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Essai Société

Dossier : Les citoyens et leur police

Itinéraire des plaintes sous contrôle gestionnaire


par Élodie Lemaire , le 22 février 2011


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Conçue à l’origine pour signaler une infraction, la plainte est devenue un outil de gestion et de mesure du travail policier. Fruit d’une enquête de terrain menée dans un commissariat, cet article montre comment les agents tentent, avec plus ou moins de réussite selon leur position dans la hiérarchie, de préserver leur autonomie face aux impératifs de la culture du résultat.

Par le biais de réformes transversales (Loi organique relative aux lois de finances – LOLF –, Révision générale des politiques publiques – RGPP) et sectorielles, la « modernisation de l’État » s’est fixé des objectifs gestionnaires inspirés du New Public Management  : améliorer l’efficacité (performance) et l’efficience (réduction et maîtrise des coûts) des administrations publiques et en évaluer les résultats (reddition de compte) (Bezès, 2009). Dès juin 2004, les principales mesures de la réforme des corps et carrières, et des modes de gestion de la police nationale ont œuvré dans le sens d’une rationalisation gestionnaire du travail policier. La réforme a d’abord redéfini les fonctions de chaque corps policier, en confiant aux officiers la responsabilité de contrôler les résultats de leurs subordonnés. Elle a ensuite soumis l’activité des services policiers à l’impératif du résultat, en introduisant une politique de gestion par objectifs.

L’étude des pratiques d’écriture, de tri et de traitement des plaintes permet d’évaluer la portée de l’esprit gestionnaire (Ogien, 1995) sur les pratiques policières, tel qu’il se manifeste dans cette réforme. La plainte est un écrit bureaucratique, consignant les déclarations d’une personne s’estimant victime d’une infraction, à usage des professionnels de l’ordre et de la justice (policiers et magistrats). Elle fournit des informations de pertinence variable aux policiers pour procéder aux interpellations des mis en cause : le type d’infraction dénoncée, le nom ou la description de l’auteur des faits et le mode opératoire. Ce support à l’action policière mérite que l’on s’y attarde. D’abord parce que les caractéristiques de la plainte sont désormais détournées et mises au service des visées gestionnaires. La forme écrite, concise et formelle de la plainte favorise le contrôle, car les informations qu’elle fournit sont aisément quantifiables : dans les statistiques policières, une plainte équivaut à un fait constaté. Ensuite, parce que les usages de la plainte, notamment par les commissaires, participent dorénavant de son instrumentalisation gestionnaire.

Quelles sont les conséquences de ce détournement gestionnaire de la plainte ? En adossant des objectifs de performance et d’efficacité aux finalités originellement bureaucratiques de la plainte, les commissaires redéfinissent ce qui doit être considéré comme une « bonne plainte » : elle doit désormais être « rentable » en ce sens qu’elle doit permettre de déboucher rapidement sur une interpellation, comptabilisée dans les indicateurs de performance. Ce nouvel usage de la plainte entre en conflit avec les représentations que s’en font les policiers chargés de les traiter et divise les professionnels.

Les résultats présentés dans cet article s’appuient sur une enquête de terrain menée de 2006 à 2007 dans un commissariat de Sécurité publique d’une ville moyenne de province. Elle s’appuie sur une quarantaine d’entretiens et repose sur l’observation participante des services principaux du commissariat : la Sûreté départementale (Habilité à gérer l’investigation, ce service a sous sa responsabilité le personnel « en civil » du commissariat) et le service de Sécurité de proximité (en charge des interventions quotidiennes de police secours, les membres de ce service assurent, en uniforme, une présence active et visible sur la voie publique. Deux groupes judiciaires sont exceptionnellement placés sous sa tutelle depuis 2006).

La néo-taylorisation du traitement des plaintes

En 2003, un rapport d’information [1] (Montesquiou, 2003) rédigé au nom de la commission des finances et portant sur « l’organisation du temps de travail et des procédures d’information des forces de sécurité intérieure » a passé au crible les services policiers afin d’en améliorer l’« efficacité » et d’identifier les sources potentielles d’économies budgétaires. Le rapporteur visait en particulier l’activité de réception des plaintes. Il la qualifiait de « consommatrice de temps et d’effectifs », et donc allant en sens contraire au souci de recentrer les policiers sur leur cœur de métier – être présent sur le terrain ; il invitait à déléguer cette compétence aux usagers pour les délits mineurs en développant la télé-déclaration par internet. Si l’enquête de terrain révèle l’écart entre les propositions du sénateur Montesquiou et leur mise en œuvre, les visées gestionnaires du rapport ont néanmoins été adaptées localement : la recherche « d’une plus grande efficacité » est passée, depuis 2004, par la mise en place dans le commissariat d’un dispositif organisationnel balisé, appelé le « circuit », et par l’introduction de nouveaux critères dans le travail de répartition des plaintes.

