On trouvera toutes les notes et références de cet essai dans le PDF joint, ainsi qu’une bibliographie et une chronologie dans la rubrique « aller plus loin » en fin d’article.
Alors que les sociétés modernes occidentales poursuivaient des politiques permissives en matière de contraception et d’avortement dans les années 1960 et 1970, la République d’Irlande fut le seul pays à inscrire le droit à la vie de l’« enfant à naître » dans sa Constitution par l’insertion du 8e amendement en 1983. À cette vague de libéralisation, dont l’Irlande était exclue, s’ajoutait la participation du pays à la construction européenne, ce qui fit craindre à la frange catholique conservatrice que l’avortement pût être imposé par l’Europe. Par conséquent, le lobby pro-vie irlandais fit pression sur le gouvernement pour la tenue d’un référendum, le 8e amendement, adopté en 1983 par les Irlandais. À l’époque, 95 % de la population était de religion catholique, et près de 90 % estimaient que l’avortement n’était jamais justifiable.
Cependant l’Europe et, surtout, ses cours de justice, sont pour l’Irlande le théâtre où les pro-vie, comme les pro-choix, tentent d’imposer leur point de vue. En effet, parmi les neuf requêtes étudiées par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) concernant la « vie à naître » ou le droit à l’avortement, trois ont concerné l’Irlande . À l’occasion de la dernière requête contre le pays, ABC c Irlande, la Cour européenne a condamné la République irlandaise pour ne pas avoir mis en place une procédure permettant de faire établir l’existence d’un droit à l’avortement sur le territoire irlandais dans la situation de la requérante C [1]. Les mouvements militants irlandais et internationaux pro-choix se réjouirent de cette décision et déclarèrent l’arrêt historique car celui-ci reconnaissait que l’Irlande n’autorisait pas l’accès, même très limité, à l’avortement. Ce ne fut pourtant pas le cas.
Cet essai explique les raisons pour lesquelles l’arrêt de la CEDH ne peut pas être considéré comme un grand arrêt. C’est en revanche la façon dont l’Irlande s’est mise en en conformité avec la décision de la CEDH qui est historique car elle a choisi de mettre en place une loi contre l’exhortation de l’Église. La rupture se situe dès lors dans l’évolution des relations entre l’Église et l’État irlandais, que la question de l’avortement a mise au jour.
Un arrêt qui n’est pas historique
Avant d’appréhender l’arrêt rendu par la CEDH contre l’État irlandais, il convient d’expliquer le rôle de cette Cour internationale instituée en 1959 par le Conseil de l’Europe. Lorsqu’un citoyen attaque son pays devant la Cour de Strasbourg, celle-ci s’assure en premier lieu que les recours internes juridiques ont été épuisés afin de déclarer la requête favorable. Ensuite, elle se borne à vérifier, d’une part, si l’État incriminé a enfreint ses propres lois et, d’autre part, s’il a violé les articles de la Convention européenne des droits de l’Homme sur lesquels le requérant s’appuie. Le but des procès portés devant la CEDH est essentiellement de générer une mauvaise publicité à l’encontre de l’État fautif pour ternir son image de pays respectueux des droits de l’Homme sur la scène internationale. Néanmoins, les autres États sont attentifs à la jurisprudence créée par la Cour car ils risquent d’être condamnés sur la base de mêmes motifs si leur situation juridique s’avère identique.
Ainsi, la CEDH s’est prononcée à plusieurs reprises sur le droit à la vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme [2]) de l’« enfant à naître » ou, à l’inverse, sur le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8), dont celui d’avoir recours à un avortement si la femme le souhaite. Il ressort que la Cour est mal à l’aise avec la nature de ces requêtes et a, au contraire, « soigneusement évité de trancher la question de savoir s’il existe, de façon générale, un droit conventionnel à l’avortement » [3].
