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Recension Histoire

L’administration des grossesses

À propos de : F. Cahen, Gouverner les mœurs. La lutte contre l’avortement en France, 1890-1950, Ined, et F. Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel.


par Caroline Muller , le 6 décembre 2017


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Alors que, au début du XXe siècle, l’avortement a été réprimé en métropole sur fond de politique nataliste, il a été encouragé par les autorités dans l’île de La Réunion après 1945. Ces pratiques éclairent la construction d’un biopouvoir au croisement du genre, de la classe et de la race.

Depuis 2015, la question de l’accès à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) connaît une nouvelle actualité. En 2015 et 2016, la remise en cause de ce droit a provoqué des manifestations dans plusieurs pays d’Europe, à l’exemple de la Pologne ou de l’Espagne. La mort récente de Simone Veil, qui avait en 1975 porté la loi de dépénalisation de l’avortement, a suscité de multiples hommages, certains émanant d’anciens adversaires, d’« entrepreneurs de lutte » contre le droit à l’IVG, pour reprendre l’expression utilisée par Fabrice Cahen dans son livre Gouverner les mœurs. La lutte contre l’avortement en France, 1890-1950. Au même moment, le livre de Françoise Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, rappelle que des avortements forcés ont eu lieu à La Réunion en 1970.

Une thèse et un essai

Ces deux ouvrages s’attachent à décrire deux modalités opposées de l’action publique. Le livre de Fabrice Cahen décrit la politisation de l’avortement sur fond de politique nataliste, puis la construction et le renforcement d’une législation répressive. À l’inverse, Françoise Vergès révèle la façon dont l’avortement a été encouragé par les autorités publiques dans l’île de La Réunion, au point que des médecins aient estimé légitime de pratiquer des avortements non consentis.

Ces deux études portent cependant des projets différents. L’ouvrage de Fabrice Cahen est tiré d’une thèse soutenue en 2011, et son propos s’appuie sur une documentation large et variée. Son travail constitue un « modèle d’analyse de la construction des problèmes publics » (p. 11). Dans un champ historiographique déjà bien balisé, il propose une enquête historique qui privilégie la perspective de l’État (p. 25) et cherche à comprendre quels sont les réseaux qui ont œuvré à la politisation de la question, leurs motivations et leurs moyens. Françoise Vergès cherche elle aussi à décentrer le regard, montrant comment l’observation des politiques menées dans les DOM-TOM dévoile la persistance d’une pensée coloniale des corps, particulièrement du corps des femmes. Son travail, « délibérément hybride, car il ne se réclame d’aucune discipline et ne s’inscrit pas dans une recherche universitaire » (p. 22), s’appuie essentiellement sur un corpus d’articles de presse et de rapports publics.

Essai documenté et thèse universitaire, les deux ouvrages ont en commun de poser la question de la construction d’un biopouvoir, c’est-à-dire le développement d’un pouvoir s’exerçant sur la vie et le corps des populations. Leur lecture croisée permet de mettre en valeur tout l’écart qu’il a pu exister entre le discours nataliste développé en métropole et l’encouragement au contrôle des naissances prôné dans les anciennes colonies.

Limiter ou encourager les naissances

Ces travaux replacent la question de l’avortement dans le temps long. Pour Fabrice Cahen, on peut distinguer 3 phases : la « prohibition souple » (1890-1939), pendant laquelle la nébuleuse anti-avortement cherche à obtenir une application plus rigoureuse de la loi et sa modification ; la « radicalisation » des acteurs (1939-1945), qui obtiennent gain de cause auprès des pouvoirs publics pour accentuer la répression ; enfin, l’abandon du tout-répressif et le développement de nouveaux outils de lutte après la Libération. Le propos de Françoise Vergès porte sur la période suivante et les politiques de contrôle des naissances menées dans les DOM-TOM dans les années 1960-1970.

