Dean du College de Brown University, Maud S. Mandel est Professeur d’histoire et d’études judaïques. Ses recherches sont consacrées à l’histoire juive moderne, notamment à l’influence des politiques et pratiques d’inclusion et d’exclusion sur les minorités ethniques et religieuses en France au XXe siècle, plus particulièrement les juifs, les Arméniens et les musulmans d’Afrique du Nord. Son premier ouvrage In the Aftermath of Genocide : Armenians and Jews in Twentieth Century France a été publié par les Presses universitaires de Duke en 2003. Son nouveau livre, Muslims and Jews in France : History of a Conflict a paru aux Presses universitaires de Princeton en janvier 2014 et a reçu des fellowships de l’American Council of Learned Societies et de l’American Philosophical Society.
Un comparativisme relationnel
La Vie des idées : Votre premier ouvrage intitulé In the Aftermath of Genocide : Armenians and Jews in Twentieth-Century France était une comparaison des communautés de rescapés arméniens et juifs en France. Votre nouveau livre Muslims and Jews in France : History of a Conflict, publié cette année par les Presses universitaires de Princeton, est fondé sur le comparativisme mais aussi et surtout sur la relation entre musulmans et juifs.
Maud Mandel : Dans mon premier ouvrage, j’étais intéressée par des comparaisons diachroniques, pour réfléchir à la manière dont deux minorités distinctes ont réagi au fait d’avoir été violemment ciblées en raison de leur statut ethnique ou racial, au moment de reconstruire leurs communautés respectives selon ces frontières ethniques. La question au cœur de ce livre était d’ordre comparatif : quel impact les processus d’exclusion génocidaire ont-ils eu sur la reconstruction de la vie communautaire pour des groupes qui ont été ciblés pour ce qu’ils étaient ?
Le deuxième livre est d’ordre relationnel. L’intérêt consistait pour moi à mettre en exergue la façon dont deux groupes s’influencent l’un l’autre. Très souvent, l’histoire des minorités est relatée du point de vue d’un groupe en particulier. Dans cette étude relationnelle, j’ai souhaité souligner que les groupes n’existent pas séparément les uns des autres ; ils ont un impact l’un sur l’autre qui a façonné de fait leur histoire respective. Dans le cas des musulmans et des juifs, cette co-construction mutuelle est très nette. À bien des égards, les choix, les débats politiques et les trajectoires historiques d’un groupe ont eu une influence directe sur les choix, les débats politiques et les trajectoires historiques de l’autre.
La Vie des idées : Votre livre n’était-il pas aussi une tentative d’instruire l’histoire française contemporaine en revisitant ses deux périodes les plus importantes, que sont le régime de Vichy et la Guerre d’Algérie ?
Maud Mandel : Un des principaux arguments que je tente d’avancer est que la relation entre les musulmans et les juifs ne résulte pas uniquement d’un déplacement en France du conflit au Proche-Orient. Elle relève aussi très largement de l’histoire française et est affectée par la relation qu’entretient l’État français avec ses populations minoritaires, à savoir brièvement : la culture assimilationniste des politiques françaises, d’une part ; ces moments importants de l’histoire française la Seconde Guerre Mondiale et la décolonisation, en particulier, et leur impact au XXe siècle sur les minorités religieuses en France, d’autre part. Mon récit a donc trois composantes : pour comprendre les musulmans et les juifs en France, il faut également comprendre les évolutions historiques qu’a connues la France au cours du XXe siècle.
La Vie des idées : Vous accordez une attention particulière tout au long de votre livre à la manière dont les termes « juif » et « musulman » sont devenus « des catégories politiques calcifiantes » selon votre expression.
Maud Mandel : J’ai commencé ce projet en 2000 lorsque ont eu lieu en France les premières flambées de violence à l’encontre de personnes juives et parfois d’institutions juives par des musulmans, souvent de très jeunes citoyens français musulmans des banlieues. Et les médias y ont alors accordé beaucoup d’attention, mettant l’accent sur la montée de l’antisémitisme et sur le déplacement en France du conflit au Moyen-Orient. À l’époque, j’ai été frappée par le langage utilisé pour traiter de ces questions, lequel semblait indiquer que deux minorités unifiées et très organisées se trouvaient dans un état de conflit permanent. En réalité, il s’agit de populations hétérogènes, qui sont originaires de différents pays, qui ont des trajectoires historiques distinctes en France et dont les engagements politiques et sociaux sont diffus.
