L’amour de la nouveauté n’est pas né dans la société moderne de consommation. Depuis longtemps, il est un moteur du capitalisme, constituant un imaginaire commercial puissant. Ses impacts environnementaux sont, aujourd’hui, désastreux.
À propos de : Jeanne Guien, Le Désir de nouveautés. L’obsolescence au cœur du capitalisme (XVe-XXIe siècle), La Découverte
L’amour de la nouveauté n’est pas né dans la société moderne de consommation. Depuis longtemps, il est un moteur du capitalisme, constituant un imaginaire commercial puissant. Ses impacts environnementaux sont, aujourd’hui, désastreux.
« Galeries Lafayette, 130 ans de nouveautés », « Total, pionniers depuis 100 ans », « Back Market, c’est pas neuf, c’est nouveau » : la nouveauté a bon dos, et elle fait vendre, y compris s’il faut pour cela recourir aux tautologies et aux contradictions les plus absurdes. Au fait, « comment l’allégation à la nouveauté est-elle devenue une stratégie commerciale ? » (p. 8) C’est à cette vaste question que la philosophe Jeanne Guien, spécialiste de l’histoire du consumérisme, a eu la bonne idée de s’atteler.
« Ce livre porte sur la nouveauté en tant qu’elle est construite par des discours marchands » (p. 7), l’autrice indique-t-elle d’entrée de jeu. Grâce à la sociologie économique, on sait que la valeur des biens ne préexiste pas aux échanges, mais que celle-ci est construite par des discours marchands. Dans cette « économie des qualités » [1], la nouveauté a permis d’écouler une quantité remarquable de marchandises. Jeanne Guien la définit par la conjonction de la primauté et de la fugacité, ce qui en fait un levier redoutablement efficace sur le plan commercial, suscitant tout à la fois curiosité et urgence d’achat. Les discours marchands valorisent alors les comportements « néophiles » (du grec ancien neos, nouveau, et philéô, aimer ou désirer) et disqualifient symétriquement les attitudes « néophobes », réduisant toute résistance au « nouveau » à une posture passéiste. La néophilie devient la pierre angulaire de l’économie d’offre et de la surproduction structurelle du capitalisme ; celle, aussi, du consumérisme qui arrime la société au marché.
L’ouvrage de Jeanne Guien dévoile que la construction marchande de la nouveauté est le fruit d’une longue histoire dont il est grand temps de prendre la mesure. La retracer permet en effet de mettre un terme à une double amnésie : celle qui permet de fabriquer du neuf de toutes pièces, y compris là où il n’y en a pas, et celle qui conduit à euphémiser l’obsolescence comme stratégie cruciale et assumée du capitalisme depuis ses origines, identifiant trop volontiers le « désir de nouveautés » à une inclination universelle et intemporelle. L’autrice arrache donc la nouveauté à son anhistoricité commode, en associant l’histoire commerciale et industrielle, par laquelle on accède aux pratiques et aux discours des acteurs de la vie économique, et la philosophie, qui procure des outils pour les analyser. Sans prétention à l’exhaustivité et à l’aide d’une variété appréciable de sources – emballages, catalogues et publicités, littérature grise produite par les acteurs du marché et leurs commentaires médiatiques –, son analyse nous offre un riche panorama de six siècles de discours néophiles. Fort heureusement, car c’est le risque avec une fresque de cette envergure, la philosophe se montre attentive à la variation des contextes qu’elle n’amalgame jamais. Du XVe siècle à nos jours, l’histoire de la néophilie rejoue donc celle, mieux connue, du capitalisme.
Selon Jeanne Guien, les racines de l’usage marchand de la nouveauté remontent au commerce colonial, qualifié de « commerce au loin ». Si l’importation de produits dits « exotiques » n’émerge en aucun cas avec les expéditions du dernier XVe siècle, ces campagnes sont soutenues par un puissant imaginaire commercial – fait de promesses d’abondance et de merveilles à découvrir – destiné à éveiller l’appétit des élites européennes. En effet, à l’époque moderne, c’est à l’ombre de cette conquête de la nouveauté que l’« exotisme » et la « curiosité » sont mobilisés par les marchands-aventuriers et autres négociants afin d’ouvrir les marchés mondains aux productions coloniales (par exemple alimentaires, du sucre au cacao, ainsi que les artefacts et objets de parure). Ces qualifications marchandes servent aussi à justifier la conquête et l’appropriation des ressources, à farder l’asymétrie brutale des échanges coloniaux, à réserver enfin à l’Occident le monopole du goût des nouveautés.
