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Essai Philosophie Portraits

Jerry Cohen, défenseur radical de l’égalité


par Fabien Tarrit , le 27 août


On doit à Gerald Allan Cohen d’avoir reposé le marxisme sur d’autres bases philosophiques, guidé comme il a toujours été par le souci de lutter contre tous les arguments anti-égalitaristes.

Né à Montréal en 1941, Gerald A. Cohen – il se faisait appeler Jerry – est brutalement décédé d’un AVC le 5 août 2009, laissant derrière lui une œuvre inachevée, tant furent nombreux les champs de réflexion qu’il a ouverts. Professeur à Oxford, critique sans concession de ses interlocuteurs, fidèle à ses convictions égalitaristes issues de sa jeunesse, il était à la fois radical, nuancé et plein d’humour [1]. Il a grandi dans un milieu populaire imprégné de marxisme. Sa mère, originaire d’Ukraine – elle a fui le stalinisme à l’âge de 18 ans – était ouvrière, elle fut longtemps militante au Parti communiste du Québec. Son père, canadien, doté d’un « pedigree prolétarien irréprochable... sans aucun enseignement secondaire » [2], était lié à l’Ordre du peuple Juif uni, une organisation prosoviétique, antisioniste et antireligieuse, qui gérait l’école Morris Winchewsky, dans laquelle le jeune Cohen reçut son éducation primaire, jusqu’en 1952 lorsque cet établissement fut réprimé par la Brigade anti-subversive de la police provinciale du Québec [3]. Il poursuivit sa scolarité dans une école publique protestante, avant d’intégrer l’Université McGill, à Montréal, en 1958, puis l’Université d’Oxford, en Angleterre, où il étudia la philosophie analytique (notamment sous la direction de Gilbert Ryle et d’Isaiah Berlin) de 1961 à 1963. Alors que la plupart des étudiants marqués à gauche jugeaient la philosophie analytique trop abstraite et insuffisamment politique, Cohen la considérait comme un outil permettant de construire son marxisme sur des fondements philosophiques solides. Il enseigna à University College de Londres de 1963 à 1984, et il obtint en 1985 une chaire en théorie sociale et politique à l’Université d’Oxford, ce qui fut à la fois une surprise – il était relativement peu connu – et une première pour un auteur lié au marxisme. Il quitta Oxford en 2008 pour occuper, à mi-temps, la chaire laissée vacante à University College de Londres après le décès de Ronald Dworkin.

Il est important de saisir pourquoi, selon Cohen, sa biographie a joué un rôle structurant dans son développement. S’il cite Gatsby le Magnifique (Francis Scott Fitzgerald) – « Et nous luttons ainsi, barques à contrecourant, refoulés sans fin vers notre passé » [4] – pour illustrer l’influence de son éducation sur sa pensée, il est tout-à-fait convaincu que « le fait d’avoir été éduqué dans le sens d’une conviction n’est pas une bonne raison pour avoir cette conviction ». C’est pourquoi sa réflexion a porté sur son parcours personnel, et ayant « été éduqué en marxiste […] [s]on travail intellectuel a consisté à tenter d’évaluer cet héritage, d’éliminer ce qui ne devrait pas être conservé et de conserver ce qu’il faut sauver » [5], tout en restant « attaché aux enseignements normatifs de [s]on enfance, et en particulier à une croyance en l’égalité » [6]. Sa vie intellectuelle fut marquée par la recherche de justifications pour le socialisme et l’égalité, et sa contribution frappait à la fois par sa profondeur, sa rigueur analytique, sa clarté et sa précision dans le raisonnement. Sa radicalité politique part de Marx elle s’achève avec Rawls, avec pour fil directeur l’élaboration d’outils intellectuels pour l’émancipation sociale. Son honnêteté intellectuelle consistait à prendre les objections adverses le plus sérieusement possible. Loin de tout dogmatisme, il a fréquemment révisé ses positions. Il se voyait d’ailleurs plus réactif que créatif et n’hésitait pas à tenir compte des positions adverses, et il ne serait pas exagéré d’affirmer que c’est largement de cette manière que s’est construite son œuvre – en dialogue avec le marxisme, le libertarisme et l’égalitarisme libéral. Il publia des dizaines d’articles dans des revues spécialisées, et cinq livres parurent de son vivant : Karl Marx’s Theory of History : A Defence en 1978, puis en 2001 dans une version élargie et révisée, History, Labour and Freedom en 1988, Self-Ownership, Freedom and Equality en 1995, Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ? en 1999 (il fut traduit en français en 2010) et Rescuing Justice and Equality en 2008. Pourquoi pas le socialisme ? fut publié peu avant son décès et traduit en français l’année suivante, et trois recueils de textes furent édités par deux de ses anciens doctorants : On the Currency of Egalitarian Justice, and Other Essays in Political Philosophy en 2011 et Finding Oneself in the Other en 2013 par Michel Otsuka, et Lectures on the History of Moral and Political Philosophy 2014 par Jonathan Wolff.