Entre 1890 et les années 1930, l’avortement est progressivement construit comme un objet méritant un débat politique, via le lobbying et l’interpellation des pouvoirs publics par plusieurs acteurs, dont l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française fondée en 1896. Cette nébuleuse de médecins et de juristes, traversée par différentes sensibilités, propose plusieurs solutions : soit agir en amont de l’avortement en soutenant financièrement les familles et en s’appuyant sur la conscience morale des couples, soit réprimer plus sévèrement l’avortement en durcissant le droit. F. Cahen étudie le développement de ces discours qui cherchent à faire entrer l’avortement dans l’opinion et le débat politique.

De son côté, F. Vergès retrace l’historique d’une politique des corps dans les DOM-TOM, et l’émergence du motif du « développement » sur les corps des femmes. Dès les années 1950, dans le sillage du rapport de l’inspecteur Jean Finance, les gouvernements adoptent l’idée de la « surpopulation » dans l’île de La Réunion, qu’il faudrait résoudre par le contrôle de naissances ou l’« exportation de la population » (sic). Ces discours occultent les causes de l’état sanitaire et social de l’île, produit du passé colonial et de l’abandon des pouvoirs publics.

Les discours de dénonciation ou de promotion de l’avortement ont en commun une rhétorique de l’urgence fondée sur la mise en avant de chiffres. Les entrepreneurs de lutte décrits par F. Cahen insistent sur l’urgence d’une situation qui les conduit à avancer le chiffre fallacieux de 500 000 avortements par an. Ce « cri d’alarme » vise à transformer les interruptions de grossesse en « non-naissances », et à imposer l’idée que l’avortement est le principal facteur de dépopulation de la France (p. 79). On retrouve le même type de rhétorique chez ceux qui, quelques années plus tard, évoquent la « démographie galopante », le « flot démographique » de l’île de La Réunion. Cette insistance sur le volume masque le phénomène de rééquilibrage de la natalité lié à la sortie de l’esclavage et à l’abaissement du taux de mortalité. La fertilité des femmes réunionnaises est présentée comme une menace, chiffres à l’appui (p. 114-115).

La biopolitique au croisement de la classe, du genre et de la race

Les deux ouvrages invitent à réfléchir sur ce qui motive l’action publique en matière de contrôle ou d’encouragement des naissances. F. Cahen montre que les entrepreneurs de lutte contre l’avortement relient la vitalité de la nation à son taux de natalité, associant patriotisme et engagement familialiste, jusqu’à assimiler l’avorteur au traître à la patrie, coupable jusqu’à mériter la mort. À cette préoccupation patriotique s’ajoute le souci de maintenir un ordre sexuel dans lequel le corps des femmes est contrôlé, dans un contexte de « panique morale » et de « bouffées de panique anti-féministes » (p. 60) qui s’expriment à plusieurs reprises. Mais contrôler le corps des femmes peut aussi se traduire par la confiscation de leur capacité procréative : à La Réunion, cela prend la forme d’avortements forcés et de stérilisations.

Le lien entre patriotisme et démographie révèle en creux que certaines populations sont jugées inutiles : celles qu’on encourage ou qu’on oblige au contrôle des naissances. En métropole, c’est le soutien d’un modèle de famille nombreuse ; dans les DOM-TOM, l’incitation à réduire les naissances. F. Vergès y voit la persistance d’une pensée coloniale au cœur même du récit de la décolonisation, qui hiérarchise la valeur des populations et en abandonne certaines à leur sort, et ce dès 1946 (p. 70-71). Les avortements forcés des années 1970 sont la conséquence d’une vision raciste de la population réunionnaise, décrite par les pouvoirs publics comme irresponsable.

F. Cahen et F. Vergès s’accordent à dire que ces politiques du corps touchent en priorité les plus précaires. La plupart des femmes condamnées pour avortement sous Vichy sont issues des milieux populaires (F. Cahen, p. 302) ; celles de La Réunion s’adressent à l’Assistance médicale gratuite faute de moyens (F. Vergès, p. 29). Une analyse intersectionnelle permet ainsi de mettre en évidence les effets différenciés de l’action publique selon la classe, la race et le genre. Ces éléments influencent la multiplicité des acteurs qui construisent et appliquent ces politiques du corps.

