La question de la capture réglementaire touche le cœur du fonctionnement démocratique de nos sociétés contemporaines et occupe en conséquence une place centrale au sein des préoccupations du public. Les récents appels à la mobilisation contre l’inaction politique en matière environnementale, ou encore les attaques récurrentes adressées à une technocratie européenne qui serait gangrenée par les lobbys des grandes firmes, en sont d’illustratifs exemples.
Tricherie et lobby automobile
Au cours de ces dernières années, le secteur automobile a été fortement traversé par ces controverses. Portée par le sentiment d’une partie des classes populaires françaises de faire les frais d’un jeu réglementaire biaisé, la mobilisation des gilets jaune contre l’augmentation des taxes sur les carburants en est emblématique. De même, le dieselgate qui éclate en septembre 2015, à la suite des révélations de l’Agence américaine de protection de l’environnement, met à mal la confiance du public dans la capacité des régulateurs à faire respecter les normes qu’ils édictent. En effet, ce scandale débute avec l’affaire Volkswagen, dans laquelle le constructeur est pointé du doigt pour avoir utilisé différentes techniques afin de réduire les émissions de polluant lors des tests. Néanmoins, il apparaît rapidement que ces ruses techniques ne sont pas l’apanage de la firme allemande, mais qu’elles relèvent plutôt d’une pratique généralisée afin d’homologuer certains véhicules en réalité non conformes en conditions réelles. Procès et enquêtes dans différents pays s’enchaînent alors, offrant un portrait peu reluisant des constructeurs, mais questionnant également le sérieux des procédures de test ainsi que l’ambition réelle des régulateurs de faire face aux défis environnementaux dans le secteur automobile.
Ce scandale autour des moteurs diesel, ainsi que les critiques contemporaines face à l’inertie politique en matière environnementale, gagnent alors à être analysés en perspective historique. Pour ce faire, l’ouvrage de Samuel Klebaner, issu de sa thèse de doctorat, retrace le processus d’élaboration des normes d’émissions européennes qui naissent d’interactions complexes entre régulateurs et constructeurs sur plusieurs décennies. Son approche permet notamment de mettre en lumière l’existence d’injonctions multiples — réduction de la pollution et des émissions de CO2, préservation de la santé, de l’emploi et des parts de marché — dont la prise en compte par les différentes parties prenantes du jeu de la régulation, conduit parfois à des résultats ambigus ou sous-optimaux.
Vers un marché commun de l’industrie automobile
Les efforts règlementaires débutent dans les années 1970, au moment où la Commission européenne souhaite stimuler l’harmonisation du Marché Commun de l’automobile par le biais de standards et de procédures d’homologation communes, dont font partie les normes antipollution. En raison des dispositions du Traité de Rome, qui impliquent que les décisions doivent être prises à l’unanimité des États membres, les limites d’émissions ne se renforcent que graduellement, car chaque gouvernement tend à défendre ses constructeurs nationaux (p. 21). En outre, l’industrie automobile européenne appelle également à la retenue règlementaire et tente de coordonner ses intérêts au sein du « Club des constructeurs européens ». Finalement, sous la pression de l’Allemagne qui souhaite introduire des incitations fiscales en faveur des véhicules « propres », le processus d’harmonisation s’accélère à la fin des années 1980 et induit la diffusion généralisée du pot catalytique, permettant de transformer certains éléments toxiques des gaz d’échappement en composantes moins polluantes.
La création du Marché unique en 1992 donne par la suite un rôle important à la Commission européenne qui souhaite stimuler l’innovation technologique par l’imposition de standards environnementaux et ainsi renforcer la compétitivité des firmes européennes. La politique communautaire s’opère alors en consultation avec toutes les parties prenantes — Commission, États membres, constructeurs, fournisseurs, usagers, environnementalistes, experts —, notamment réunies au sein du groupe de travail Motor Vehicle Emissions Group (p. 40). Cette concertation apporte les connaissances techniques utiles à la Commission, tout en renforçant sa crédibilité et légitimité, permettant in fine d’aboutir à un abaissement soutenu des limites d’émissions polluantes entre 1987 et 2008 (p. 37).
Défis techniques et résultats sous-optimaux
À partir de 2009, la machine s’enraye. La réglementation européenne se focalise sur la réduction des émissions de CO2 et prévoit des sanctions en cas de non-respect des normes (p. 51). Les constructeurs subissent alors une double contrainte règlementaire, à savoir respecter les normes antipollution toujours plus restrictives afin que leurs véhicules puissent être homologués tout en diminuant les émissions de CO2 afin d’éviter de lourdes sanctions économiques. Or, cette double injonction se révèle difficile à satisfaire, car il existe un arbitrage technique entre émissions de polluant et émissions de CO2. En effet, plus la proportion d’air est élevée, comme dans les moteurs diesel, plus de polluants sont émis, alors que plus la proportion du carburant est élevée, comme dans les moteurs à essence, plus les émissions de CO2 augmentent (p. 18). En conséquence, les solutions techniques pour satisfaire les objectifs environnementaux et de santé publique divergent de celles permettant de lutter contre le changement climatique. Les véhicules diesel facilitent alors la conformité avec les normes CO2 édictées par l’Union européenne, mais peinent à satisfaire les limites antipollution. En outre, la pertinence de la règlementation se voit contestée en raison de différences importantes constatées entre les mesures des tests et les mesures d’émissions effectuées en conditions réelles (p. 81). Ces controverses sur les moteurs diesel sont renforcées par l’éclatement de l’affaire Volkswagen et le dieselgate précipite alors le déclin de la commercialisation de véhicules équipés de cette technologie.