La première phase de sa carrière, sur Marx, était une réponse à la fois à ses opposants analytiques (comme Plamenatz) et à ses défenseurs jugés obscurantistes (comme Althusser). La deuxième était une réponse au libertarisme de Nozick. La troisième était une défense de l’égalitarisme (de la chance) contre Dworkin et contre Rawls.

Un essai de clarification de la théorie de Marx

C’est en janvier 1966, à la suite d’un séjour d’enseignement à l’Université McGill, qu’il engagea une analyse de la conception marxienne de l’histoire, ce qui aboutit à la publication en 1978 de Karl Marx’s Theory of History : A Defence, pour lequel il reçut le prix Isaac Deutscher, et qu’il présenta à cette occasion comme un « remboursement pour ce qu’il a reçu : parents, école, communauté politique » [7]. Paru dans un contexte d’affaiblissement théorique et politique du marxisme, sans pour autant faire référence à ce contexte, le livre se conçoit comme une base philosophique plus accessible pour les marxistes de langue anglaise. Précisément, pour Cohen, les philosophes analytiques [8] qui critiquent la théorie de Marx la « rejettent […] non pas parce qu’ils appliquent les critères trop sévèrement mais parce qu’ils ne les appliquent pas avec suffisamment de sévérité » [9]. Il s’agit bien de défendre le matérialisme historique, mais indépendamment du reste de l’œuvre de Marx – « à cette période, le matérialisme historique était la seule partie du marxisme à laquelle [il] croyai[t]  » [10] – et il se pose « deux contraintes : d’une part, ce qu’a écrit Marx et, d’autre part, ces normes de clarté et de rigueur qui distinguent la philosophie analytique du vingtième siècle » [11].

Il analyse ainsi les concepts centraux du matérialisme historique, tels qu’ils apparaissent dans la Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique de Marx forces productives, rapports de production, et superstructure – puis il dégage leurs articulations avec des thèses explicatives : la Thèse du développement (les forces productives se développent tout au long de l’histoire en raison de caractéristiques propres à l’humanité : rareté, rationalité et intelligence) et la Thèse de la primauté (la nature des rapports de production s’explique par le niveau de développement des forces productives). Il articule ces thèses par l’explication fonctionnelle (« la structure économique a pour fonction de développer les forces productives [et] la superstructure [a] pour fonction de stabiliser la structure économique » [12]) tout en rejetant le fonctionnalisme, qui explique tout élément singulier à partir du système global, et de la sorte dépasse le champ exploré par Cohen. Son usage de l’explication fonctionnelle ouvre la possibilité d’une analogie avec la biologie évolutionnaire. Il part de l’hypothèse que théorie biologique de l’évolution et matérialisme historique cherchent toutes deux à expliquer le sens de l’évolution respectivement des espèces et du processus historique. Il suggère que le matérialisme historique « pourrait en être à son étape lamarckienne » [13], c’est-à-dire pré-darwinienne, au sens les mécanismes existent mais n’ont pas encore été découverts. Pour Cohen, le darwinisme détermine l’évolution des populations à partir de la sélection naturelle, qui est un facteur exogène. En revanche, pour Lamarck, les populations évoluent parce que les organismes changent en accord avec leur dynamique interne ce qui, selon Cohen, correspond mieux au matérialisme historique.

