L’adéquationisme sous la loupe
La critique du décalage entre fonctionnement du système de formation français et besoins du marché de l’emploi constitue une antienne du débat public français depuis les années 1960 (Chapoulie, 2010). Elle a néanmoins redoublé de vigueur ces dernières années à l’occasion de la mise en crise toujours plus aiguë de l’Université (Bodin et Orange, 2013 ; Hugrée et Poullaouec, 2022). À la faveur de la montée en puissance de cette logique « adequationiste » – c’est-à-dire promouvant l’idée que le système d’enseignement devrait calibrer sa production de diplômé·es sur les besoins effectifs du monde économique –, de nombreuses métamorphoses ont touché l’espace de l’enseignement supérieur. Elle structure désormais les modalités d’accès et les logiques de progression des parcours de la quasi-totalité des étudiant·es, via le dispositif de Parcoursup.
Parmi les initiatives récentes poussant cette logique à son maximum, l’École 42, impulsée sous la coupelle du PDG de Free Xavier Niel, vise à fournir le secteur « en tension » de l’informatique en nouveaux talents. Il s’agit sans nul doute de l’initiative qui a le plus attiré l’attention dans le contexte français [1] – au point de devenir une vitrine à l’international du savoir-faire français en matière d’innovation et de nouvelles technologies. C’est à pousser la porte de cette médiatique institution de formation supérieur à l’informatique et à passer au crible sociologique ses logiques de fonctionnement qu’invitent Camille Dupuy et François Sarfati dans leur récent livre.
Le livre suit deux objectifs. Premièrement, il constitue un formidable recueil d’information pour documenter ce qu’est concrètement l’École 42, et les logiques qui expliquent sa création et son institutionnalisation. De la même manière, le livre revient longuement sur les logiques qui structurent sa pédagogie et comment les étudiant·es et les enseignant·es y interagissent, alors que c’est justement ce point qui différencie l’école du reste de l’offre de formation dans le supérieur (à 42, il n’y a ni cours, ni enseignant, ni salles de classe). Les matériaux sont très diversifiés (entretiens, observations ethnographiques, publications de presse) et permettent de se faire une idée concrète de ce qui se joue pour les étudiant·es, les enseignant·es et les promoteur·ices de l’institution dans ce dispositif de formation particulier.
Fournir un tel aperçu d’une institution sensible à son image publique et chargée sur le plan idéologique – comme le montrent les médiatiques venues du président de la République dans les locaux de l’École [2] – est loin d’être anodin et constitue en soi un acte de recherche à saluer.
Deuxièmement, l’ambition de l’enquête est d’utiliser l’analyse du cas particulier de l’École 42 comme « une heuristique » (p. 24) qui permet de mettre en exergue certains « mouvements » structurant les « relations entre travail et hors travail, entre formation et emploi, entre protection individuelle et solidarité collective » (p. 24). En d’autres termes, il s’agit d’analyser l’École 42 comme un miroir grossissant de tendances transversales à l’enseignement supérieur, notamment la promotion de la mise en emploi des étudiants comme horizon ultime des formations – peu importe le travail, son sens et son utilité sociale. C’est davantage sur cette deuxième dimension que portera la présente recension.
Se substituer à l’État
Pour ses créateurs, le « concept » de l’École 42 – largement hacké par ailleurs sur d’autres établissements qui lui préexistaient, notamment l’école Epitech – viendrait remplir un vide : celui des formations en informatique de haut niveau en France [3]. Ce supposé point aveugle des politiques publiques de formation est présenté par le fondateur de l’École comme d’autant plus problématique que le secteur du numérique est en demande croissante de main-d’œuvre qualifiée.
C’est donc dans la perspective de se suppléer à un État présenté par son créateur comme défaillant (p.41) et pour répondre à une demande pressante du marché du travail que prend initialement forme le projet de l’École 42 (fondée à Paris en 2013), qui essaimera ensuite à travers toute la France et au-delà, avec la création d’un réseau d’une trentaine d’écoles répliquant le concept initial.
