’effet de visions différentes des Noirs : le mari d’Ellen réussit mieux socialement que William et elle-même apprécie son statut de femme blanche dans un Sud qui considère les esclaves comme des êtres inférieurs. Les différences sociales entre sœurs accroissent leurs divergences sur la guerre, Eunice écrivant à sa mère, « je suis avec le Nord […] mais je dois le garder pour moi » (p. 122). Les frères restés au Nord, eux, se sont engagés pour « défendre l’Union et le travail libre, et non pour se battre contre l’esclavage » (p. 152), comme beaucoup de Nordistes.

Ce désir de faire ses propres choix, « hors des conventions » (p. 142), même à l’encontre des normes genrées de son époque, se manifeste à nouveau quand Eunice, seule avec son fils et enceinte de sept mois, décide de retourner au Nord en décembre 1861. Elle se trouve alors tributaire de l’aide familiale et dans une situation d’appauvrissement grandissant, aggravée par la mort de son mari au front. Sa dépendance économique la maintient « aux confins de la respectabilité ». Les lettres d’Eunice expriment son désarroi et même une dépression profonde (p. 201).

Un mariage entre une Américaine blanche et un Caribéen noir

Le rétablissement d’Eunice est dû à un événement extraordinaire pour l’époque : la cour que lui fait Smiley Connoly, un Caribéen noir de classe supérieure, qui se termine par leur mariage en 1869. Les lettres de Smiley et d’Eunice à la famille de la jeune femme dénotent un amour profond. Ainsi, à propos de la couleur de peau de son mari Eunice écrit : « ce n’est pas ce que je vois quand je le regarde, je cherche un regard amoureux que je rencontre toujours » (p. 242).

Son choix très inhabituel d’épouser un homme noir tient largement à l’amour qu’elle lui porte même s’il relève sans doute également de considérations économiques. Capitaine et propriétaire d’une flotte et de terrains à Grand Cayman, Smiley est un homme aux revenus conséquents. L’épouser permet à Eunice de réaliser son rêve, partagé avec ses consœurs ouvrières : avoir un mari aux revenus suffisants pour pouvoir rester à la maison et tenir son foyer. En épousant un homme noir, Eunice remet en cause la « ligne de couleur » qui régit les relations entre Noirs et Blancs aux États-Unis. Dès l’époque coloniale des lois ont interdit les unions interraciales et, si certains États les ont abolies au XIXe, elles ont été pérennisées dans le Sud, en même temps que la suprématie blanche y prenait pied, quelques années après la fin de la guerre de Sécession. Durant la guerre, un discours pseudoscientifique établissant la supériorité de la « race blanche » et la nécessité d’en sauvegarder la pureté se répand aux États-Unis et est repris à partir des années 1880 dans le discours politique – il s’agit alors de préserver l’union du pays plus que de se soucier du sort des anciens esclaves –, par les historiens et dans la publicité. En Nouvelle-Angleterre, les Blancs « affichaient clairement leur rôle dans l’éradication de l’esclavage sans pour autant admettre les principes de l’égalité raciale » (p. 222). Dans ce contexte, le mariage d’Eunice ne peut que conduire à « son déclassement social » (226).

Le mariage d’Eunice et de Smiley ne peut perdurer que grâce à l’installation du couple dans les Îles Caïmans, placées sous la couronne britannique, où la hiérarchie entre Noirs, Créoles et Blancs se définit, de manière bien plus fluide et complexe qu’aux Etats-Unis, selon la couleur de peau, mais aussi le degré de métissage et le statut social. Eunice se retrouve éloignée de sa famille : si son union avec Smiley a reçu l’approbation de sa mère et d’une partie de ses sœurs, elle est profondément blessée par le rejet de ceux qui, dans sa fratrie, ont le mieux réussi socialement : ce mariage si peu respectable met leur ascension sociale en péril. Les dernières lettres d’Eunice établissent pourtant son bonheur conjugal, malgré la mort de son fils Clarence, d’une maladie. Smiley correspond davantage que William Stone aux qualités requises d’un mari selon le code victorien : par ses attentions, le soin accordé aux enfants d’Eunice et à leurs deux filles et par sa capacité à leur assurer des revenus enviables et à permettre à son épouse d’être femme au foyer, il correspond au mari idéal.