En effet, la Cour est hésitante et ses décisions reflètent une succession de palinodies [4]. Dans la première requête qui eut lieu sur la question d’un droit conventionnel à l’avortement en 1975, des Allemandes soutinrent que la décision d’avoir recours à une interruption de grossesse était de l’ordre de la vie privée et estimaient que la réglementation allemande limitait ce recours. Lors de cette affaire, la Commission européenne des droits de l’homme [5] précisa que toute réglementation relative à l’avortement ne pouvait être interprétée de manière à établir « que la grossesse et son interruption relev[ai]ent, par principe, exclusivement de la vie privée de la future mère » . Mais dans une affaire ultérieure la CEDH rappela la jurisprudence qui établit que « l’enfant à naître n’est pas considéré comme une ‘personne’ directement bénéficiaire de l’article 2 de la Convention et que son ‘droit’ à la ‘vie’, s’il existe, se trouve implicitement limité par les droits et les intérêts de sa mère » . La Cour est donc manifestement frileuse en la matière.
Qui plus est, dans ABC c Irlande la CEDH n’a pas pris en compte le consensus européen favorable à l’avortement comme l’ont souligné six juges en désaccord avec l’arrêt parmi les dix-sept ayant statué. Par ailleurs, ils relevèrent que la prise en compte de « valeurs morales profondes » – l’ethos catholique dominant en Irlande en l’occurrence – était inédite dans l’histoire de la Cour et « constitu[ait] un véritable tournant, dangereux, dans la jurisprudence » de celle-ci. Ainsi, la victoire brandie par les organisations pro-choix doit être nuancée puisque, en définitive, la Cour reconnaît avant tout la marge d’appréciation importante de l’État irlandais en matière de protection de la vie de l’« enfant à naître » qui s’inspire de la doctrine catholique.
Pourquoi la CEDH a-t-elle condamné l’Irlande alors ? Elle a dit que l’absence d’une procédure permettant de faire établir l’existence d’un droit à l’avortement sur le territoire irlandais violait le droit au respect de la vie privée et familiale d’une des requérantes, C. Autrement dit, la Cour a demandé à l’Irlande de donner un cadre juridique au sein duquel le 8e amendement peut ne pas s’appliquer, ce qui revient à ouvrir un droit à l’avortement dans les rares situations où la vie de la mère serait considérée comme supérieure à celle de l’« enfant à naître ». Plusieurs options s’offraient alors à l’État irlandais pour se mettre en conformité avec l’arrêt de la CEDH et c’est le choix qu’il fit, celui de légiférer, qui marque un tournant dans l’histoire de l’avortement en Irlande compte tenu de la situation qui prévalait jusqu’alors.
Une mise en conformité historique
En effet, si l’État reconnu fautif a une obligation juridique de se conformer à l’arrêt de la CEDH, il reste libre de choisir la forme qu’il souhaite mettre en œuvre. Les pro-choix n’envisageaient d’autre solution que celle d’une législation et faisaient pression en ce sens auprès des autorités irlandaises tandis que l’Église catholique et les formations pro-vie, parfaitement conscientes de la non obligation du recours à une loi, insistèrent sur ce point dès les premiers instants pour décourager le gouvernement de s’orienter vers cette option [6] à la fois qualifiée de « cheval de Troie » et envisagée comme un régime libéral. Selon eux, des directives pour déterminer les circonstances où la vie de la mère serait en danger par la grossesse étaient suffisantes. De fait, leur crainte est qu’une législation ne puisse être l’objet d’un assouplissement ultérieur des conditions d’accès à l’avortement, par exemple dans les cas d’inceste, de viol ou bien d’anomalie fœtale incompatible avec la vie hors du ventre de la mère – combat actuellement mené par le groupe Termination for Medical Reasons – avant d’inclure des clauses peut-être encore plus libérales, notamment l’avortement à la demande. Il semble que de simples directives n’encourent pas ce risque.
Néanmoins, l’Expert Group on the Judgment in A, B and C v Ireland, formé pour harmoniser l’arrêt de la CEDH avec la situation juridique irlandaise, conclut que « une législation, d’une certaine façon, est la voie la plus appropriée pour réglementer l’accès à l’avortement légal en Irlande » (« legislation, in some form, is the most appropriate way in which to regulate access to lawful abortion in Ireland »). Ce rapport fut rendu public quelques jours après la révélation par la presse du décès d’une ressortissante indienne, Savita Halappanavar, à qui une interruption de grossesse fut refusée tant que les battements de cœur du fœtus étaient perceptibles alors qu’elle faisait une fausse couche. Une bactérie contamina son sang, entraînant la septicémie qui lui fut fatale.