L’ouvrage peut très bien être envisagé comme une révolution scientifique dans le programme de recherche marxien, moins par le contenu qu’il attribue à la théorie que par son mode de présentation. Cohen renouvelle la façon de penser le marxisme, et il se place aux côtés de Louis Althusser sur trois points – 1) le matérialisme historique et la dialectique hégélienne sont incompatibles, 2) les concepts élémentaires d’une structure théorique doivent être systématiquement questionnés et clarifiés, et 3) il n’existe pas de méthodologie marxiste spécifique – avant de prendre ses distances. Si le livre a été acclamé à sa sortie, il fut assorti de plusieurs critiques (par, entre autres, Jon Elster, Erik Olin Wright, Andrew Levine), notamment sur le déterminisme technologique et sur l’explication fonctionnelle, auxquelles il a apporté plusieurs réponses et clarifications. Ces échanges ont ainsi contribué à l’impulsion du marxisme analytique.

L’impulsion du marxisme analytique

Avec cet ouvrage Cohen a ouvert au marxisme les portes du monde universitaire anglo-saxon en atténuant les réticences de nombreux universitaires radicaux qui s’en étaient écartés en raison du manque de rigueur qu’ils lui attribuaient. En septembre 1979, à l’initiative de Jerry Cohen, mais aussi de Jon Elster et John Roemer, fut organisée à Londres une rencontre, précisément autour du livre de Cohen, entre une trentaine d’universitaires marxistes, ou proches du marxisme, principalement originaires de pays de langue anglaise et issus d’un champ disciplinaire couvrant les sciences humaines et sociales (économie, sociologie, histoire, philosophie, science politique…) [14]. L’expérience fut renouvelée l’année suivante dans le même lieu, sur le même thème, avec une dizaine de personnes, et des rencontres annuelles furent organisées sur ce mode chaque mois de septembre [15], entre auteurs ayant pour centre d’intérêt commun une ambition consistant à séparer le contenu de la théorie de Marx de son mode d’exposition. Le rassemblement prit le nom de Groupe de Septembre, ou parfois de Groupe du marxisme sans foutaise, Le concept de foutaise (« bullshit »), emprunté à Harry Frankfurt, fait référence à un énoncé ni clair ni clarifiable. La critique s’adresse particulièrement aux philosophes français [16], notamment à Louis Althusser. Le groupe publia pour la première fois le terme « marxisme analytique » en 1986, dans un ouvrage collectif dirigé par John Roemer, Analytical Marxism, même s’il était utilisé en séminaire par Jon Elster dès 1980. Il donna lieu à de nombreux débats sur la validité de la théorie de Marx, avec un certain nombre d’ouvrages majeurs, parmi lesquels A General Theory of Exploitation and Class par John Roemer en 1982, Karl Marx, une interprétation analytique par Jon Elster en 1985 (publié en français en 1989), Classes par Erik Olin Wright en 1985.

Une réfutation du matérialisme historique

A partir des années 1980, au cours des débats du marxisme analytique, Cohen commence à formuler son opposition au capitalisme et sa perspective socialiste indépendamment de la théorie marxienne de l’histoire, dont il propose une critique et une reformulation. Il a ainsi commencé à prendre ses distances avec la théorie, d’abord théoriquement puis empiriquement.

Son éloignement théorique repose sur trois éléments. D’abord, il spécifie le marxisme comme un ensemble de plusieurs théories plutôt que comme une théorie qui se développe sous plusieurs aspects, s’inscrivant ainsi en rupture avec l’hypothèse d’homogénéité du marxisme, si bien que « le matérialisme historique et l’anthropologie philosophique marxiste sont indépendants » [17] et que « l’apparente dépendance de la théorie marxiste de l’histoire à la théorie marxiste de la nature humaine est une illusion » [18]. Ensuite, il interroge « le champ du matérialisme historique » [19] et le juge justement « trop matérialiste » [20]. Il propose de remplacer le matérialisme historique qu’il qualifie de global et selon lequel l’histoire est « de façon centrale » [21] le développement des forces productives, qui « explique les principaux aspects des phénomènes spirituels » [22], par un matérialisme historique restreint selon lequel l’histoire est « entre autres  » (souligné dans l’original) le développement des forces productives. Il ouvre ainsi la possibilité de fournir une explication des phénomènes spirituels indépendamment des phénomènes matériels : « Je concède que la Préface contient une phrase sans ambiguïté globale à propos de la conscience : “Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience”. Si elle est supprimée, j’estime que le reste est ouvert à la construction restreinte » [23].