Comme le soulignent les auteur·ices, ce dispositif est peut-être moins disruptif qu’il s’en donne l’air, tant il rappelle les écoles d’entreprise qui florissaient dans le giron des grandes entreprises industrielles nationales (Renault, Peugeot, etc.) avant les années 1970, dont le but était d’accompagner les transformations techniques auxquelles faisaient face ces entreprises et de faire émerger une « élite ouvrière » et un esprit de corps au sein des salarié·es (Hatzfeld, 1989). En effet, c’est d’abord en symbiose avec l’entreprise de son principal financeur (Free) que l’école est initialement pensée, avant de s’en autonomiser relativement. Et, de ce point de vue, le concept de 42 apparaît s’inscrire dans une revendication de longue date du patronat de peser sur le calibrage du système de formation pour l’adapter aux besoins de l’industrie.
Si « L’École 42 » se distingue néanmoins de ces écoles d’entreprise, c’est qu’elle ne se positionne pas contre le système de formation organisé par l’État, mais se présente comme allant à son secours, comme « substitut aux politiques publiques » de lutte contre « le décrochage scolaire » (p. 66). Se mettant en scène comme une réponse philanthropique (p.39) d’un entrepreneur éclairé venant combler une défaillance de l’État stratège en matière de formation, le dispositif de « L’École 42 » apparaît ainsi comme un parfait exemple des effets de la néo-libéralisation de l’action publique dans le contexte français (p. 157).
L’État assure de son côté certains aménagements qui garantissent une pérennité de la structure – comme le montrent les jeux sur les nomenclatures avec Pôle emploi pour pouvoir s’assurer que les personnes formées à l’école pourront toucher les allocations chômage (p. 208-213) ou la reconnaissance par l’État du label « Grande école du numérique » (p. 54). Et cet engagement vaut pour l’entrepreneur de véritable retour sur investissement – comme lorsque X. Niel accompagne le Président de la République dans son récent voyage diplomatique en Algérie ou lorsque l’école se voit sélectionnée pour participer à des projets avec le Ministère de la Culture dans le cadre de « partenariat public-privé » (p.54).
Une formation sans éducation
En résumé, l’ambition de l’institution est d’aller « trouver les talents » chez des jeunes (en formation initiale ou en reprise d’étude) aux profils variés (des plus éloignés des cursus scolaires classiques jusqu’à ceux et celles ayant eu des parcours plus rectilignes) pour donner au marché du travail du code informatique les forces vives qui lui manquent (p. 34). Aussi, l’École 42 se présente comme un cas idéal-typique de dispositif de formation dans lequel le débouché et les attendus en contexte professionnel constitueraient les seules boussoles pour orienter le contenu de ce qui est transmis.
Et effectivement, la formation – décrite en détail dans le chapitre 5 – apparaît davantage comme une pré-socialisation professionnelle que comme un cursus à part entière. L’adaptation, le consentement à la discipline ou encore l’acceptation de l’injonction à une disponibilité extensive sont au cœur du dispositif de formation, avec un brouillage des frontières entre travail et vie privée particulièrement mis en scène lors des fameuses épreuves de « piscine » où il est demandé aux étudiant·es de résoudre une série de problèmes dans un temps imparti en étant mobilisable 24h/24 (p. 192-200). C’est d’ailleurs l’insertion professionnelle qui signe la véritable fin de la période formation, peu d’élèves allant au bout du cursus proposé dans les murs de l’école (p. 226).
Du point de vue de la philosophie de l’éducation, l’École 42 présente ainsi un intérêt majeur en ce qu’elle met en scène une situation de formation sans éducation – c’est-à-dire où la responsabilité du contenu de ce qui est transmis, de la manière dont on transmet est complètement diluée voire inexistante. C’est donc une école « sans » (sans programme prédéfini (p. 154), « sans enseignants » (p. 162)) qui se déploie sous les yeux du ou de la lectrice. La disciplinarisation des comportements des élèves est en grande partie déléguée aux outils technologiques qui encadrent la formation (cartes d’accès, log sur les ordinateurs, etc. qui permettent de tracer l’activité des élèves à la minute près (p. 182-191)) et n’est pas ou peu assumée comme telle par les formateur·ices.