Ces transformations, symptomatiques du processus de rationalisation gestionnaire, doivent être replacées dans l’histoire de l’institution. L’enregistrement de la plainte, suivi ou non de son traitement, était auparavant assuré par le corps des inspecteurs de police (Jankowski, 1996). Mais la transformation de la morphologie des corps policiers en 1995 (LOPS, 1995) et l’autonomisation de certaines tâches judiciaires ont conduit non seulement à dissocier les pratiques d’écriture, de tri et de traitement des plaintes, mais aussi à répartir ces activités entre différentes catégories de policiers. Ce sont dorénavant le plus souvent les gardiens de la paix, en poste également dans les patrouilles, qui, parmi leurs activités de voie publique, réceptionnent les plaintes. Le tri des plaintes est, lui, assuré par l’Unité Technique, dirigée par un lieutenant, sous le contrôle des commissaires. Quant au traitement des plaintes, il reste à la charge des policiers (gardiens de la paix, gradés) dans les brigades d’investigation désormais spécialisées. L’itinéraire ainsi coordonné et contrôlé des plaintes permet aux commissaires de promouvoir l’image d’une organisation plus « rationnelle », plus « efficace » et « mieux gérée ». Aussi la division des tâches associées à la plainte, de l’enregistrement au traitement, s’apparente-t-elle à une forme de néo-taylorisme. Cette division est également censée permettre une hausse de la productivité des brigades judicaires.

Informatisation et réduction du pouvoir discrétionnaire des policiers

Bien que rédigée à l’aide d’un logiciel informatique (Logiciel de Rédaction des procédures), la plainte est imprimée, transmise aux autres services policiers et archivée sous une forme papier. Rien ne garantit, et l’observation en témoigne, que la plainte aboutisse à un traitement policier.

Antoine, 50 ans, lieutenant, en poste à l’Unité Technique déchire certaines plaintes qu’il juge mal prises : « Tu vois cette plainte, par exemple, c’est écrit “tapage nocturne”, mais le tapage nocturne ça n’existe pas. Ce sont des “nuisances sonores” et ça se constate ». Antoine jette la plainte à la poubelle devant nous.

Au cours de sa trajectoire, la plainte peut donc disparaître ou alimenter le stock déjà pris en charge par les enquêteurs, voire se transformer en main courante (Mouhanna, Matelly, 2007). Le rapporteur Montesquiou nommait en 2003 ce procédé « le classement policier ». Pour réduire les marges de manœuvre des policiers, le rapport proposait non seulement d’externaliser à terme la prise de plainte aux usagers mais également d’instaurer un dispositif bureaucratique d’aide à la saisie : les masques informatiques. En conséquence, « l’abolition » du support papier, et donc l’informatisation de la plainte, ainsi que les procédures d’aide à la saisie tentaient de réduire le processus de sélection policier en même temps qu’ils devaient garantir le contrôle du traitement des plaintes.

Loin de s’opposer, la logique gestionnaire s’accommode donc bien ici des dispositifs bureaucratiques, contre lesquels elle prétend lutter, en les détournant au profit de nouveaux buts. Si le rapporteur présente, par exemple, les masques informatiques comme une aide à l’usage des professionnels, c’est bien au profit du contrôle et de la standardisation et au détriment de l’autonomie des professionnels que ces instruments doivent jouer. Sous la forme de questions pré-établies, les masques informatiques structurent l’écriture du « plainteux » (le policier affecté à la rédaction des plaintes). Ce mode d’écriture standardisé permet, selon le rapport, d’éviter les vices de procédure ; elle permet surtout d’évacuer la subjectivité et l’arbitraire du plainteux. En effet, le traitement de la plainte repose, dans ce contexte, moins sur le raisonnement professionnel du policier qui en a la charge que sur les informations « objectives » que la plainte fournit.

