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Recension Histoire

Insaisissables conservateurs

À propos de : C. Berthezène et J.-C. Vinel (dir.), Conservatismes en mouvement : une approche transnationale au XXe siècle, l’EHESS


par Sébastien Mort , le 2 novembre 2017


En proposant une approche transnationale du conservatisme au XXe siècle, les historiens Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel montrent qu’il s’agit pas tant d’une doctrine clairement définie que d’un mouvement de réaction aux changements sociaux et à l’interventionnisme étatique en matière économique.

Dans l’introduction de son ouvrage The Conservative Intellectual Movement in America Since 1945, texte canonique sur le conservatisme américain paru en 1976 et plusieurs fois réédité, George H. Nash souligne la difficulté de proposer une « définition précise » du conservatisme, « dont le contenu varie grandement en fonction du temps et du lieu » [1]. C’est pourtant ce défi conceptuel que Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel proposent de relever dans un ouvrage audacieux qui réunit historiens et politistes, experts du conservatisme, en abordant la question de façon diachronique, transnationale et dans la diversité de ses dimensions, historiques, idéologiques ou stratégiques. En outre, si le volume fait la part belle au Royaume-Uni et aux États-Unis, il aborde également le cas français.

Bien que collectif, le livre n’en est pas moins remarquable par son souci de cohérence et par la finesse avec laquelle les articles se font écho. Après un premier volet qui examine les fondements idéologiques du conservatisme, l’ouvrage se concentre sur les lignes de front sur lesquelles les conservateurs livrent bataille – à savoir la vie économique et la fiscalité –, pour aborder les différentes stratégies de mise en œuvre de l’idéologie dans un troisième temps, et enfin resserrer la focale sur des questions plus spécifiques comme la religion ou le rôle des femmes. L’ensemble est précédé d’une introduction s’ouvrant sur les contradictions entre les différentes acceptions et incarnations du conservatisme, et propose d’explorer une autre piste que celle de la recherche de définition. Pour les auteurs, le conservatisme tel qu’il a été porté par ce que l’on a appelé les « Nouvelles Droites » au Royaume-Uni et aux États-Unis à partir du milieu des années 1970, serait en fait une réinterprétation du conservatisme dans son acception classique – préservation du statu quo, attachement au passé, méfiance à l’égard du changement –sur la base des valeurs du néo-libéralisme et du traditionalisme moral, en réaction aux évolutions sociales et sociétales. À ce titre, soutiennent les auteurs, le conservatisme contemporain constitue une rupture avec le conservatisme classique car ses partisans défendent parfois des positions idéologiques qui ont souvent été totalement opposées par le passé.

Ruptures

Dans le prolongement de cette intuition, l’ouvrage s’interroge sur certains aspects de la genèse idéologique du conservatisme. Dans sa contribution consacrée à l’appropriation des Lumières écossaises par les conservateurs britanniques à partir des années 1980, C. Kidd procède à un travail de déconstruction. Il montre comment les idées d’Adam Smith ont été détournées par les thatchériens à des fins de légitimation d’un projet de rupture avec le One Nation Conservatism. Ceux-ci ont imposé une lecture unidimensionnelle et à dessein parcellaire des écrits des philosophes écossais, qu’ils présentent comme favorables à un parfait laissez-faire économique, là où ces penseurs accordent en fait une importance cardinale à la cohésion sociale et prônent l’ancrage des institutions dans la tradition.

L’idée d’une rupture idéologique des thatchériens avec la version disraélienne du conservatisme est également défendue par J. Harris dans un texte sur la politique sociale des conservateurs depuis l’entre-deux-guerres aux années 1980. Loin d’avoir été partisans d’un désengagement de l’État dans la sphère des réformes sociales, ils ont soutenu ces réformes quand ils n’en ont pas été eux-mêmes les instigateurs — notamment lors de la reconstruction sociale de l’après-guerre —, et ce, conformément à l’esprit du paternalisme à la Disraeli qui envisageait la société comme un tout organique dont il fallait préserver l’équilibre en assurant un minimum de sécurité aux éléments les plus fragiles. Là encore, le recul de l’État-providence prôné par Thatcher et les monétaristes constitue bien, selon l’auteur, une entorse à l’orthodoxie conservatrice dans le domaine social.