Enfin, sa prise de distance repose sur le rejet de la dialectique, conçue comme une conception obstétrique selon laquelle les solutions à un problème résident dans le plein développement de ce problème et selon lequel la transformation sociale potentielle pourrait être décrite comme le processus par lequel le vieil ordre donne naissance au nouveau, avec la classe ouvrière dans le rôle de la sage-femme.

Il a ensuite, au cours des années 1990, appuyé sa prise de distance sur des éléments empiriques. D’abord, il estime que la structure de classe des sociétés capitalistes actuelles ne permet plus de dégager un groupe social ayant à la fois une capacité pour le changement social, c’est-à-dire qui soit majoritaire dans la société et producteur des richesses, et un intérêt pour le changement social, c’est-à-dire qui soit exploité et dans le besoin. Ensuite, il assimile la dislocation de l’URSS à une absence de perspective pour un futur socialiste : il explique cet échec par le fait que l’éclatement de la Révolution en Russie en 1917 serait contradictoire avec les énoncés centraux du matérialisme historique au sens où les conditions pour le socialisme, c’est-à-dire un certain niveau de développement des forces productives, n’existaient pas en Russie à cette période. Dans une approche surtout rhétorique, si pour Cohen la dislocation de l’URSS a constitué un échec pour le socialisme, au sens où la disparition de l’URSS représente un recul pour la perspective du socialisme, elle était également un « triomphe pour le marxisme » [24], au sens où cette disparition validerait le matérialisme historique qui affirme qu’une révolution ne peut réussir que si les forces productives sont suffisamment développées. Enfin, il évoque une contradiction entre le développement des forces productives et la préservation de l’environnement.

Il se rapproche alors de la philosophie politique normative, sans pour autant abandonner Marx mais en cherchant à l’associer aux préoccupations en termes de justice. Dès les années 1970, Cohen avait la philosophie politique pour centre d’intérêt, aux côtés du matérialisme historique, et il a toujours été convaincu que « le socialisme devait être préféré au capitalisme en raison d’un principe normatif » [25]. Il a estimé que le marxisme n’est pas incompatible avec les discussions éthiques [26] et « que les socialistes ont besoin d’écrire des recettes » [27]. Il a exploré deux champs de réflexion : le rapport entre égalité et liberté et l’égalitarisme.

Le défi libertarien

C’est en 1972 que Cohen a été tiré de son « sommeil dogmatique socialiste » par son ami Gerald Dworkin à propos d’un argument anti-égalitariste de Robert Nozick (Anarchie, État et Utopie, 1974), en apparence assez simple : Wilt Chamberlain est un joueur de basket au talent exceptionnel que de nombreux spectateurs sont prêts à payer pour voir jouer, de telle sorte qu’il devient riche, alors que les spectateurs ont perdu une petite partie de leur richesse. Les inégalités sont donc légitimes puisque les personnes sont volontaires. Il réagit à cet argument de façon à la fois irritée (car l’argument est un rejet des politiques redistributives) et angoissée (il n’a pas à l’époque de réponse à lui faire). Il donna en 1975 un cours sur Nozick à Princeton, convaincu de la nécessité de lui répondre, et il passa ainsi près de vingt ans à réfuter ses thèses anti-égalitaristes. Ses critiques sont regroupées dans Self-Ownership, Freedom and Equality.