La plainte est donc un bon révélateur des logiques contradictoires à l’œuvre dans l’institution policière. Si la « modernisation » de l’État vise à enrayer les dysfonctionnements de la bureaucratie (lenteur, lourdeur, inefficacité), c’est moins en « dé-bureaucratisant » la police (Sennett, 2006), qu’en détournant les dispositifs bureaucratiques existants au profit des impératifs gestionnaires d’efficacité, d’efficience et de contrôle, particulièrement valorisés dans son discours par le ministère de l’Intérieur.

Le tri des plaintes sous étroite surveillance hiérarchique

Une fois réceptionnées au bocal, les plaintes sont transmises, dès le lendemain, au lieutenant de l’Unité Technique. Il a pour mission de les centraliser puis de les affecter aux différentes unités du commissariat. Le tri et la répartition sont contrôlés par les commissaires, qui vérifient, et parfois modifient, l’identité du service chargé de traiter la plainte. Ce contrôle hiérarchique pèse sur la pratique du lieutenant qui tente de se conformer aux attentes de son supérieur, le commissaire de la Sûreté départementale, en appliquant des critères gestionnaires au travail de répartition des plaintes.

Chaque matin, Antoine, 50 ans, lieutenant de police, centralise les plaintes recueillies au poste de police situé au sous-sol du commissariat, au Quart et au bureau des plaintes. Il est chargé de préparer le travail des commissaires en notifiant au crayon de bois la brigade dans laquelle la plainte serait susceptible d’aboutir. Son travail consiste d’abord à lire les plaintes puis à requalifier les infractions dénoncées en cas d’erreur du plainteux. Si ce dernier a utilisé un masque qui ne correspond pas, selon le lieutenant, à la bonne infraction pénale, il rectifie celui-ci. Un dépôt de plainte pour un vol de vélo, enregistré sous le masque « vol de véhicule » sera, par exemple, requalifié. Selon lui, cette pratique de tri permet de déjouer la logique du chiffre. En effet, pour éviter de « faire gonfler les faits constatés dans certaines catégories », Antoine tente de produire une image quantifiée des faits constatés la plus satisfaisante possible. Mais, en modifiant les codes et les qualifications de la plainte, Antoine va bien dans le sens d’une quantification du travail policier. Les pratiques que ce policier adopte montrent que les catégories gestionnaires structurent de plus en plus le regard qu’il porte sur son travail, même dans les marges de manœuvre qu’il s’octroie.

Il affecte dans un second temps les plaintes aux unités spécialisées du commissariat central ou dans les commissariats de quartier. « En fait, j’attribue les plaintes. Le problème c’est que les plaintes sont mal prises. Ils [les plainteux] oublient souvent le mode opératoire  » nous expliquait le lieutenant lors de notre enquête de terrain. Cette remarque révèle en creux ce que doit être une bonne plainte. Il vaut mieux qu’elle comporte le nom de l’auteur des faits, qu’elle fasse mention du mode opératoire et qu’elle fournisse des détails précis pour faciliter les investigations des enquêteurs. Dans le cas contraire, le lieutenant inscrira sur la plainte le sigle R.I, qui signifie Recherche Infructueuse, avant même qu’elle ne soit traitée par les policiers. En effet, le lieutenant qualifie de « mal prise » une plainte « non rentable », c’est-à-dire une plainte qui ne fournirait pas les renseignements suffisants pour déboucher sur une interpellation rapide, selon lui.

Des visions concurrentes du travail policier

Pour les commissaires, la plainte « rentable » est celle qui, en raison des renseignements qu’elle fournit, peut être traitée dans les plus brefs délais et permet ainsi d’accroître les taux d’élucidation des services. Pour les enquêteurs, au contraire, la bonne plainte est celle qui vient recouper d’autres plaintes, et ainsi permettre de résoudre une « belle affaire ». Ces critères différents pour juger de la valeur d’une plainte sont, toutes choses égales par ailleurs, comparables à ceux qui, en médecine, distinguent le malade « tout-venant » des urgences (la « bobologie »), traité par ces généralistes de l’hôpital que sont les urgentistes, et le « beau cas », forcément rare mais très intéressant pour le spécialiste hospitalier.