Mon livre s’est alors tourné vers l’étude de l’histoire de la façon dont les catégories « juif » et « musulman » se sont durcies au fil du temps. La diversité de chaque population se perd lorsque vous les décrivez comme des blocs homogènes et calcifiés. Aussi ai-je utilisé les méthodologies historiques, qui sont toujours en partie un outil destiné à mettre à jour la complexité du développement humain et ainsi à questionner et analyser comment nous en sommes arrivés à de telles simplifications.
La Vie des idées : Comment vous situez-vous dans le débat scientifique actuel autour de la comparabilité et de la comparaison entre la judéophobie et l’islamophobie ?
Maud Mandel : Le débat sur la comparabilité de ces deux phénomènes est très vif. Je suis moins intéressée par les arguments sur la concurrence des souffrances que par le fait de savoir ce qui se passe lorsque l’on privilégie un type d’exclusion au détriment d’un autre. Évoquer, par exemple, la montée de l’antisémitisme en France, laquelle est bien réelle et tangible parmi certaines populations, occulte le fait que l’islamophobie est également très forte parmi d’autres populations. Et ces deux phénomènes sont des aspects très réels de la manière dont ces deux minorités se sont intégrées dans la société française. Lorsque vous procédez à des comparaisons relationnelles, vous commencez à percevoir les différences de degré et de nature de l’exclusion au fil du temps, et celles-ci vous en disent beaucoup sur la société française dans son ensemble.
Colonisation, décolonisation et migrations
La Vie des idées : Au cœur de votre projet se situe la question des héritages du projet impérial sur la France contemporaine et ses minorités ethno-religieuses.
Maud Mandel : L’un des arguments fondamentaux de ce livre est que non seulement la colonisation mais également la décolonisation - à savoir le processus de découplage de l’empire colonial – ont forgé la manière dont les musulmans et les juifs en France se sont pensés eux-mêmes et se sont pensés les uns les autres. De récentes études historiographiques ont remis en question les affirmations selon lesquelles les juifs et les musulmans auraient été en conflit depuis la naissance de l’Islam, en faisant valoir que c’était le processus même de colonisation qui avait perturbé un milieu inter-religieux relativement équilibré socialement (même si juridiquement inégal). Je pousse plus loin cet argument en mettant en exergue que la décolonisation est un autre tournant décisif du changement des relations entre juifs et musulmans.
Mes premiers chapitres sont consacrés aux juifs d’Afrique du Nord et, plus particulièrement, aux juifs d’Algérie. L’argument est essentiellement le suivant : lorsque le gouvernement français a décidé, au début des années 1960, d’autoriser les juifs à conserver la citoyenneté française qui leur avait été octroyée en 1870 par le décret Crémieux et à s’installer en France en tant que citoyens, tandis qu’au même moment il retirait aux musulmans algériens cette même citoyenneté, faisant d’eux des immigrés de fait, quelque chose de fondamental est arrivé. Les juifs ont été inclus ou ré-inclus dans le groupe des Européens et les musulmans ont été transformés en immigrés, alors même que le gouvernement français avait prétendu pendant un siècle et demi qu’ils faisaient partie de la société française. Le maintien pour les juifs de cette citoyenneté a facilité leur intégration dans la société française, les musulmans immigrés ont en revanche reçu un appui social et gouvernemental bien moindre.
En conséquence, les juifs ont eu un meilleur accès aux marchés de l’emploi, de l’éducation et du logement, les plaçant ainsi sur une trajectoire entièrement différente de celle des musulmans arrivés à la même période. Les juifs marocains et tunisiens qui sont venus en France dans les années 1950 et 1960 (et ensuite), sont évidemment arrivés de fait comme des immigrants, aucun texte similaire au décret Crémieux n’ayant été mis en place dans ces territoires. Néanmoins, leur processus d’intégration en France a été plus facile que pour les musulmans d’Afrique du Nord en raison de leur niveau d’éducation plus élevé et de leur meilleure maîtrise de la langue française résultant des politiques coloniales françaises qui avaient encouragé l’acculturation des juifs aux normes françaises.
La Vie des idées : Le premier chapitre de votre livre est consacré à Marseille en 1948 en montrant que cette ville a une position spécifique, étant le plus grand port de France et sa porte d’entrée vers la Méditerranée. Vous expliquez comment la guerre de 1948 liée à la proclamation de l’indépendance de l’État d’Israël a coïncidé avec le développement des mouvements anticolonialistes en Afrique du Nord.