Enjeux économiques et fiscaux

Les questions économiques et fiscales, analysées pour l’essentiel dans le contexte français, montrent toute la diversité des champs d’application du conservatisme. M. Daunton revient sur l’évolution de la position des conservateurs britanniques en matière fiscale, qu’il explore de façon très détaillée et avec une grande maîtrise technique. En s’attardant sur les travaux du Policy Group on Future Economic Policy, à partir de 1964, et de l’Institute for Fiscal Studies, lancé en 1969, l’auteur retrace le processus long et chaotique ayant abouti à la mise en cause du principe de justice distributive (limitation des revenus du capital en contrepartie de la faible hausse des salaires), caractéristique du consensus de l’après-guerre, et qui s’incarne dans le paradigme dit du « troc du pauvre » (low-effort bargain).

La position des conservateurs sur les questions fiscales est ensuite explorée dans une étude comparée de l’antifiscalisme en France et aux États-Unis au cours des années 1970, dans laquelle A. Spire met en regard les parcours du Californien Howard Jarvis et de Gérard Nicoud. Le premier organise la mobilisation populaire contre le poids grandissant des prélèvements fonciers au niveau de l’État local, tandis que le second rallie à lui les travailleurs indépendants dans une action visant à dénoncer la fiscalité qui pèse sur leur outil de travail et, plus globalement, l’indexation des prestations sociales sur le statut professionnel. S’il s’agit à chaque fois d’organiser la mobilisation contre ce qui est considéré comme une injustice fiscale, l’étude montre que la contestation est dirigée contre des cibles différentes. Dans le premier cas, l’activisme cible l’État de Californie et dénonce les dépenses qu’il engage avec l’argent du contribuable en se référant à la constitution américaine, dans le second, c’est l’État dans son ensemble qui est remis en cause pour son incapacité à prendre en compte les réalités locales.

L’opposition à l’intervention de l’État est également étudiée par G. Groux, qui traite des stratégies déployées par le patronat français — traditionnellement hostile à l’action des syndicats — pour limiter l’organisation collective du salariat au sein de l’entreprise. L’auteur montre comment, au cours des 50 dernières années, le conservatisme du patronat trouve à s’incarner dans le glissement du droit du travail d’une fonction normative vers une fonction « supplétive ou dispositive », phénomène qui remet en cause l’ordre ayant prévalu de l’après-guerre aux années 1980. Dans son étude historique des positions de la droite française en matière de politiques agricoles, A. Chatriot nuance quant à lui l’idée reçue selon laquelle le camp conservateur serait naturellement acquis à la cause des agriculteurs. D’une part, depuis la fin du XIXe siècle, la politique agricole a souvent constitué une question centrale pour les majorités de gauche ; d’autre part, les positions des gouvernements de droite en la matière ont souvent oscillé entre protectionnisme et libéralisme, traditionnalisme et modernité.

Stratégies politiques et mobilisation

L’ouvrage porte une attention particulière aux États-Unis, et aux formes qu’y prend le conservatisme dans différents domaines — stratégie politique et idéologie — et à différents niveaux de l’édifice politique – mobilisation de terrain et institutions. Dans une synthèse de l’histoire du conservatisme américain depuis le New Deal jusqu’à Reagan, J-C. Vinel analyse de manière particulièrement convaincante le rôle tout à fait essentiel du monde des affaires. De concert avec les think tanks et organisations conservatrices sur le terrain, celui-ci parvient à délégitimer l’interventionnisme étatique en défendant, dès les années 1930, l’idée qu’il fait peser une menace despotique sur l’économie de marché. Surtout, l’auteur déconstruit avec grande précision le travail de détournement des thèses de Friedrich Von Hayek par les conservateurs, en montrant toutes les nuances d’une pensée qui, si elle met en garde contre les dérives tyranniques de l’interventionnisme, n’en reconnaît pas moins à l’État un rôle légitime dans le domaine de la santé et de l’éducation. L’auteur démontre également la grande habileté rhétorique que déploient les tenants du conservatisme pour exploiter les angoisses de la classe ouvrière face aux changements sociétaux (égalité ethno-raciale et revendications des minorités de genre).

R. Mason se penche sur les tentatives des dirigeants républicains pour importer les stratégies du Parti conservateur britannique entre 1936 et 1960, alors que la vie politique américaine s’organise autour du paradigme du liberal consensus – interventionnisme étatique dans les domaines économique et social d’une part, et anticommunisme farouche d’autre part –, et que le Parti démocrate s’assure des victoires confortables au Congrès grâce à la « coalition du New Deal ». Deux paradigmes s’affrontent. D’une part, l’accommodement critique que prône dans You and I — and Roosevelt Charles P. Taft, frère du sénateur de l’Ohio Robert F. Taft, chef de file des Républicains Old Guard hostiles au New Deal. D’autre part, l’opposition franche et assumée à tout compromis avec les Démocrates. Cette position est notamment celle John Hamilton, directeur du Republican National Committee, qui défend la modernisation du dispositif de mobilisation des électeurs sur le terrain à la façon des Conservateurs britanniques. R. Mason montre que l’échec relatif des tentatives d’importation du modèle britannique résulte de l’absence d’adéquation naturelle entre Républicains et Tories, et surtout de la méfiance des seconds à l’égard des premiers.