Ces deux conceptions de la plainte sont sous-tendues par des définitions antagonistes du travail policier « performant ». Face à la culture du résultat dont certains officiers se font les promoteurs, les policiers en poste dans les services d’enquête s’efforcent d’opposer une définition professionnelle de l’investigation. Selon eux, le travail d’enquête nécessite le temps long, contrairement à la cadence qui leur est imposée, des effectifs suffisants pour mener des investigations d’envergure et pour retrouver des conditions décentes de travail. Ils opposent à la quantité des affaires produites la qualité des procédures menées. Ces visions concurrentes du travail policier révèlent le découplage qui s’opère entre, d’un côté, le corps d’application et d’encadrement (les gardiens de la paix et les gradés) et, de l’autre, le corps de commandement (les officiers) et le corps de conception et de direction (les commissaires). En effet, les commissaires et les officiers ont intérêt à faire de la plainte un moyen d’obtenir des résultats rapides pour remplir les objectifs « gestionnaires » qui leur incombent désormais. Les policiers de la base tentent, eux, de préserver leur autonomie face à leurs supérieurs hiérarchiques dotés de pouvoirs de contrôle accrus et investis de nouvelles responsabilités managériales.

Cependant, tous les enquêteurs ne s’accordent pas sur la définition d’une bonne plainte, qui dépend largement du type d’affaire qu’ils ont à traiter. Les agents de la Sûreté départementale, chargés des affaires contre X, ont tendance à valoriser le long travail d’enquête que suppose la recherche des auteurs des faits et à discréditer les « faux enquêteurs » qui traitent selon eux de plaintes contre personne dénommée, à l’instar de groupes judiciaires rattachés au service de Sécurité de proximité.

Claude, 50 ans, gardien de la paix, en poste à la brigade de lutte contre les cambriolages de la Sûreté départementale, nous confie à propos d’un autre groupe judiciaire (la brigade de lutte contre les violences) qui travaille contre personne dénommée : « C’est pas du vrai travail d’enquête ce qu’ils font au groupe de lutte contre les violences. Ils ont déjà tous les éléments, ils n’ont plus qu’à aller chercher les mecs. L’enquête, c’est quand t’as quasiment rien au départ et que tu trouves quelque chose […]. Ce qui m’énerve dans cette histoire, c’est qu’en plus ils [les commissaires] nous comparent à eux [le groupe de lutte contre les violences] alors, qu’il faut le dire, on fait pas le même boulot. Ils voudraient qu’on fasse tous du travail, qu’on produise des résultats, alors qu’on part pas avec les mêmes éléments au départ. »

Les policiers de la Sûreté départementale, en poste dans les petites brigades spécialisées, tendent, malgré leurs discours, à privilégier les affaires les plus simples à résoudre. Même si un certain nombre de policiers ont exprimé leur malaise face à l’injonction de « faire du chiffre » en augmentant le nombre de gardes à vue et le taux d’élucidation, tous sont conscients de la concurrence existant désormais entre services et entre brigades d’un même service. À leurs yeux, comme à ceux de leurs collègues et de leur hiérarchie, la performance est désormais un critère d’évaluation de leur travail.

Sélection des tâches et pratiques de freinage : la redéfinition de l’autonomie policière

Après avoir fait enregistrer les plaintes, préalablement triées, au Système de traitement des infractions constatées, le lieutenant les présente en fin de matinée au commissaire de la Sûreté départementale en lui notifiant oralement les faits de voie publique (cambriolages, vols de vélos, d’automobiles). Ce dernier les répartit aux brigades placées sous sa responsabilité et transfèrent celles qui sont du ressort du service de Sécurité de proximité. Les faits de voie publique, que le lieutenant a pris soin de mettre de côté, sont traités par le commissaire. Ces renseignements permettent, selon lui, non seulement de savoir «  ce qui se passe dans la société  » mais aussi d’anticiper les « risques » d’infractions. Aussi des réunions sont-elles organisées quotidiennement dans son bureau à quinze heures afin d’identifier, grâce aux renseignements fournis par les plaintes délivrées la veille ou le matin même, les « points chauds » où la Brigade anti-criminalité et les patrouilles devront se déplacer. En soumettant l’activité de ces brigades de voie publique à la logique de l’efficience, le commissaire fait bien un usage gestionnaire de la plainte.