Maud Mandel : Ironiquement, même si je soutiens tout au long du livre que nous ne devrions pas nous concentrer autant sur le Moyen-Orient pour comprendre les relations entre les juifs et les musulmans en France, j’ouvre mon livre sur l’impact de la guerre de 1948 en France. Je tiens ici à préciser qu’à Paris, où la plupart des juifs et des musulmans vivaient alors, il y a eu pour diverses raisons très peu de conflits : les juifs étaient occupés à reconstruire leur vie après la Seconde Guerre mondiale, et les musulmans qui étaient à l’époque pour la plupart algériens étaient essentiellement investis dans la construction de leurs mouvements indépendantistes. Durant cette période, alors que beaucoup de juifs deviennent des sympathisants du mouvement sioniste et que certains musulmans hautement politisés appuient les revendications palestiniennes, aucun de ces deux groupes n’est particulièrement intéressé par l’autre en raison de ces projets plus larges dans lesquels ils sont engagés : la reconstruction au lendemain des persécutions nazies et du régime de Vichy d’un côté ; la lutte pour l’indépendance de l’Algérie de l’autre.
À Marseille, quelques moments marquants de conflits sont toutefois observables. Ils sont en partie dus au fait que le port de Marseille abritait un grand nombre de dockers algériens, de même que plusieurs milliers de migrants juifs en route vers la Palestine pour se battre. Les quelques conflits qui ont éclaté entre ces deux populations trouvaient certes leur origine dans des différends quant à la question du Moyen-Orient, mais ils étaient également ancrés dans les politiques menées par la France en direction de ses sujets coloniaux et de ses citoyens. Ainsi les dockers qui protestaient contre l’émigration des juifs vers la Palestine, se plaignaient souvent du fait que le gouvernement français favorisait les immigrants juifs au détriment des citoyens français musulmans.
Les discussions relatives à Israël et à la Palestine sont ainsi devenues un moyen pour les manifestants de revendiquer une place au sein du système politique français. De fait, le conflit autour de la fondation d’Israël était aussi très largement un conflit concernant la France et les relations qu’elle entretenait avec ses sujets et ses citoyens.
La Vie des idées : Vous montrez comment le processus de décolonisation a contribué à la construction du « juif nord-africain », catégorie qui fondait les différentes populations juives du Maroc, de la Tunisie, et d’Algérie dans un seul et même collectif entendu comme étant en conflit avec les « Nord-Africains », les « musulmans » ou les « Arabes ». Vous traitez longuement du changement progressif des positions du FLN à l’égard des juifs.
Maud Mandel : L’une des choses qui m’a marquée concernant la période de décolonisation est l’émergence de cette catégorie le « juif d’Afrique du Nord ». Il n’y avait personne durant cette période qui s’identifiait comme étant juif d’Afrique du Nord. Il ne s’agissait pas d’une catégorie identitaire. Néanmoins, au cours de la période de décolonisation, différents acteurs ont commencé à recourir à cette catégorie pour parler des juifs dans la région comme étant un groupe apparemment unifié qui s’étendait au-delà des frontières politiques : en premier lieu, les administrateurs coloniaux en Afrique du Nord ; en second lieu, les organisations juives internationales ; et, en troisième lieu, les nationalistes algériens, marocains et tunisiens... Pour les fonctionnaires coloniaux français qui s’inquiétaient de l’instabilité et des troubles alors qu’ils tentaient de contrer le développement des mouvements nationalistes, les conflits entre juifs et musulmans étaient à craindre, et lorsqu’un incident éclatait en un endroit précis, les autorités françaises ne manquaient pas de redouter que les troubles ne se propagent dans tout l’empire colonial. Les organisations juives internationales se sont en revanche concentrées - après l’Holocauste - sur les juifs qu’elles pensaient pouvoir être en péril. Elles ont perçu l’Afrique du Nord comme étant une source de danger potentiel pour les juifs et les ont encouragés à quitter la région. Enfin, une troisième cause de l’image plus homogénéisée du « juif nord-africain » provenait des mouvements nationalistes locaux. La cristallisation de cette catégorie n’a jamais été simple. Elle a même souvent été contraire aux objectifs déclarés des principaux partis nationalistes algérien, marocain et tunisien, dont les dirigeants ont minimisé leurs différends avec les juifs dans leurs efforts pour construire des fronts nationaux unifiés. Ainsi, le FLN, le Néo-Destour et Istiqlal, qui étaient respectivement les principaux mouvements d’indépendance algérien, tunisien et marocain ont-ils tous déclaré que les juifs étaient des partenaires à égalité dans la lutte contre les Français et faisaient partie intégrante de leurs nations respectives. Les trois mouvements avaient cependant tous des porte-parole qui ont brouillé les lignes entre juifs et sionistes. Propres à la rhétorique nationaliste des trois pays, les avertissements adressés aux juifs selon lesquels l’émigration, en particulier celle vers Israël, était un signe de déloyauté envers leur pays de naissance, ont contribué à établir de nouvelles binarités dont les responsable de la vie communautaire juive ont pris note. L’ensemble de ces acteurs ont créé ce nouveau groupe : le juif d’Afrique du Nord.