Et, même si la pédagogie semble à première vue s’appuyer sur des techniques bien connues des tenants de l’éducation nouvelle (p. 164-165) – comme l’apprentissage par entraînement ascendant (i.e par des élèves plus avancés) ou par tâtonnements (i.e par expérimentation à la première personne des élèves) – elle n’est ici au service d’aucune pensée ou idéal de transformation sociale et d’émancipation. Ces techniques sont ici utilisées au service du but ultime de la formation : la maximisation de l’employabilité. De ce fait, l’analyse du dispositif de formation à l’École 42 révèle en creux le caractère nécessairement utopique de tout acte proprement éducatif (Drouin-Hans, 2004).
Penser au-delà du cas
Pour finir, les réflexions menées au cours de cette passionnante enquête – bien que riches et inspirantes – sont aussi l’occasion d’illustrer certaines limites de l’approche « par cas » et des difficultés de généralisation qu’elle engendre. Le traitement de la question du genre est ici exemplaire. Concentrées dans le seul chapitre 3, il est trop peu articulé avec les autres dimensions de l’analyse, donnant parfois l’impression d’être traité parce que faisant partie intégrante du cas étudié sur le plan empirique sans être mobilisé outre mesure comme outil analytique des dynamiques plus larges que le cas illustre. Par exemple, on sait que les réussites scolaires féminines s’expliquent en partie par le fait que les socialisations primaires féminines les prédisposent mieux à tirer avantage de la forme scolaire – en matière d’appropriation des attendus implicites (« stabilité », « concentration », « maîtrise temporelle ») structurant ce cadre d’apprentissage (Zazzo 1982 ; Lahire 2001). On aurait pu s’interroger sur la manière dont la mise en question du cadre scolaire traditionnel observé dans le dispositif de formation de 42 influe sur les possibles sous-performances des étudiantes. Le genre aurait ainsi été plus directement intégré au cadre d’analyse et moins traité comme une dimension parmi d’autres du « cas » à l’étude.
Bien que trois écoles du réseau des écoles 42 aient été analysées par les deux sociologues – l’une à Paris, l’autre dans un pays du nord de l’Europe, la dernière dans une « grande ville » de France (p. 23) –, c’est principalement le cas parisien qui sert de référence dans la démonstration. Ce parti pris qui réduit les interprétations au contexte au français limite lui aussi la généralisation des analyses. En effet, la création de la première École 42 s’inscrit initialement dans le contexte français et se comprend au regard de la place (centrale) de l’État français dans la régulation du système de formation. Le soutien symbolique et matériel que reçoit l’initiative de X. Niel est lui aussi caractéristique de « l’approche française » en matière de néo-libéralisme, où l’État encadre et accompagne « l’émulation » des dérégulations (Amable, 2018). Quel sens revêt ce type d’initiative dans un autre contexte national ? Cette perspective comparatiste aurait à notre sens permis de mieux saisir à la fois les spécificités et la portée des analyses menées par les deux auteur·ices. Comment ce « gouvernement par l’emploi » que met en scène le concept de l’École 42 résonne-t-il par exemple dans des contextes nationaux où la formation professionnelle est plus valorisée qu’en France, par exemple en Allemagne ou en Suisse ?
Mais ces quelques remarques n’entachent en rien la qualité du travail empirique et des analyses menées dans ce livre, qui constitue par son objet et les réflexions qui y sont menées un ouvrage d’un grand intérêt pour mieux saisir les implications de « l’adequationisme » en matière d’éducation et de formation.
Camille Dupuy, François Sarfati, Gouverner par l’Emploi, Une histoire de l’école 42, Paris, Puf 2022, 240 p., 22 €.