Au XVIIIe et surtout au XIXe siècles, c’est cette fois l’« innovation » qui légitime les exactions d’un capitalisme désormais industriel. L’autrice rappelle que la mécanisation des ateliers est d’emblée conflictuelle en raison de ses effets sur l’emploi – songeons ici au luddisme dans l’Angleterre des années 1810. C’est dans ce contexte de controverses suscitées par le machinisme que l’obsolescence des moyens de production a été théorisée et encensée par le polymathe Charles Babbage, qui voit en 1832 dans les « nouveaux modèles améliorés » un levier de dévaluation des machines plus prompt que leur usure. Promis à une très longue prospérité, de tels discours néophiles sont sans cesse réinventés, comme sous le jour plus contemporain de la loi de Moore, du nom de l’ingénieur qui prédit, en 1965, la courbe exponentielle de l’innovation en informatique et planifie l’obsolescence en son sein. Or, de telles modélisations ignorent que l’obsolescence des outils a pour corollaire celle des humains, précarisés, déqualifiés, exploités, que signale déjà la critique marxienne. Elles reposent aussi sur une vision évolutionniste de l’histoire fort discutable, qui érige le « progrès » en horizon consensuel – ce qu’il n’est jamais – et l’obsolescence en précepte fatal pour l’atteindre.
Un autre avatar de la néophilie est la « mode », dénomination que l’industrie du vêtement a graduellement accaparée. Si les motifs du changement de parure sont historiquement pluriels (le climat, l’activité, la croissance, l’usure, la distinction…), une causalité supplémentaire émerge au XIXe siècle : l’exigence du renouvellement de la toilette. Pourquoi donc ? En France, l’abolition du corporatisme et l’industrialisation métamorphosent le secteur textile, avec l’essor de la confection, soit la production de masse de vêtements « tout faits ». Cette offre a pu rencontrer une demande grâce aux méthodes inédites de distribution et de communication des grands magasins. Fondés sur l’économie d’échelle et la rotation rapide des stocks, ils imaginent un calendrier commercial et martèlent l’injonction au renouvellement. Depuis le XXe siècle, cette prescription a été considérablement accélérée, en suivant les modèles étatsunien et espagnol (les chaînes de magasins de prêt-à-porter), puis chinois (l’ultra fast fashion débitée sur internet). Les stratégies d’obsolescence à l’œuvre reposent sur une pensée finalement simple : plus un produit peut être rapidement daté, plus on peut le dévaloriser au profit d’un second, glorifié comme « nouveau » et désirable à ce titre. Mais là encore, les cadences effrénées, assorties aux prix démesurément bas de la fast fashion, entraînent des effets délétères – l’industrie de la mode est notoirement l’une des plus violentes au monde ; elle est aussi l’une des plus polluantes.
Face au spectre d’une crise de surproduction, les professionnels du marché ont ainsi entrepris de faire coïncider production et consommation. Sans jamais réduire l’offre, ils s’évertuent à faire consommer davantage, en présentant cette conduite comme enviable – c’est le consumérisme. À la lumière du cas étatsunien, la chercheuse dévoile les rouages de cet effort marchand qui se professionnalise au XXe siècle. Pour stimuler la demande et légitimer le gaspillage, les marketeurs inventent dans les années 1950 et 1960 des méthodes destinées à planifier l’obsolescence, adoptant une rhétorique pseudo-darwiniste assignant à chaque produit un « cycle de vie ». Il revient aux designers, avant-garde autoproclamée du style, de façonner des « techniques de l’éphémère », en agissant sur la forme d’un objet qu’ils démodent et qui cesse alors de plaire. Les publicitaires invoquent enfin la modernité à tout bout de champ : les allégations de nouveauté revêtent des formes disparates, résultant d’un changement technique ou esthétique, d’une construction symbolique, ou parfois rien de tout cela. Il arrive en effet que la nouveauté soit une qualification entièrement creuse, certains publicitaires s’enorgueillissant de la concevoir de toutes pièces.