Sommés par leur hiérarchie de s’identifier non plus à leur profession mais aux objectifs de leur organisation, les professionnels perdent une grande partie de leur autonomie. Cela veut-il dire que les policiers ne disposent plus de marges de manœuvres dans leur pratique quotidienne ? La question du devenir de l’autonomie professionnelle en situation de rationalisation gestionnaire a, schématiquement, été traitée jusqu’ici selon deux perspectives que l’on peut qualifier, à la suite de Grignon et Passeron [2], de « misérabiliste » ou de « populiste ». La position misérabiliste, qui est souvent celle des acteurs eux-mêmes, insiste sur l’hétéronomie et la domination croissantes des pratiques professionnelles, sommées d’intégrer des exigences externes de nature politique et/ou gestionnaire. Selon cette lecture, les cultures professionnelles seraient menacées d’une disparition prochaine – ainsi sont annoncées la dé-professionnalisation et la prolétarisation de la médecine, sous l’effet de la montée en puissance d’autres acteurs porteurs de logiques économiques. La position populiste insiste, à l’inverse – et à l’excès parfois - sur la capacité des professionnels à déjouer les injonctions politiques ou gestionnaires externes, et à contourner/détourner/retourner les instruments de contrôle ou de rationalisation qui leur sont imposés. Le sociologue se plaît alors à célébrer l’inventivité et l’habileté dont font preuve des acteurs de terrain, déterminés à résister aux injonctions exogènes et ainsi à préserver ce qui fait la dignité de leur travail : leur autonomie dans leur pratique quotidienne. Comme le suggèrent Grignon et Passeron, ces deux lectures ont chacune leur part de vérité ; il convient donc non pas de les opposer mais de les combiner (Grignon, Passeron, 1989, p. 70) afin d’éclairer les deux faces du procès de rationalisation gestionnaire. Pour certaines professions, l’entrée en gestion est synonyme de domination et d’hétéronomie croissantes ; pour d’autres, elle reste aux portes du territoire professionnel dont l’intégrité parvient à être préservée. Dans notre enquête de terrain, les policiers, selon la position qu’ils occupent dans la division du travail, ne disposent pas des mêmes ressources pour composer avec la logique gestionnaire. Pour le comprendre, nous proposons d’analyser l’autonomie des policiers face aux injonctions hiérarchiques à produire plus de résultats, en comparant deux types d’acteurs : les enquêteurs de la Sûreté départementale et les patrouilleurs du service de Sécurité de proximité.

Selon Dominique Monjardet, l’activité policière peut être vue comme « le résultat de la mise en œuvre par les agents d’un processus de sélection informel et constant » [3] (Monjardet, 1985, p. 394). L’autonomie des exécutants naît donc d’une capacité à choisir par eux-mêmes entre plusieurs tâches à effectuer. Or, les activités des petites brigades judiciaires spécialisées de la Sûreté départementale sont tournées dorénavant vers le traitement des plaintes que leur assignent leurs supérieurs hiérarchiques ; elles mènent beaucoup plus rarement des enquêtes de leur propre initiative. L’autonomie de ces policiers spécialisés réside moins dans le choix des tâches à réaliser que dans le mode opératoire qu’ils choisissent d’adopter – la manière de traiter la plainte est pour une large part laissée à leur appréciation.

Les policiers en poste dans les patrouilles au sein du service de Sécurité de proximité, pour satisfaire leur chef de service, sont quant à eux sommés d’augmenter les contrôles sur la voie publique et de multiplier les contraventions et les interpellations. Chaque policier reçoit en effet des objectifs chiffrés écrits et bien précis à atteindre, en fonction des faits de délinquance jugés prioritaires (violences faites aux personnes, contrôle des étrangers etc.).

Les propos recueillis auprès de Pierre, 29 ans, gardien de la paix affecté à la patrouille du service de Sécurité de proximité, en témoignent : « Aujourd’hui c’est les objectifs qu’on nous donne qui doivent primer dans notre travail. Avant on avait quand même plus de marge. On pouvait contrôler les personnes qui nous semblaient suspectes. Maintenant faut arrêter ceux qu’on nous demande d’arrêter et rentrer en plus dans les quotas, sinon c’est la sanction ».

Pour éviter « l’enclenchement d’une logique inflationniste en matière de résultats chiffrés à atteindre » et « préserver des marges de manœuvre dans leur travail quotidien », les policiers de ce service adoptent des « pratiques de freinage », en « développant à leur niveau des stratégies de restriction volontaire de leur volume de travail » [4].