Société civile et action publique

Les enquêtes de Fabrice Cahen et Françoise Vergès nous mènent dans les interstices de la démocratie, ces zones dans lesquelles les décisions sont prises sans recours à la consultation populaire. La nébuleuse anti-avortement décrite par F. Cahen développe différents modes d’action : la pétition, la littérature, l’image, l’interpellation des députés, qui mènent finalement un « coup de force parlementaire » pour imposer en 1920 la loi demandée par les lobbyistes (p. 176). F. Vergès dépeint quant à elle des règles de fonctionnement qui diffèrent de celles de la métropole, entre censures, répressions des manifestations et collusions entre possédants et pouvoir politique (p. 43). Ce contexte a favorisé le sentiment d’impunité du Docteur Moreau : ce dernier s’est enrichi via de multiples avortements et stérilisations forcés, dont il détournait les remboursements issus de l’aide sociale.

Les deux ouvrages soulignent la multiplicité des types d’acteurs qui s’intéressent à la construction et à l’application des politiques du corps. F. Cahen analyse les liens qui unissent médecins, juristes, parlementaires, associations familialistes et féministes, mais aussi tous ceux qui sont chargés d’appliquer les lois : juges, gendarmes, sages-femmes, monde sanitaire et social au sens large. Au sein de ce monde, il n’existe pas de consensus à propos des moyens de combattre l’avortement, ce qui explique l’inefficacité des politiques mises en œuvre. Par exemple, le refus de lever le secret médical reste un sujet controversé tout au long de la période 1880-1950.

F. Vergès dépeint également ce monde médico-social et la place grandissante des travailleurs sociaux remarquée par F. Cahen à partir des années 1950. Elle rappelle notamment que la DDASS, convaincue de sa mission civilisatrice, a retiré des enfants à leurs familles pour les envoyer en métropole entre 1963 et 1982. Tous deux révèlent la difficulté à tracer précisément la limite entre la sphère civile et l’État. L’action publique est polymorphe (F. Cahen, p. 371) et s’appuie bien souvent sur des fonds et initiatives privées, sur les supports de communication des associations anti-avortement. À La Réunion, David Moreau est tout à la fois un médecin, un responsable politique (maire, conseiller général) et un dirigeant économique (p. 46). Il est bien difficile de discerner où commence et s’arrête l’action publique en matière de politique des corps.

Enfin, les ouvrages de Fabrice Cahen et Françoise Vergès constituent une invitation à réfléchir aux conditions de l’efficacité de l’action publique en matière de contrôle ou d’encouragement des naissances. Pour F. Vergès, c’est la persistance des représentations racistes qui a conduit les pouvoirs publics à couvrir et encourager les avortements forcés. Le discours sur le « développement » a masqué la hiérarchisation des populations et ses conséquences directes, les violences subies par les femmes de La Réunion dans les années 1970. Le grand récit de la décolonisation a entraîné un « processus d’effacement collectif » de l’expérience vécue par ces populations, jusque dans les mémoires militantes et féministes.

F. Cahen dresse un bilan contrasté des réussites et échecs de la lutte contre l’avortement entre 1880 et 1950 : si les lois répressives ne sont pas parvenues à le réduire significativement, les entrepreneurs de lutte ont réussi à imposer l’idée qu’il s’agissait d’un problème public ; la bataille des représentations de l’imaginaire a été gagnée, à défaut de celle des pratiques.

Recensés :

  Fabrice Cahen, Gouverner les mœurs. La lutte contre l’avortement en France, 1890-1950, Paris, Ined Éditions, coll. « Études et enquêtes historiques », 2016, 416 p., 27 €.
  Françoise Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2017, 230 p., 20 €.

par Caroline Muller, le 6 décembre 2017

Pour citer cet article :

Caroline Muller, « L’administration des grossesses », La Vie des idées , 6 décembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-administration-des-grossesses

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