La Vie des idées : Vous montrez comment au cours du processus de décolonisation, les héritages coloniaux ont imprimé leur marque sur les immigrants juifs et musulmans qui sont venus en France.
Maud Mandel : Quand on se concentre sur la relation entre les musulmans et les juifs en France, on pense généralement à 1948, 1967, 1973, etc. et on oublie les années 1950 et le début des années 1960. Pourtant, ces années ont été cruciales dans la formation ultérieure des relations interethniques. Des milliers de musulmans et de juifs sont venus en France au cours du processus de décolonisation. Sans surprise, ils y ont importé de nombreuses et similaires pratiques culturelles, linguistiques et même religieuses d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. En outre, les immigrés musulmans et juifs avaient en commun un sens partagé de l’exil et des origines qui facilitait l’établissement dans leur nouveau pays de liens entre eux. En raison de la pénurie de logements après la Seconde Guerre mondiale, ils vivaient souvent dans les mêmes quartiers de Marseille, de Paris tels que Belleville et Le Marais, et de la banlieue parisienne à l’exemple d’Aulnay, de Bondy ou de Sarcelles. Ces espaces urbains partagés leur permettaient d’interagir régulièrement. Si des origines communes et des modes d’établissement similaires les ont aidés à établir de nouvelles formes de sociabilité et d’amitié dans les années 1950 et 1960, ils ne pouvaient cependant pas totalement masquer les différences qui ont influencé l’intégration des deux groupes dans la société française.
Une analyse approfondie de la situation à Marseille met en valeur la manière dont des liens culturels partagés et la crise du logement dans l’après-guerre ont initialement rapproché les migrants musulmans et juifs, tandis que les héritages coloniaux et des relations juridiques divergentes à l’État français les ont font s’éloigner les uns des autres. Un certain nombre de juifs ont ainsi commencé à quitter au fil du temps ces quartiers et ont été en mesure de s’intégrer plus facilement dans la société française grâce à un meilleur accès aux marchés du travail et de l’éducation. En outre, la communauté juive française, qui était depuis longtemps déjà bien établie et parfaitement organisée, a ardemment travaillé à l’intégration de ses nouveaux coreligionnaires en dépit de certains conflits relatifs au contrôle des institutions communautaires et des pratiques religieuses. Les musulmans d’Afrique du Nord n’ont pas disposé d’infrastructures ou de réseaux d’entraide similaires en mesure de faciliter leur intégration.
Une polarisation croissante
La Vie des idées : Selon vos recherches, un tournant clé est mai 1968 et ses conséquences, époque à laquelle musulmans et juifs ont commencé à se considérer comme des concurrents.
Maud Mandel : Les chronologies traditionnelles ont insisté sur la guerre israélo-arabe de 1967 comme un tournant décisif de cette polarisation ethnique croissante, mais l’impact de cette guerre sur les relations entre les juifs et les musulmans en France a été en réalité relativement faible, même si parmi les militants très politisés, il y a eu un intérêt accru pour ce qui se passait au Moyen-Orient. Ce n’est seulement qu’en 1968 que les allégeances ethno-politiques ont commencé à se durcir, en grande partie en réponse à la radicalisation des étudiants durant cette année. Ce tournant a porté pour la première fois dans l’espace public le récit d’une polarisation des juifs et des musulmans en France, puisque les étudiants radicaux ont commencé à lier l’occupation des territoires palestiniens avec la politique de la gauche en France.
Mais ce qui est particulièrement intéressant pour moi dans cette période, c’est que très souvent les radicaux d’extrême gauche qui étaient les plus engagés et les plus pro-palestiniens étaient eux-mêmes juifs. Bien que n’appartenant à aucune institution religieuse ou communautaire, leurs engagements à gauche et leur humanisme antiraciste s’enracinaient de manière typique dans la colère et la frustration de ce qu’eux-mêmes ou leur famille avaient enduré durant la Shoah.
