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L’amour made in France
Entretien avec Marilyn Yalom


par Ivan Jablonka & Marie-Pierre Ulloa , le 20 décembre 2013


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L’amour a-t-il été inventé par les Françaises ? Le sein est-il un objet érotique, maternel, politique ? Marilyn Yalom, spécialiste de littérature et du genre, offre des réponses inattendues à ces questions en croisant les perspectives française et américaine.

Marilyn Yalom est une spécialiste des études sur le genre et de la culture et enseigne à l’université de Stanford. Son premier séjour en France date de 1952, alors qu’elle participait à un échange universitaire entre la Sorbonne et Wellesley College. Son histoire d’amour avec la France n’a cessé depuis. Elle a notamment publié Blood Sisters. The French Revolution in Women’s Memory (Basic Books, 1993) et Le Sein, une histoire (Galaade, 2010).

Nous l’avons rencontrée à l’occasion de la sortie en France de son dernier ouvrage, Comment les Français ont inventé l’amour (Galaade Editions 2013) : à travers une étude de grands textes littéraires, c’est à une histoire de l’amour à la française que l’historienne américaine nous convie.

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Transcription intégrale de l’entretien

La Vie des Idées : Y a-t-il un amour « à l’américaine » et un amour « à la française » ?

Marilyn Yalom : Oui, je crois qu’il y a des différences entre l’amour à la française et l’amour à l’américaine. En France, il y a le mélange du corps et du cœur, avec un accent mis sur la sensualité et l’amour romantique. Aux États-Unis, le cœur est important – le corps vient après –, ainsi que ce que l’on appelle la « compréhension » au sein du couple. Je dirais qu’il y a plus de mystère dans le couple français que dans le couple américain. On essaie d’être plus transparent dans le couple américain, où il est de bon ton de tout se dire – ce qui n’est pas le cas en France.

La Vie des Idées : En lisant le titre français de votre livre, Comment les Français ont inventé l’amour (Galaade, 2013), puis le livre lui-même, on ne peut s’empêcher de penser que le titre aurait pu être Comment les Françaises ont inventé l’amour. En effet, l’histoire de l’amour semble avoir été écrite par des femmes françaises depuis le XIIe siècle.

Marilyn Yalom : Les femmes ont joué un rôle capital dans l’invention de l’amour et dans le développement de cette idée. Très tôt, on a eu des femmes troubadours et des écrivaines, comme Marie de France. En ce sens, les Françaises ont joué un rôle très important. De plus, dès le XIIe siècle, la femme est au centre de l’idée de l’amour, non seulement comme objet du désir de l’homme, mais aussi comme sujet de son propre désir.

Ceci, à mon avis, opère une distinction très nette entre l’amour à la française et l’amour dans d’autres pays (comme en Italie, en Allemagne ou en Angleterre). Les Français n’ont pas de mythe autour de Béatrice ou autour de l’éternel féminin, comme chez Goethe. Non ! On a des femmes, dans la littérature – et, espérons, dans la vie aussi –, à la sexualité en éveil comme Yseult, Guenièvre, jusqu’aux femmes de Marguerite Duras.

Source : flickr

La Vie des Idées : Au XIXe siècle, Emma Bovary apprend l’amour dans les romans. Vous évoquez le fait que le cinéma a repris le flambeau du roman en tant que véhicule de représentation de l’amour, tant en France qu’à l’étranger. Quant à Internet, il met aujourd’hui en forme les relations amoureuses. Pourriez-vous revenir sur ces mutations ?

Marilyn Yalom : Pendant toutes les périodes de l’histoire, c’est par ces formes-là – le roman, le film et maintenant Internet – qu’on apprend l’amour. Par eux, on apprend à se comporter en amoureux. Bien sûr, quand on pense à Madame Bovary, elle qui avait lu des romans romantiques, elle s’était fait une idée de ce que devait être un amant. Il faut d’abord avoir un amant, comme elle le dit à un moment donné : « Enfin, j’ai un amant ! »

Cette idée – ce trio, composé du mari, de l’épouse et de l’amant – remonte au Moyen Âge. C’est un des grands mythes de la littérature, un mythe qui pénètre dans la mentalité du temps et surtout dans la mentalité de cette pauvre femme-là. Nous connaissons l’œuvre de René Girard, pour qui le désir est mimétique : on imite le désir qu’on trouve soit dans des romans, soit dans des films, soit sur Internet.

La Vie des Idées : Vous avez écrit une passionnante histoire du sein. Le sein, lui aussi, est un objet historique, au croisement de l’érotique et du maternel. Aujourd’hui, les seins peuvent s’exhiber, mais aussi servir d’instrument politique.