L’argument de Nozick implique que les inégalités sont légitimes si elles respectent trois principes : le principe d’acquisition selon lequel individu devient le détenteur légitime d’un objet non détenu s’il apporte son travail à cet objet, sans détériorer la situation de qui que ce soit ; le principe de transfert affirme qu’un individu est le détenteur légitime d’un objet en conséquence d’une transaction volontaire avec le précédent détenteur légitime ; le principe de rectification consiste à corriger les violations des deux premiers principes. Les égalitaristes libéraux – Rawls, Dworkin… – le trouvent décevant, car ils le jugent pourvu de prémisses non crédibles, et rejettent le concept de propriété de soi à cause des inégalités de condition qu’il engendre. Cohen à l’inverse décide de prendre cette question au sérieux et refuse d’abandonner la liberté au camp adverse. Il rejette la thèse selon laquelle il y aurait une tension inévitable entre égalité et liberté, et juge au contraire que c’est l’accroissement de la liberté qui motive les socialistes – mais une liberté réelle, dont toutes et tous pourraient jouir de façon égale. Aussi, plutôt que rejeter la théorie libertarienne de Nozick pour ses conclusions, Cohen estime plus fertile de montrer que l’on peut partir des mêmes prémisses (la propriété de soi) pour parvenir à des conclusions opposées. Ainsi Cohen s’est d’abord attaché à réfuter l’inférence qui va de la défense de la propriété de soi à la justification des inégalités, avant de critiquer le concept même de propriété de soi.

Partant du constat que Nozick s’est approprié ce concept pour parvenir à des conclusions inégalitaires, il estime que cet héritage lockéen peut servir d’appui à une critique du capitalisme. C’est pourquoi il propose de l’associer à la propriété commune du monde, ce qui lui permet de nier que la liberté a pour conséquence nécessaire le capitalisme et l’exploitation. Les travailleurs sont contraints de vendre leur force de travail, car même s’ils ont le droit de ne pas le faire ils n’en ont pas la capacité. Dans la mesure où la survie de ceux qui ne possèdent pas les moyens de production – la majorité de la population – dépend du souhait de ceux qui les possèdent, quelqu’un qui se soucie réellement de la liberté ne peut pas légitimer l’exploitation capitaliste, puisqu’elle restreint la liberté des travailleurs. L’immense majorité d’entre eux étant incapables de sortir de leur situation de prolétaires, ils ne sont pas libres de ne pas être prolétaires ; ils sont forcés de l’être – au sens où il n’existe pas d’alternative raisonnable –, et leur propriété d’eux-mêmes est violée. La privatisation originale des ressources externes (l’accumulation primitive au sens de Marx) est ainsi un vol de ce qui devrait être détenu en commun, et Nozick ne peut pas se présenter comme un défenseur de la liberté. Il a beau chercher à se protéger contre ce type d’objection à l’aide de la clause lockéenne, qui vise à garantir que tout le monde puisse jouir des ressources naturelles, Cohen objecte qu’aucun système économique n’est en mesure de satisfaire cette clause.

Après avoir accepté la prémisse de Nozick en réfutant ses conclusions, il la met en doute en affirmant que la liberté individuelle peut être défendue sans se référer à la propriété de soi. D’une part, renoncer au principe de propriété de soi n’implique pas d’accepter l’esclavage. Une obligation légale de se montrer solidaire avec les personnes qui sont dans le besoin autorise à orienter le fruit du travail des contribuables, mais pas de détenir ce travail. Cela représente une incohérence de Nozick au sens où il assimile le financement de la protection sociale à de l’esclavage, alors que le financement des organes de répression – police, justice… – ne relèverait pas de l’esclavage. Ensuite, il doute que la propriété de soi corresponde au respect de l’autonomie humaine, au sens de l’existence d’un ensemble de choix possibles. Au contraire, des différences de dotation ou de talent peuvent conduire des personnes dans des situations d’inégalité qui les rendent incapables de contrôler leur vie. L’autonomie n’est pas uniquement un droit contre la coercition, et elle peut également être envisagée comme un droit à des biens collectifs (éducation, protection sociale). Enfin, le principe de consentement de Nozick, selon lequel les individus ne peuvent pas, sans leur accord, être utilisés pour réaliser les buts des autres, ne correspond pas au principe de consentement de Kant, au sens où le premier est réel (je consens de mourir si je consens jouer à la roulette russe) et le second normativement possible (je sais que je risque de mourir si je joue à la roulette russe donc je ne joue pas).

Un effet collatéral de cette démarche implique que Cohen échoue à préserver une large partie des résultats du marxisme (matérialisme historique, théorie de la valeur, exploitation) en faisant appel à d’autres champs théoriques. De son point de vue, cependant, ce n’est pas un échec. Son objectif n’a jamais été de défendre le marxisme à tout prix, et si l’égalité et le socialisme peuvent recevoir un appui plus solide que celui fourni par Marx, il est cohérent de dépasser Marx. C’est une telle attitude antidogmatique qui explique son évolution intellectuelle.