Pour expliquer cette chronologie d’évènements, Samuel Klebaner souligne les difficultés à coordonner les temps règlementaires avec les temps de l’industrie. L’enchevêtrement complexe de différentes actions individuelles, tant du côté de la réglementation que de la production, conduit à une situation insatisfaisante pour les différentes parties concernées. L’abandon prématuré du diesel en raison de la crise de confiance contribue à une augmentation des émissions de CO2 des nouvelles immatriculations automobiles à moyen terme, puisque les voitures électriques ne s’y substituent pas dans une proportion suffisante. En outre, les limites d’émissions de CO2, qui sont pondérées par les régulateurs en fonction du poids des véhicules, incitent les constructeurs à privilégier la production de voitures plus lourdes, alors même que cette logique contrevient aux buts environnementaux et climatiques initialement fixés. Finalement, l’auteur propose des pistes de sortie à l’impasse dans laquelle se trouve l’industrie automobile, notamment par l’électrification du parc automobile, la réduction du poids des véhicules et surtout l’élaboration d’une politique règlementaire des transports globale et cohérente au niveau européen.
Régulateurs versus régulés
En insistant sur les dynamiques de construction des règlementations communautaires et leurs effets sur les stratégies économiques, Samuel Klebaner place deux types d’acteurs au centre du récit : les régulateurs et l’industrie automobile. Sous ces termes englobants et génériques se cache néanmoins une multitude de réalités. Au niveau des entités politiques, le récit se concentre principalement sur la Commission européenne et les États membres. Or, pour comprendre certaines orientations politiques en matière de régulation environnementale, notamment celle poursuivie par l’Allemagne qui soutient des normes antipollution contraignantes en dépit de son importante industrie automobile, il aurait été utile d’avoir un éclairage supplémentaire sur les luttes politiques nationales qui expliquent ce positionnement. De même, les spécialistes de la politique européenne des années 1970 ont noté l’existence de sensibilités fort divergentes au sein de la Commission européenne en matière de politique économique que l’on peine à saisir sur la base de l’analyse proposée qui demeure à une échelle macro.
En ce qui concerne les acteurs économiques, l’analyse réalisée par Samuel Klebaner illustre subtilement la multiplicité des rôles endossés par les constructeurs automobiles lors du processus règlementaire. En effet, ils sont à la fois objet de la régulation, partie prenante de son élaboration par le lobbying et les processus de consultation, et finalement leur rôle est également central dans la mise en œuvre des nouvelles régulations par l’adaptation de leurs stratégies industrielles. Il est néanmoins parfois difficile de comprendre pourquoi certains constructeurs sont plus à même que d’autres de faire valoir leurs intérêts et quels sont les facteurs qui expliquent que leur pouvoir politique varie en fonction de certaines périodes. Cette question en suspens n’est pas sans importance, car si les contraintes technologiques avaient davantage été prises en compte par les politiques dans l’évolution récente de la législation, la tentation de tricherie aurait possiblement été moins grande.
Le poids des contraintes économiques
Afin d’avoir une vision plus claire des contraintes structurelles qui pèsent sur les choix des acteurs, il serait utile de compléter le récit avec certaines séries statistiques couvrant la période étudiée, par exemple sur le nombre de travailleurs occupés par l’industrie automobile ou encore sur les parts de marché des différents constructeurs.
En effet, la prise en compte des intérêts de l’industrie automobile semble étroitement liée à son pouvoir structurel, à savoir l’importance qu’elle représente en termes de production de richesse et d’emplois au sein des différents États. A cet égard, le contexte de crise industrielle et de crise pétrolière des années 1970 au moment où débute la régulation a certainement pesé dans les décisions des politiques, de même que la concurrence accrue des constructeurs japonais. Il serait également intéressant de comprendre si la réorganisation toujours plus poussée de l’industrie automobile en chaîne de valeurs à l’échelle globale depuis les années 1980 a tendance à augmenter le pouvoir des constructeurs qui peuvent user de leur « exit option » durant les négociations ou, au contraire, si la disparition de différents sites industriels en Europe amène à davantage d’indépendance du politique face aux intérêts économiques.
Une métaphore de la construction européenne
En définitive, si certaines questions restent ouvertes, l’ouvrage de Samuel Klebaner a l’immense mérite d’offrir une périodisation convaincante de la régulation communautaire, et ce, en à peine une centaine de pages. Au-delà de la simple étude de cas, son récit s’apparente à « une métaphore de l’histoire de la construction européenne de 1957 à nos jours, et de la phase critique dans laquelle elle est entrée depuis les années 2000 » (p. 87). Il constitue, à ce titre, une importante contribution pour éclairer les enjeux démocratiques et environnementaux contemporains auxquels l’Union européenne et ses États membres font face.
Samuel Klebaner, Normes environnementales européennes et stratégies des constructeurs automobiles : Un jeu coopératif aux résultats ambigus, Paris, Presses de l’École des mines, 2020. 100 p., 20 €.