Marilyn Yalom : Je voudrais revenir sur un autre livre que j’ai fait avant Le Sein. C’est un livre sur la Révolution française vue à travers les mémoires de femmes. Puisque je ne connaissais rien au XVIIIe siècle dans son aspect politique, j’ai été touchée par l’importance du sein à cette époque. Dans le travail d’Élisabeth Badinter, j’ai découvert que les femmes d’une certaine classe sociale ne donnaient pas le sein à leurs enfants et que le sein était devenu un objet politique pendant le XVIIIe siècle. Chaque fois que j’ai trouvé l’image du sein comme objet politique – jusqu’à la Révolution et même après –, j’ai pris des notes. Voilà le commencement de mon livre sur le sein.

Je savais dès le début que ce livre aurait un chapitre sur le sein politique et, puisque j’ai eu la possibilité d’y mettre des images, j’ai montré celle de La République de Daumier, ainsi que le fameux tableau de Delacroix sur la révolution de 1830.

Source : wikipedia

Source : flickr

J’ai repris ce thème et je l’ai appliqué aux luttes des femmes pendant les années 1960, 1970 et 1980 ; des femmes qui, dans les manifestations pour la recherche sur le cancer du sein ou pour le planning familial, ont voulu montrer le sein nu, leur poitrine. Elles ont profité de cet élément de choc. C’est ce qui se passe avec le groupe des Femen, à cette différence près qu’aujourd’hui, il faut aller un peu plus loin qu’à l’époque pour qu’on réagisse.

La Vie des Idées : Peut-on violenter le sein ? Pour certaines, le soutien-gorge est une violence faite au sein ; pour d’autres, c’est le piercing ou la chirurgie mammaire. Toutes ces modifications du sein nous parlent de notre relation intime au corps.

Marilyn Yalom : La violence faite au sein se voit dans la pornographie. Ma définition personnelle de la pornographie, c’est la combinaison de la sexualité et de la violence. Sans violence, ce serait un film érotique ou de la littérature érotique. Personnellement, quand je vois des hommes, dans des magazines pornographiques, qui plantent des aiguilles dans le sein d’une femme, c’est de la pornographie pure, de la violence nette.

Concernant le soutien-gorge, à mon avis, ce n’est pas une vraie violence. Il y a des femmes qui aiment bien porter un soutien-gorge, d’autres qui ne veulent pas d’armatures (j’adore le mot français « armature » !), et d’autres qui veulent bien porter tout ce qui permet d’avoir un beau décolleté.

Quant à la chirurgie mammaire, là aussi, il faut faire la distinction entre les femmes qui ont perdu un sein (ou deux) et qui voudraient avoir une reconstruction, celles qui ont des seins très lourds et qui ne veulent plus être embêtées et, bien sûr, celles qui voudraient avoir une poitrine plus importante. Là-dessus, je ne dis rien.

La Vie des Idées : Vous citez un sondage comparatif sur les seniors américains et français, âgés de 50 à 64 ans. À la question « L’amour peut-il exister sans une vie sexuelle épanouie ? », seuls 34 % des Français répondent par l’affirmative, contre 83 % des Américains. La maternité et l’âge affaiblissent-ils la relation érotique ?

Marilyn Yalom : Je crois qu’il y a une différence entre l’idéal français et l’idéal américain. Pour la Française, l’épouse compte peut-être avant la mère. Du moins, les Françaises – aussi bien que les Français, j’espère – veulent garder quelque chose de spécial dans le couple. La femme, une fois mère, fait alors de son mieux pour garder ce mystère, cet aspect romantique dans le couple. Je dirais que, pour l’Américaine, une fois devenue mère, c’est la maternité qui l’emporte sur le mariage.

Quant à la question de l’âge, là aussi, il y a une différence. Dans mon livre, je pose cette question : pour des gens entre 50 et 64 ans, l’amour véritable peut-il exister sans une vie érotique ? Les Français disent non. Un tiers de la population interrogée, au maximum, accepte cette idée-là, tandis que plus de 80% des Américains disent : « Oui, l’amour peut exister sans ce côté sexuel ».

Concernant votre question sur l’âge, oui, l’amour peut durer toute la vie. Bien sûr, avec l’âge, le corps ne fonctionne plus comme dans la jeunesse, mais ça ne veut pas dire que l’amour disparaît. J’ai beaucoup aimé ce film Amour, qui a gagné le prix du meilleur film étranger aux États-Unis. On y voit l’amour même dans des conditions déplorables et pénibles, quand la femme subit toutes les humiliations de l’âge. Mais on sent l’amour dans ce couple, alors que chacun des deux a dépassé 80 ans. Je crois que l’amour reste toujours sensuel jusqu’à la fin, même s’il n’est plus sexuel.

Transcription : Silvan Giraud

par Ivan Jablonka & Marie-Pierre Ulloa, le 20 décembre 2013

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka & Marie-Pierre Ulloa, « L’amour made in France. Entretien avec Marilyn Yalom », La Vie des idées , 20 décembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-amour-made-in-France

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