C’est ainsi dans une perspective socialiste qu’il s’approprie la philosophie politique normative en vue de lutter à la fois contre les inégalités et contre le constructivisme, qui en référence à Kant et plus récemment à Rawls, consiste à développer une procédure valide en vue d’élaborer une éthique.
Il estime que « les socialistes doivent […], dans une certaine mesure, être des concepteurs utopiques » [28]. Ainsi, à partir des années 1990, ses travaux, ponctués par la publication de Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ? et de Rescuing Justice and Equality, s’inscrivent dans le débat en philosophie politique initié par la publication en 1971 de Théorie de la justice par John Rawls.

C’est ainsi en se confrontant aux approches de Ronald Dworkin et de John Rawls que Cohen va construire sa position en philosophie politique.

Égaliser la chance ? : un dialogue avec Ronald Dworkin

Cohen est partisan de l’égalitarisme des chances (luck egalitarianism), selon lequel la seule égalité valable est celle qui consiste à éliminer les effets de la chance brute et à compenser toutes les pertes de bien-être qui ne relèvent pas de choix de l’individu. En d’autres termes il est injuste que des personnes qui ont la chance d’avoir hérité de talents valorisés par le marché soient avantagées par rapport aux personnes qui n’ont pas eu cette chance. Il reproche à Dworkin de réintégrer l’idée de choix et de responsabilité dans le champ égalitariste. Il conçoit l’argument de la responsabilité personnelle comme « l’idée la plus puissante dans l’arsenal de la droite anti-égalitariste » [29] et, de même qu’avec la propriété de soi, il va tâcher de se l’approprier à des fins égalitaristes. Il se distingue de la position de Dworkin [30], d’abord parce qu’il juge qu’en se concentrant sur les ressources, l’approche de Dworkin ne tient pas compte de la variété des besoins des personnes. Il défend quant à lui l’égalité d’accès aux avantages, qui inclut non seulement les ressources mais également le bien-être et les capabilités, ce qui le rapproche de la position d’Amartya Sen. Il émet également des doutes sur la distinction entre malchance brute et malchance optionnelle. Une inégalité non choisie doit être compensée, alors qu’une inégalité résultant d’un pari authentique est légitime. Les distributions émergeant du capitalisme relevant d’« un casino auquel il est difficile d’échapper » [31], Cohen estime que rares sont les inégalités significatives relevant de choix des agents. Il distingue trois formes d’égalité des opportunités. L’égalité des opportunités bourgeoise met fin aux restrictions statutaires, qu’elles soient formelles (l’esclavage) ou informelles (la discrimination raciale) mais maintient les inégalités liées aux circonstances de naissance et d’éduction. L’égalité des opportunités de gauche libérale supprime les effets des circonstances de naissance et d’éducation, ignorées par l’égalité bourgeoise, de telle sorte que les destins des individus sont déterminés par leurs aptitudes et leurs choix, mais elle maintient les inégalités innées. Enfin, l’égalité socialiste des opportunités, que défend Cohen, vise à corriger également les différences innées de capacité, en vue de neutraliser tous les désavantages subis. Dans une société qui réaliserait l’égalité socialiste des opportunités, les différences de revenu ne reflèteraient plus que des préférences individuelles comme le choix d’un certain équilibre entre revenu et loisir, avec des plaisirs de vie comparables.