Ces juifs d’extrême-gauche, et en particulier les maoïstes, ont formé des alliances avec des étudiants musulmans radicaux, ces deux groupes s’engageant ensemble à réformer les gouvernements de leurs pays d’origine et à lutter contre le racisme en France. Et ils ont conjointement commencé à considérer le cas de la Palestine comme une sorte de symbole pour parler du racisme en France. Ainsi les maoïstes ont-ils par exemple pris pour habitude d’aller dans les bidonvilles et de demander aux immigrants musulmans de travailler avec eux pour combattre le racisme en France, pour lutter contre le racisme en Israël et pour libérer les travailleurs en France du système capitaliste. Les enjeux étaient très profondément imbriqués.
Pourtant, tandis que certains étudiants juifs se tournaient vers l’activisme pro-palestinien de gauche, d’autres ont commencé sur les campus à prendre leurs distances à l’égard de la gauche française en raison de ce discours porté sur Israël. Et ces groupes d’étudiants fortement polarisés en faveur ou contre Israël sont entrés en conflit direct et parfois violent les uns avec les autres.
Ces différents événements ont été repris dans les journaux, qui ont commencé à parler du déplacement en France du conflit au Proche-Orient. Et, de manière très fameuse, il y a eu une émeute à Belleville en juin 1968 entre voisins juifs et musulmans, qui a été largement rapportée dans les médias comme étant une indication de la manière dont les luttes au Moyen-Orient se prolongeaient en France. Mais, si on étudie vraiment cette émeute avec attention, on découvre qu’elle a trouvé son origine dans une partie de cartes entre des juifs et des musulmans habitant le quartier qui se sont disputés le résultat. Ainsi, les tensions ethniques y étaient certainement présentes, mais tout comme les relations conviviales de voisinage. En raison de la manière dont la politique radicale a alors été importée dans le quartier de Belleville, l’émeute a été ethnicisée et décrite comme une scission entre les deux communautés. 1968 a donc été une période où les engagements ethniques ont commencé à se durcir, en particulier aux yeux de l’opinion publique, au moment même où juifs et musulmans collaboraient parfois ensemble à ces mouvements et vivaient souvent dans une proximité harmonieuse.
La Vie des idées : Vous concluez votre livre avec la naissance et la mort de la coalition anti-raciste dans les années 1980 et l’expérience « pluriculturelle » de courte durée du gouvernement Mitterrand.
Maud Mandel : Il s’agit d’un moment qui a été complètement négligé lorsque nous parlons des relations entre les juifs et les musulmans en France. Au cours de cette décennie, une vague d’islamophobie et d’antisémitisme a donné lieu à des campagnes contre le racisme importantes et largement célébrées qui ont réuni de jeunes musulmans et juifs dans une lutte commune, plus particulièrement au sein de l’organisation SOS Racisme dirigée par le Parti socialiste. Née au lendemain de l’élection en 1981 de François Mitterrand à la présidence de la République sur une plate-forme en faveur de la décentralisation et des droits des immigrés, la coalition anti-raciste a bénéficié de la volonté sans précédent de l’establishment politique de reconnaître la diversité culturelle et linguistique de la nation. En quelques années, le succès électoral grandissant du programme politique nationaliste et anti-immigré de Jean-Marie Le Pen et une peur grandissante du terrorisme international ont cependant conduit les responsables de l’ensemble des formations politiques à adopter un discours plus conservateur à l’égard des différences religieuses et culturelles. « L’intégration » plutôt que le « droit à la différence » est revenue à l’ordre du jour.
Au milieu des années 1980, puis avec les premiers succès électoraux de Jean-Marie Le Pen, la droite centriste et le parti socialiste ont tous deux commencé à revenir à une politique d’assimilation et à un rejet des différences dans l’espace public. En conséquence, la coopération judéo-musulmane a commencé à se désagréger, chaque groupe retournant à des politiques communautaires et d’autodéfense destinées à se prémunir contre le racisme ciblant leur propre groupe. C’est dans ce contexte que la première controverse autour du foulard a éclaté, à la suite de quoi l’ensemble de l’establishment politique a adhéré aux politiques d’assimilation. En réponse, certains porte-parole juifs ont même commencé à déclarer que les juifs et les musulmans avaient des trajectoires historiques fondamentalement différentes en France, remettant ainsi en cause les revendications de SOS Racisme selon lesquelles ces populations partageaient une lutte commune. Certains sont même allés jusqu’à souligner l’identité française des juifs et l’appartenance étrangère des musulmans, une affirmation litigieuse étant donné que les « beurs » étaient également des citoyens français, tout aussi français que les enfants d’immigrants juifs. L’écart qui s’est créé entre les groupes juifs et musulmans à la fin des années 1980 n’a jamais été complètement comblé.