Aussi, la simultanéité de ces événements, le rapport du Groupe d’experts et le scandale médiatique suscité par l’affaire Savita Halappanavar, réveillèrent doublement la conscience des Irlandais sur l’avortement, ce qui incita le gouvernement à agir, cette fois, rapidement (près de deux ans déjà s’étaient écoulés depuis la décision de la CEDH). Malgré la prise de position initiale du Premier ministre Enda Kenny contre une loi, celui-ci fit volte-face pour soutenir l’option législative qui aboutit à la Protection of Life During Pregnancy Act 2013 entrée en vigueur en 2014.
Protection of Life During Pregnancy Act 2013
La loi, extrêmement restrictive, autorise l’avortement lorsque la vie de la mère est en danger, y compris par une menace de suicide [7]. C’est en ce sens que l’arrêt de la CEDH est significatif car il a contraint l’Irlande à mettre fin à un vide juridique existant depuis l’adoption du 8e amendement en 1983. En effet, aucune procédure ne permettait d’établir dans quelles conditions la vie de la mère était supérieure à celle de l’« enfant à naître » et, en conséquence, si la femme pouvait avoir accès à un avortement.
Article 40.3.3 (8e amendement)
«
The State acknowledges the right to life of the unborn and, with due regard to the equal right to life of the mother, guarantees in its laws to respect, and, as far as practicable, by its laws to defend and vindicate that right ».
(« L’État reconnaît le droit à la vie de l’enfant à naître et, en respectant pleinement le droit égal de la mère à la vie, garantit dans sa législation le respect de ce droit et, dans la mesure du possible, de le défendre et de le faire valoir par ses lois »).
Mais la législation souffre de plusieurs défauts et notamment du fait qu’aucun délai au-delà duquel un avortement ne peut être pratiqué n’est mentionné. Ce point est apparu clairement lors d’une nouvelle affaire qui a suscité l’indignation des Irlandais. En raison de l’absence de toute précision de la part de la loi, Miss Y, victime d’un viol, n’a pas été autorisée à subir un avortement malgré la reconnaissance de son état suicidaire. Elle était enceinte de plus de 24 semaines, la viabilité du fœtus était donc établie et l’obstétricien estima que la grossesse était trop avancée pour pratiquer un avortement. Pour cette raison, la grossesse a été interrompue par césarienne et l’enfant, né à 25 semaines, remis aux soins de l’État. Cette affaire a relancé la controverse et motivé les communications d’associations pro-choix [8], qui s’inquiétaient de l’application pratique et effective de la loi lorsqu’une femme menace de se suicider, auprès du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, entité chargée de surveiller l’exécution des arrêts de la CEDH [9]. Malgré leurs alertes, le processus de mise en conformité de l’État irlandais avec la décision de la CEDH dans ABC c Irlande a été clos en décembre 2014. Il est donc considéré que l’Irlande a remédié à la violation de la Convention européenne des droits de l’Homme trouvée dans cet arrêt.
Il faut donc bien comprendre que la CEDH n’a fait que contraindre l’Irlande à préciser les termes de l’application du 8e amendement, qui reconnaît le droit à la vie de l’« enfant à naître » égal à celui de la mère, en mettant en évidence le vide juridique. En revanche, la nature de la mise en conformité de l’Irlande par l’adoption d’une législation, Protection of Life During Pregnancy Act 2013, doit être interprétée comme un grand changement. Mais ce dernier épisode a aussi et surtout révélé que l’Église catholique est la grande perdante dans cette affaire.
L’Église reléguée au rang d’un groupe de pression
L’avortement est un bon thermomètre permettant d’apprécier l’assujettissement de l’État à l’Église. On peut rappeler ce qui arriva en 1951 lors des débats autour du Mother and Child Scheme, programme faisant partie de la proposition de loi de santé publique soumise par le ministre de la Santé Noël Browne. La législation prévoyait des soins médicaux gratuits pour toutes les mères de famille avant et après l’accouchement, et les enfants de moins de 16 ans. Mais elle fut abandonnée devant l’opposition frontale de la hiérarchie catholique qui craignait que la loi n’introduisît des méthodes de contrôle des naissances, voire l’avortement. L’Église contesta aussi l’iniquité de la loi en observant qu’il était « injuste de taxer le reste de la communauté pour donner un système de santé gratuit aux pauvres » (« unfair to tax the rest of the community in order to give the poor a free health service ») [10]. Les évêques considéraient, en effet, que le projet empiétait sur les domaines naturellement réservés à l’Église catholique que sont les sphères de la famille, des services de santé et de la sexualité. L’intervention de la hiérarchie catholique fut ainsi d’ordre purement politique .