Sauver la justice et l’égalité contre la théorie de Rawls

L’enjeu, pour Cohen, est de maintenir la conviction que l’idéal socialiste serait préférable non seulement aux sociétés existantes, mais aussi à la société juste rawlsienne. L’argument de Rawls, en faveur de la justice comme équité, relève d’une justice procédurale consistant à élaborer les outils de réalisation d’une société juste. Il détermine une procédure impartiale, le voile d’ignorance, des principes de distribution, et un fondement auquel appliquer ces principes, la structure de base. Cohen critique à la fois la procédure et le contenu des principes. D’une part Cohen juge que la structure de base rawlsienne, i.e. les éléments auxquels s’appliquent les principes de justice, est trop étroite. Selon lui, pour qu’une société soit réellement juste, il ne suffit pas que la justice s’applique à la structure légalement coercitive, qui correspond à la structure de base de Rawls, mais également à trois autres champs : une structure informelle, qui correspond aux sanctions et approbations sociales non sanctionnées légalement ; un ethos de justice, qui regroupe un ensemble de sentiments et d’attitudes dominants dans une société ; et des choix et comportements individuels de la part de ses membres. Il estime ainsi que « la justice est elle-même un compromis ou un équilibre entre l’intérêt individuel et les revendications d’égalité » [32]. En ce sens, il tente de « rekantianiser » Rawls, chez qui la distinction de Kant entre droit et vertu n’apparaît pas. Il reproche à l’impératif catégorique de Rawls de n’être qu’un impératif de droit et donc de ne pas tenir compte de la vertu, c’est-à-dire la culture de la justice.

Ainsi les choix pour lesquels la loi est indifférente sont décisifs pour la justice sociale, qui exige une philosophie individuelle – reposant donc sur une culture de la justice – au-delà de l’obéissance à des normes formelles, aussi justes soient-elles. Ainsi, Cohen déplace la théorie politique d’une approche institutionnelle fondée sur la structure légale à une approche interactionnelle fondée sur les comportements, actions et interactions des individus et des groupes d’individus.
D’autre part, selon lui Rawls ne démontre pas que l’inégalité porteuse d’incitation est juste, il se contente d’affirmer qu’elle est nécessaire, en raison de traits propres à la nature humaine. Il estime que le principe de différence, selon lequel les inégalités ne sont acceptables que si elles profitent aux plus pauvres, est injuste et incohérent. Alors que la théorie de Rawls repose sur des prémisses profondément égalitaristes (personne ne mérite plus qu’un autre et ce qui compte le plus est le point de vue des plus pauvres), Cohen se demande, peut-être ironiquement, en quoi les plus riches pourraient demander une rémunération supérieure à celle des plus pauvres s’ils acceptent ces prémisses, d’où le titre du livre : Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?. En effet si cette inégalité est perçue comme nécessaire, c’est parce que ces personnes agissent de façon égoïste voire exercent une forme de chantage si on ne leur offre pas une rémunération supérieure. L’inégalité n’est donc nécessaire que si ces personnes décident de produire moins en cas de diminution des inégalités. Ainsi il est pour Cohen étrange de parler d’une société juste pour désigner une société dont un certain nombre de membres se comportent de façon égoïste, ou plus largement répondent aux incitations, en contradiction avec la logique des principes qui sont reconnus comme justes. Dans une société entièrement fondée sur le principe de différence, et donc caractérisée par la fraternité et la dignité, les riches renonceront aux incitations. L’argument de l’incitation n’est donc pas nécessaire au principe de différence si les personnes acceptent ce principe, puisqu’il repose implicitement sur une solidarité dans la population, et puisque sa mise en œuvre exige un certain degré d’homogénéité et de cohésion sociale. Rawls doit alors abandonner soit les incitations à l’exercice du talent des plus riches, soit les idéaux de fraternité.

Conclusion : un attachement à l’égalité mais aussi à la communauté

Pour Cohen la philosophie est utile politiquement parce qu’elle expose les contradictions des discours qui défendent l’inégalité et le capitalisme, et parce qu’elle permet d’envisager les contours et le fonctionnement d’une société socialiste. Telle est sa démarche consistant à se confronter à plusieurs courants (marxisme, libertarisme, égalitarisme) afin d’en extraire le potentiel émancipatoire. Outre son attachement à l’égalité, Cohen met également l’accent sur l’impératif de communauté (ou de fraternité). Dans le dernier ouvrage publié de son vivant, Pourquoi pas le socialisme ?, il invite à une expérience de pensée, celle du voyage en camping, pour mieux apprécier ces valeurs d’égalité et de communauté. Il nous incite à réfléchir à l’écart entre les motivations encouragées par ce type de contextes, comme la solidarité, et les motivations encouragées dans ou par le capitalisme. Pourquoi acceptons-nous que les humains qui ne se connaissent pas se traitent les uns les autres comme des marchandises alors que de telles relations nous feraient horreur avec des proches ? Sa critique du capitalisme s’adresse également au socialisme de marché, qui maintient un degré important d’inégalité injuste, fondée sur les différentiels de talent ainsi que sur la chance, et n’encourage pas un véritable sens de la communauté. Cohen s’est efforcé toute sa vie de défendre les principes de justice, d’égalité et de communauté avec lesquels il a grandi. Paradoxalement, son désir de les préserver aura impliqué de rompre avec certaines convictions marxistes dont il avait hérité.