Parangon de la néophilie, le « jetable » – catégorie vorace qui admet tous genres de biens – fait enfin, à raison, l’objet de substantiels développements. Depuis les mouchoirs (dès le IXe siècle au Japon !) et les boîtes de conserve (à la fin du XVIIIe siècle), le point commun des produits prescrits comme « jetables », que l’on achète puis rachète toujours neufs, est l’impossibilité technique, sociale ou morale de leur entretien. Au XXe siècle, à l’heure du « taylorisme chez soi » [2], les produits jetables ont été volontiers jugés « pratiques », parce que prêts à l’usage, mais aussi en vertu de l’aveuglement collectif au devenir de ces objets « rejetés au loin » (thrown away). Telle est la fonction socioéconomique de la jetabilité, déléguant et invisibilisant les tâches de production et d’entretien, et rendant chacun plus disponible pour l’emploi. Ces produits sont aussi très tôt homologués comme « pas chers », une qualité à contextualiser : sur le marché, aucun prix ne peut être faible sans référence aux salaires, et ces montants sont de toute façon élevés si on les confronte aux habitudes de réemploi. « Pratique », « pas cher », le jetable passe enfin pour « hygiénique », multipliant les promesses prophylactiques, alors même que ces biens sont régulièrement fustigés pour leur dangerosité, à grand renfort de substances toxiques et de microplastiques. Visage ordinaire d’une soif de nouveauté apparemment inextinguible, le jetable scelle même le neuf sous forme d’opercule ou d’emballage. Sur les marchés contemporains, où tout se vend (sur)emballé, l’épreuve du déballage, geste irréversible qui acte la déchéance, conduit immanquablement au désir de rachat.
Prenant position dans un débat qui n’a que trop duré, Jeanne Guien montre que l’obsolescence (souvent qualifiée de « programmée ») ne relève pas de pratiques industrielles opaques ou de complots fantasmés. C’est tout l’inverse : le renouvellement accéléré des biens, y compris tout à fait fonctionnels, a été constamment promu au grand jour par les acteurs du marché depuis les origines du capitalisme, au point de devenir le critère d’une économie saine. De quelle économie saine parle-t-on ? La philosophe nous dépeint une réalité différente. D’abord, en signalant que le « désir de nouveautés » procède de discours couramment absurdes et abusifs, entre contradictions, vacuité et promesses déçues. Ensuite, en démontrant que la néophilie, prise dans des rapports toujours conflictuels, perpétue en réalité un modèle économique excluant. La nouveauté, érigée en norme et diversement mise en discours à travers les âges, discrédite toujours ceux qui s’en passent, tout en légitimant les dominations profitables à l’économie néophile. Si ce modèle est excluant, il est aussi insoutenable : sans doute le volume aurait-il gagné à lier plus étroitement critique sociale et critique environnementale, parfois discrète dans l’ouvrage.
Il était en clair urgent d’écrire Le Désir de nouveautés, afin de déconstruire une sommation familière et un triptyque implacable : acheter, jeter, racheter. Tissant habilement le théorique et le concret, auquel Jeanne Guien nous avait habitués dans ses biographies d’objets [3], ce livre propose une grille de lecture convaincante du modèle économique dont nous héritons, à même d’informer les débats contemporains sur l’obsolescence, dont on comprend désormais qu’elle est un moteur du capitalisme. Cette ample fresque philosophique et historique jette aussi les bases de recherches proprement historiennes, ancrées dans des contextes spatio-temporels plus étroitement circonscrits. Elles permettront de préciser le propos de l’autrice et de prolonger son souci, au demeurant fort louable, d’ôter à la néophilie son évidence en lui restituant son épaisseur historique.
par , le 21 mai
Lucile Truffy, « La nouveauté, cette vieille rengaine », La Vie des idées , 21 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jeanne-Guien-Le-Desir-de-nouveautes
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[1] Michel Callon, Cécile Méadel et Vololona Rabeharisoa, « L’économie des qualités », dans Michel Callon et al., Sociologie des agencements marchands. Textes choisis, Paris, Presses des Mines, 2013, p. 143-170.
[2] Le « taylorisme chez soi » est le titre donné, dans sa traduction française, au recueil d’articles écrits par Christine Frederick, spécialiste étatsunienne des « sciences domestiques », dans le Ladies’ Home Journal en 1912.
[3] Jeanne Guien, Le Consumérisme à travers ses objets, Paris, Éditions Divergences, 2021, 223 p.