On sait que l’Église catholique condamne l’avortement même lorsque la vie de la mère est en danger comme l’explique le paragraphe 14 de la Déclaration sur l’avortement provoqué [11]. Aujourd’hui, bien que le pape François affiche plus d’ouverture sur certaines questions (divorcés, homosexuels) que ses prédécesseurs, il s’aligne sur cette doctrine [12] en accord presque parfait avec le 8e amendement [13].
Paragraphe 14, Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration sur l’avortement provoqué, 1974
«
La loi divine et la raison naturelle excluent donc tout droit de tuer directement un homme innocent. Cependant, si les raisons données pour justifier un avortement étaient toujours manifestement mauvaises et sans valeur, le problème ne serait pas aussi dramatique : sa gravité vient de ce qu’en certains cas, peut-être assez nombreux, en refusant l’avortement, on porte atteinte à des biens importants, auxquels il est normal de tenir, qui peuvent même parfois paraître prioritaires. Nous ne méconnaissons pas ces très grandes difficultés : ce peut être une question grave de santé, parfois de vie ou de mort, pour la mère
; ce peut être la charge que représente un enfant de plus, surtout s’il y a de bonnes raisons de craindre qu’il sera anormal ou demeurera arriéré
; ce peut être le poids que prennent en divers milieux des considérations d’honneur et de déshonneur, de déclassement, etc. Nous proclamons seulement que jamais aucune de ces raisons ne peut donner objectivement le droit de disposer de la vie d’autrui, même commençante
; et, pour ce qui est du malheur futur de l’enfant, personne, pas même le père ou la mère, ne peut se substituer à lui, même s’il est encore à l’état d’embryon, pour préférer en son nom la mort à la vie. Lui-même, en son âge mûr, n’aura jamais le droit de choisir le suicide
; tant qu’il n’est pas en âge de décider de lui-même, ses parents ne peuvent pas davantage choisir pour lui la mort. La vie est un bien trop fondamental pour qu’on le mette ainsi en balance avec des inconvénients même très graves
».
Ainsi, l’influence de l’autorité catholique sur la position politique de l’Irlande en matière d’avortement est incontestable. Il ne faut pas oublier que le lobby pro-vie militant pour l’insertion du 8e amendement dans la Constitution irlandaise, Pro Life Amendment Campaign, fut créé au début des années 1980 par une ancienne religieuse et que les autorités catholiques irlandaises soutinrent l’amendement. À cette époque, le taux de fréquentation hebdomadaire des églises était supérieur à 80 % et l’archevêque de Dublin, dont le diocèse regroupait alors un tiers de l’électorat, fit lire une pastorale exhortant à voter « oui » à l’amendement le dimanche précédant le vote. Cela laisse peu de doute quant au but politique de l’Institution catholique.
Si l’État s’est émancipé de la tutelle de l’Église sur d’autres questions d’éthique sexuelle (contraception, homosexualité, divorce) dans les années 1980 et 1990, il est resté sous influence catholique sur la question de l’avortement jusqu’à la mise en conformité de l’Irlande avec l’arrêt de la CEDH dans ABC c Irlande. Au cours de cet épisode majeur, les débats ont mis au jour une rupture sans précédent entre ces deux entités puisque, d’une part, le gouvernement a fait le choix d’une législation et non celui de directives ou d’un référendum comme le demandait l’Église et, d’autre part, le Premier ministre Enda Kenny a fait clairement savoir au Cardinal Seán Brady, Primat d’Irlande, que l’Église n’avait plus voix au chapitre. En effet, deux déclarations du Premier ministre, faites à quelques jours d’écart, font apparaître sans ambiguïté que la religion est désormais reléguée au domaine de la vie privée et méritent d’être citées dans leur intégralité :
« Tout le monde a le droit de donner son avis ici, mais comme je l’ai expliqué au cardinal et aux membres de l’Église, mon livre est la constitution et la constitution est déterminée par les citoyens. C’est le livre des citoyens. Nous vivons dans une République et j’ai un devoir et une responsabilité en tant que chef de Gouvernement de légiférer en tenant compte des souhaits des citoyens » (« Everybody’s entitled to their opinion here but as explained to the Cardinal and members of the church my book is the constitution and the constitution is determined by the people. That’s the people’s book. We live in a Republic and I have a duty and responsibility as head of Government to legislate in respect of what the people’s wishes are ») .