Les articles du dossier

par Fabien Tarrit, le 27 août

Pour citer cet article :

Fabien Tarrit, « Jerry Cohen, défenseur radical de l’égalité », La Vie des idées , 27 août 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jerry-Cohen-defenseur-radical-de-l-egalite

Nota bene :

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Notes

[1Il fut décrit comme « le plus drôle des philosophes politiques anglophones vivants » (John Dunn, Times Higher Education, 12 janvier 2001). De nombreuses vidéos, souvent très amusantes, figurent sur le site de Nicholas Vrousalis https://www.youtube.com/@nvrousalis/videos

[2Cohen Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, Paris : Hermann, 2010 [1999], p. 21.

[3Le communisme était illégal au Québec entre 1931 et 1957.

[4Dans les toutes premières pages de Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, op. cit., p. 13.

[5Idem, p. 8.

[6Ibid., p. 14.

[7Cité par Jonathan Wolff in « G.A. Cohen : A Memoir » in Cohen G.A.Lectures on the History of Moral and Political Philosophy, Princeton : Princeton University Press.

[8Cohen fait notamment référence à John Plamenatz et à H.B. Acton.

[9« On Some Criticisms of Historical Materialism », Supplement to the Proceedings of the Aristotelian Society. 44, 1970, pp. 121.

[10Self-Ownership, Freedom and Equality, Cambridge : Cambridge University Press, p. 1.

[11Karl Marx’s Theory of History : A Defence, Oxford : Oxford University Press, 1978, p. ix.

[12« Functional Explanation : Reply to Elster », Political Studies, 28.1, 1980, pp. 129.

[13Idem, p. 134.

[14Parmi eux figuraient Erik O. Wright, Robert Brenner, Philippe Van Parijs, Hillel Steiner, Robert Van der Veen, Pranab Bardhan.

[15La réunion fut annulée en 2001 en raison de l’attentat, avant de prendre un rythme bi-annuel.

[16Il se demande « pourquoi un certain type de foutaise se développe en France » (« Complete Bullshit » in Finding Oneself in the Other, Princeton : Princeton University Press).

[17« Reconsidering Historical Materialism » in Roland Chapman, John Pennock ed., Nomos, 26, New York : New York University Press, 1983, pp. 247.

[18« Restricted and Inclusive Historical Materialism », Irish Philosophical Journal, 1, 1984, p. 5.

[19« Reply to four critics », Analyse und Kritik, 5.2, 1983, p. 195.

[20« Reconsidering Historical Materialism », op. cit., p. 237.

[21« Restricted and Inclusive Historical Materialism », op. cit., p. 10.

[22Idem, p. 11.

[23 Ibid., pp. 17-18.

[24« Marxism after the Collapse of the Soviet Union », The Journal of Ethics, 3.2, 1999, p. 99.

[25Self-Ownership, Freedom and Equality, op. cit., p. 3.

[26Il distingue parmi les auteurs marxistes ceux pour qui les questions éthiques méritent un intérêt central et ceux pour qui elles sont secondaires. Il se situe lui-même dans la première catégorie, justifiant ainsi son tournant normatif.

[27Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?, op. cit, p. 160.

[28Idem, pp. 43-44.

[29« On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics, 99.1-2, 1988-1989, p. 933.

[30Dworkin établit une distinction entre bien-être et ressources, il affirme que l’égalité d’accès à l’avantage correspond à une égalité en termes de ressources.

[31Pourquoi pas le socialisme ?, Paris : L’Herne, 2009 [2010], p. 30

[32« Incentives, Inequality and Community », Tanner Lectures on Human Values, 13, 1992, p. 314.

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