Ainsi tous les policiers composent avec les normes gestionnaires. Cependant, si le degré d’autonomie diminue dans le cas des enquêteurs, celle-ci change de nature dans celui des policiers de la patrouille. Choisir de traiter telle tâche plutôt que telle autre parce qu’elle va dans le sens de l’intérêt personnel ou de la vision du métier d’un policier, et chercher à freiner le volume de travail pour tenter de contourner la logique gestionnaire imposée sont des stratégies qui mettent en lumière deux types d’autonomie. La première s’inscrit dans une configuration où dominent encore les rationalités professionnelles, la seconde dans une configuration où c’est à l’inverse la logique de l’organisation, défendue par les gestionnaires, qui l’emporte sur l’autonomie professionnelle. L’étude des différentes stratégies que les policiers, selon la place qu’ils occupent dans la division du travail, adoptent pour préserver leur autonomie professionnelle, montre que les réformes ont un effet de différenciation sur le travail policier.

L’analyse des pratiques d’écriture, de tri et de traitement des plaintes met en évidence les usages différenciés que chaque policier, selon la position qu’il occupe dans la division du travail, fait de cet outil. Aux mains de la hiérarchie (officiers et commissaires), la plainte devient un outil gestionnaire visant à encadrer la marge d’autonomie des exécutants. Ces derniers s’efforcent de résister à ce détournement gestionnaire de la plainte afin de préserver leur autonomie, clé de voûte de leur identité professionnelle. Mais tous les policiers ne disposent pas des mêmes ressources pour accommoder « la culture du résultat » et ainsi pouvoir continuer à s’identifier à leur métier et sélectionner leurs tâches en fonction de leurs aspirations. Ceci est particulièrement délicat pour les services et les corps les plus dominés du commissariat. Si, « face au travail à la chaîne », les policiers chargés d’enquêter parviennent à conserver, tant bien que mal, une forme d’autonomie professionnelle, les policiers du service de Sécurité de proximité, en tenue dans les patrouilles, sont contraints, eux, de redéfinir leurs marges de manœuvre.

Il est banal d’affirmer qu’il existe une organisation informelle, distincte de l’organisation formelle, et d’observer que les pratiques de contournement de la règle sont monnaie courante (Crozier, Friedberg, 1977). Mais ce qui l’est moins en revanche, c’est de montrer que la rationalité gestionnaire, même si elle n’a pas une emprise totale sur les pratiques, conduit à l’autonomisation de la hiérarchie policière, dotée de nouveaux instruments de contrôle, par rapport aux exécutants. La séparation des fonctions exercées par les différents corps de police provoque des tensions dans les relations qu’ils entretiennent. En éloignant les officiers de leurs subordonnés, la réforme des corps et carrières de 2004 a aussi eu pour conséquence d’affaiblir les capacités de résistance des agents, désormais divisés face aux impératifs de performance.

par Élodie Lemaire, le 22 février 2011

Aller plus loin

  • Jerôme Aust, Anaïk Purenne, « Piloter la police par les indicateurs ? », Déviance et Société, vol. 34, 2010, p. 7-28.
  • Philippe Bezès, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), PUF, Paris, coll. « Le lien social », 2009.
  • Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le Système, Seuil, 1977.
  • Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil (Hautes études), 1989.
  • Barbara Jankowski, « Les inspecteurs de police : contraintes organisationnelles et identité professionnelle », Déviance et Société, vol. 20, n° 1, 1996, p. 17-36.
  • Dominique Monjardet, « À la recherche du travail policier », Sociologie du travail, 1985, p. 391-407.
  • Christian Mouhanna, Jean-Hugues Mattely, Police. Des chiffres et des doutes, Michalon, 2007.
  • Albert Ogien, L’Esprit gestionnaire. Une analyse de l’air du temps, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1995.
  • Richard Sennett, La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2006.

Pour citer cet article :

Élodie Lemaire, « Itinéraire des plaintes sous contrôle gestionnaire », La Vie des idées , 22 février 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Itineraire-des-plaintes-sous

Nota bene :

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Notes

[1« L’organisation du temps de travail et des procédures d’information des forces de sécurité intérieure », rapport d’information de M. Aymeri de Montesquiou, fait au nom de la commission des finances n° 25 (2003-2004) – 15 octobre 2003.

[2Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil (Hautes études), 1989.

[3Dominique Monjardet, « À la recherche du travail policier », Sociologie du travail, 1985, p. 394.

[4Jerôme Aust, Anaïk Purenne, « Piloter la police par les indicateurs ? », Déviance et Société, vol. 34, 2010, p. 19-20.

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