Dans un deuxième message, délivré au sein du Dáil (assemblée parlementaire irlandaise) et qui répondait indirectement à une lettre de l’archevêque de Dublin publiée par l’Irish Times [14], Enda Kenny est tout autant explicite :
« Je suis fier de me tenir ici devant vous en tant que représentant public, en tant que Premier ministre qui se trouve être de religion catholique, mais pas un Premier ministre catholique. Un Premier ministre pour tout le monde, c’est mon travail [...] » (« I am proud to stand here as a public representative, as a Taoiseach who happens to be a Catholic but not a Catholic Taoiseach. A Taoiseach for all of the people, that’s my job. [...] » ) .
Ces déclarations étaient inconcevables à l’époque du 8e amendement et reflètent l’évolution de l’opinion des Irlandais envers l’Église catholique. Une enquête européenne, l’European Values Survey menée en 2008, montre effectivement que seul un tiers des Irlandais estime que l’Église apporte de bonnes réponses à leurs besoins moraux. Comparativement, les personnes interrogées en Italie et au Portugal, deux pays de forte tradition catholique, sont la moitié à le penser.
Dès lors, le changement de ton de la classe politique est manifeste. De fait, les archives de la presse permettent de confronter une déclaration datant du 12 avril 1951 du Premier ministre John A. Costello juste après la démission de Noël Browne causée par le Mother and Child Scheme :
« Lorsque des conseils ou des avertissements nous sont donnés par les autorités de l’Église catholique sur des questions qui concernent strictement la foi et la morale, aussi longtemps que je serai là – et je suis sûr que je parle pour mes collègues – je donnerai à leurs orientations notre obéissance et allégeance complètes » (« When we are given advice or warnings by the authoritative people in the Catholic Church, on matters strictly confined to faith and morals, so long as I am here — and I am sure I speak for my colleagues — I will give to their directions our complete obedience and allegiance ») [15].
Cette modification des relations de pouvoir peut s’expliquer par la perte d’influence socioculturelle de l’Église sur les valeurs et les croyances des Irlandais. Le marqueur symbolisant sans doute le mieux cette situation est l’évolution de la fréquentation hebdomadaire du lieu de culte qui, supérieure à 80 % au début des années 1980, a chuté de moitié en 30 ans. D’autre part, l’ouverture au monde extérieur apporté par l’essor économique du Tigre Celtique durant cette même décennie a laissé des marques durables où l’individualisme, le consumérisme et le pragmatisme sont devenus prédominants aux frais de la religion. Celle-ci est devenue désormais moins attractive d’autant que la personnel religieux, vieillissant, ne donne pas une image dynamique de l’Église auprès des jeunes générations, sans oublier que les scandales d’abus sexuels, découverts dès le début des années 1990, ont beaucoup endommagé la crédibilité de l’Église.
Ainsi, le recul de l’autorité catholique dans les sphères publique et privée a été exposé lors des discussions sur la réponse à apporter à l’arrêt de la CEDH. Lors de cet épisode significatif dans l’histoire de la politique anti-avortement menée par l’Irlande, l’Église a été réduite au rang de simple groupe de pression. Elle semble effectivement être à court d’armes pour se battre sur ce terrain politique à tel point qu’elle s’est ouvertement alliée aux associations pro-vie, fait inédit, en soutenant, par exemple, des manifestations et veillées pro-vie organisées par ces lobbys. Parallèlement, un sondage indiqua que 70 % des personnes interrogées étaient favorables à la législation [16] et soutenaient l’interruption de grossesse dans les cas de viol, inceste et malformation du fœtus si la santé de la mère est en danger.