La France et l’Europe à la dérive
La Vie des idées : Votre livre s’arrête là où il a commencé : à l’automne 2000 avec une « flambée dramatique de la violence antisémite » et une « intolérance croissante des juifs à l’encontre des « Arabes » », suggérant que « les relations entre les deux plus importantes minorités ethno-religieuses de France ont été pour toujours endommagées ». Réalisé avant l’opération « Bordure Protectrice », un rapport publié en avril 2014 par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a souligné le fait que la France est confrontée à une intolérance croissante à l’encontre des minorités. Il montre plus particulièrement une hausse continue de l’islamophobie et, pour la première fois, une hausse de l’antisémitisme [1].
Maud Mandel : Je suis historienne et mon livre s’achève au début des années 1990. Mais je suis évidemment avec une très grande attention les événements contemporains et j’espère que mes conclusions nous obligeront à nous interroger sur les événements qui se déroulent aujourd’hui. Tout d’abord, lorsque les médias américains, français et juifs relatent que l’antisémitisme est en hausse en France – ce qui est indéniable – ils omettent souvent de préciser que la montée de l’antisémitisme s’accompagne également d’une montée de l’islamophobie. Elles ont toutes deux gagné en intensité et ont chacune un impact sur l’autre. Elles sont profondément liées. En second lieu, je pense que le volontarisme de l’État français en matière d’assimilation continue de provoquer des résultats contraires à ses objectifs, pour créer le type même de communautarisme politique qu’il cherche à mettre en échec. Ce processus a un effet sur le réalignement politique à l’extrême-droite. Les personnes sont attirées vers ces partis, soit parce qu’elles éprouvent des affinités avec ces mouvements, soit parce qu’elles s’inquiètent de l’instabilité politique. Et l’extrême-droite bénéficie de cette situation. En troisième lieu, lorsque l’on parle de la montée de l’antisémitisme, on doit se souvenir que même dans les pires moments de violence, seul un très faible nombre de personnes sont impliquées. Que la plupart des juifs puissent sympathiser avec Israël et la plupart des musulmans avec les Palestiniens ne signifie pas qu’ils soient islamophobes ou antisémites. La violence et l’instabilité véritables ne proviennent en réalité que d’un très petit nombre d’individus. Il existe une très grande diversité de réponses et de comportements parmi les juifs et les musulmans selon le genre, la classe sociale, etc... La complexité est perdue lorsque l’on traite de ces questions.
La Vie des idées : Des enquêtes internationales réalisées notamment par le Pew Research Center et l’Anti-Defamation League (ADL) montrent qu’une montée de l’islamophobie et de la judéophobie s’est produite non seulement en France mais plus largement dans toute l’Europe avec un développement alarmant des succès électoraux des partis politiques d’extrême-droite ou d’ultra-droite.
Maud Mandel : Il ne fait aucun doute qu’il existe une corrélation entre la montée de l’antisémitisme et celle de l’islamophobie. Se concentrer seulement sur l’une d’entre elles nous fait manquer leur interconnexion. Et il y a clairement eu une augmentation significative des deux phénomènes au cours de ces dernières années en Europe. Si l’on considère les données des enquêtes sur ces questions, il est toutefois important d’examiner non seulement la hausse des comportements racistes, ou même de la violence, mais aussi d’analyser les inégalités structurelles. Les personnes peuvent-elles vivre là où elles le désirent ? La discrimination affecte-t-elle les emplois qu’elles obtiennent ? Leur accès à l’éducation ? Leur représentation au sein du gouvernement ? Dans de nombreuses sociétés européennes, les musulmans ne peuvent pas atteindre ces objectifs. Ce n’est pas le cas actuellement pour les juifs, bien qu’historiquement ils aient eu à affronter ces défis. À l’heure actuelle, il est toutefois plus facile pour les juifs que pour les musulmans de réussir. Si les juifs devaient une nouvelle fois faire face aux formes d’inégalité structurelle que les musulmans subissent aujourd’hui, cela serait encore plus terrifiant en raison de l’antisémitisme violent qu’a connu l’Europe par le passé. [2]