Complexifier un récit lacunaire

Ce récit biographique a été reconstitué à partir de 500 lettres pour la plupart écrites par Eunice à sa famille. La correspondance est alors une pratique répandue en Nouvelle-Angleterre où le taux d’alphabétisation est élevé et n’est pas le seul apanage des classes aisées. Martha Hodes a fait un travail admirable pour combler les manques dus à des lettres qui ont disparu, à des informations souvent imprécises ou lacunaires. Pour ce faire, elle a consulté divers documents d’archive (cadastres, registres municipaux et religieux, documents d’entreprises), des lettres et des journaux locaux, aux États-Unis et sur l’île du Grand Cayman. Elle a confronté les faits mentionnés dans les lettres aux informations données par les publications de l’époque (récits de voyage, romans, essais…) et rencontré des descendants des familles au centre de l’histoire. Le dernier chapitre explique la démarche de l’historienne pour retrouver les lieux (maisons, cimetières, églises) et les témoins associés aux familles Richardson et Connolly, dans une quête mémorielle qui apporte une dimension émotionnelle à son travail.

Martha Hodes admet avoir dû régulièrement « extrapoler à partir du sens littéral qu[’elle] a pu trouver dans les lettres » et employer régulièrement « des expressions comme ‘peut-être’, ‘éventuellement’ et ‘probablement’ ». Elle précise toutefois qu’elle « propose l’artisanat de la pratique historienne, secondé, par l’art de la supposition » (p. 38-39). La femme du capitaine ressemble par certains côtés à une fiction historique, à un roman d’aventures même ; il peut d’ailleurs être lu ainsi par les lecteurs moins intéressés par les analyses de l’historienne. Toutefois, le travail de grande ampleur pour combler les vides et omissions relève bien d’un travail historique minutieux.

Conclusion

Le livre de Martha Hodes, fort bien écrit et judicieusement illustré de documents iconographiques, reconstitue une histoire familiale complexe à partir de documents incomplets. L’historienne a donc pour une part recours à la spéculation, mais après tout, c’est aussi le propre d’un récit biographique. En paraphrasant Ivan Jablonka, on peut dire que concilier sciences sociales et création littéraire renforce ici la scientificité de la recherche (L’histoire est une littérature contemporaine, Seuil, 2014). On peut douter parfois de quelques interprétations : Martha Hodes pense par exemple que la fille d’Eunice, née, selon l’état-civil, de son mariage avec son premier mari, serait peut-être le fruit d’une aventure avec Smiley Connolly, éventuellement rencontré dans le Sud, à une époque où les relations interraciales étaient pourtant strictement contrôlées et fortement critiquées, particulièrement dans le Sud esclavagiste et d’autant plus pour une femme mariée. Malgré cette réserve, La femme du capitaine est un ouvrage largement réussi. Il inscrit avec succès l’histoire d’Eunice dans un contexte riche marqué par l’industrialisation progressive du Nord, la question de l’esclavage et la guerre de Sécession, de même que les débats engendrés par la réunion du Sud et du Nord pendant la période de la Reconstruction (1865-1877), et notamment la minimisation progressive de l’émancipation des esclaves au profit d’un discours blanc dominant.

Martha Hodes, La femme du capitaine. Guerre, amour et race dans l’Amérique du XIXe siècle, traduit de l’anglais par Julia Burtin, Anacharsis, 2019. 400 p., 23€.

par Hélène Le Dantec-Lowry, le 5 septembre 2019

Pour citer cet article :

Hélène Le Dantec-Lowry, « L’amour par-delà la ligne de couleur », La Vie des idées , 5 septembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-amour-par-dela-la-ligne-de-couleur-4508

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