L’attitude conservatrice des Irlandais envers l’avortement et le respect de la vie
Mais les Irlandais ont une attitude plus conservatrice que leurs homologues européens habitant dans des pays dont l’héritage catholique est significatif et où l’avortement a été légalisé comme en Italie, au Portugal et en Espagne. Par exemple, selon la dernière enquête européenne en 2008 citée précédemment, seuls 12 % des Irlandais interrogés disent approuver l’avortement lorsque la femme ne veut plus d’enfant, ce qui est peu comparativement à l’Espagne, 46 %, et au Portugal, 47 % (Italie : 24%). De la même façon, seuls 15 % des Irlandais approuvent l’avortement lorsque la femme n’est pas mariée alors qu’ils sont 51 %, 44 % et près de 30 % à l’approuver en Espagne, Portugal et Italie respectivement. Il est dommage de ne pouvoir apporter plus de précisions comparatives, notamment sur le degré d’approbation de l’avortement quand la santé ou la vie de la mère est en danger, ou encore en cas de viol, inceste ou malformation fœtale car ces questions n’ont soit pas été formulées, soit uniquement posées dans les deux premières vagues des enquêtes européennes, en 1981 et 1990, ayant lieu tous les 9 ans.
Ce respect élevé de la vie par les Irlandais a aussi été mis en évidence dans l’Eurobaromètre Standard 77 (2012), une étude d’opinion réalisée par la Commission européenne qui interroge les Européens sur les valeurs qui comptent le plus pour eux. L’étude révèle que le « respect de la vie humaine » est la première valeur identifiée en Irlande (58 %) parmi les douze proposées [17]. Même si cette valeur arrive en tête de celles qui comptent le plus en Italie, au Portugal et en Espagne, elle est malgré tout beaucoup moins citée (38 %, 45 % et 46 % respectivement ; 42 % pour l’Union européenne des 27).
En conclusion, cet essai a montré que l’arrêt rendu par la CEDH en 2010 dans l’affaire ABC c Irlande n’était pas un grand arrêt du fait de la prudence extrême dont fait preuve la Cour lorsqu’elle statue sur des affaires touchant au droit à la « vie à naître ». Néanmoins elle a engendré des changements de portée historique. D’une part, elle relève de la forme juridique choisie par l’État irlandais pour se conformer à l’arrêt : l’adoption d’une législation qui, malgré la teneur très restrictive du Protection of Life During Pregnancy Act 2013, marque une défaite pour les pro-vie, dont l’Église catholique. D’autre part, ce processus de mise en conformité a mis en évidence la rupture des liens étroits entretenus entre l’Église et l’État sur la question de l’avortement. Même si les relations Église-État avaient déjà été ébranlées par la réévaluation d’autres questions d’éthique sexuelle (autorisation de la contraception (1985), décriminalisation de l’homosexualité (1993), légalisation du divorce (1996)), ce dernier épisode sur l’avortement a révélé que l’État ne se laisse plus influencer par l’Institution catholique. Cette perte d’influence de l’Église sur l’État, ou sécularisation, se vérifie également chez l’individu soumis à des influences culturelles étrangères, en particulier par l’entremise des médias, que l’Institution catholique ne contrôle pas. Elle s’observe à différents niveaux dont le plus visible est le bouleversement du schéma traditionnel de la famille. À l’heure actuelle, un tiers des mariages célébrés ne sont pas religieux (contre 3,7 % en 1980) et un peu plus d’un tiers des naissances ont lieu hors des liens du mariage (contre 6 % en 1980). Toutefois, les Irlandais demeurent conservateurs en matière de respect à la « vie à naître » et il est loin d’être question que l’avortement soit disponible à la demande.
Pour terminer, rappelons que l’Irlande est l’un des rares pays à avoir une approche aussi traditionaliste de l’avortement. Parmi les vingt-huit États membres de l’Union européenne, seuls trois autres pays, la Pologne, Malte et la Hongrie ont une approche prohibitive en matière d’avortement. Néanmoins, uniquement l’Irlande a inscrit la défense de la « vie à naître » dans sa Constitution. De plus, il ne faut pas oublier qu’elle a verrouillé toute éventuelle ingérence de l’Union européenne, notamment par la négociation de garanties dans les traités européens, afin de rester souveraine sur cette question. L’incertitude planant sur la question de l’avortement fut l’une des raisons pour lesquelles les Irlandais rejetèrent le traité de Lisbonne en 2008 plongeant ainsi l’Union dans la crise.