L’approche comparatiste est prolongée par S. Porion et M. Kazin dans leur étude des parcours du Gouverneur de l’Alabama George Wallace et Enoch Powell, deux figures du « populisme réactionnaire » de la fin des années 1960. Frappé par la violence des émeutes raciales lors d’un voyage aux États-Unis en 1967, Powell s’inspire de la rhétorique déployée alors par Wallace pour exploiter les tensions ethno-raciales qui traversent alors le Royaume-Uni. Pour contester le consensus de l’après-guerre, tous deux instrumentalisent le ressentiment des citoyens blancs des classes moyennes-inférieures et ouvrières contre des élites qui, à leurs yeux, favorisent les minorités ethno-raciales et les immigrants. Autre point commun, Wallace et Powell s’affranchissent du principe de déférence envers la tradition et les institutions pourtant constitutif du conservatisme, ce qui suscite la méfiance, voire le rejet, des élites conservatrices à leur égard.

Enjeux constitutionnels

L’ouvrage fait la part belle à la dimension constitutionnelle du conservatisme. Ainsi, F. Vergniolle de Chantal analyse le processus d’affirmation du conservatisme au sein de la Cour suprême, de l’ère Warren (1954-1969) à la présidence du juge John Roberts à partir de 2005. Selon l’auteur, depuis la présidence de Richard Nixon, la Cour s’est transformée en instrument de la « révolution conservatrice ». Au delà de la désignation de juges conservateurs, l’article montre l’influence que la communauté juridique, et notamment les organisations de juristes conservatrices comme la Federalist Society, a exercée sur les décisions, notamment par l’intervention de ses représentants à titre de témoins (amicus curiae) lors des audiences. L’auteur note par ailleurs un glissement de doctrine, depuis la « fédéralisation » des droits à l’initiative de la Cour de Warren, vers la restitution aux États fédérés de la prérogative de statuer sur certaines questions relatives aux droits civiques sous le juge Roberts, ainsi que la tendance à revenir sur la jurisprudence antérieure, au détriment du principe de stare decisis qui prévaut jusqu’aux années 1980.

M.-O. Baruch analyse la position du Conseil constitutionnel français sur l’avortement et le mariage des personnes de même sexe, en tentant une comparaison avec les arrêts de la Cour suprême sur ces questions. Si les membres du Conseil se sont toujours gardés de se substituer au législateur dans l’exercice de leurs prérogatives, ils ont eu tendance à prendre acte des évolutions sociétales dans leurs arrêts. Dans ces domaines, ils suivent des raisonnements semblables à ceux de la Cour dans l’examen de la constitutionnalité du droit à l’avortement, notamment dans l’interprétation du droit à la vie qui, des deux côtés de l’Atlantique, est vu comme valant pour les enfants nés et non à naître.

Questions sociétales

E. Lévy aborde les liens entre conservatisme et religion au prisme d’une comparaison entre États-Unis et Royaume-Uni. Elle défend l’idée que, s’il existe bien des organisations religieuses comparables dans les deux pays, elles ne forment pas une coalition aussi structurée et puissante au Royaume-Uni que l’est la droite chrétienne aux États-Unis, et ce pour des raisons structurelles — l’organisation des partis, mais aussi les résistances de la population britannique, très largement acquise à une conception progressiste des questions sociales.

C. Berthezène propose quant à elle de s’interroger sur le concept de « féminisme conservateur », phénomène très largement passé sous silence par les études de genre. Elle examine le rôle de premier plan qu’ont joué les femmes au sein du Parti conservateur entre 1928 et 1964, notamment dans les activités de militantisme de terrain, ainsi que la façon dont les femmes conservatrices ont revendiqué un rôle social en dehors du cadre des revendications des féministes, en l’articulant avec leur rôle au sein du foyer.

Si l’ouvrage n’épuise pas l’étude du conservatisme, par sa dimension transnationale et transdisciplinaire, Conservatismes en mouvement propose une cartographie précise du phénomène et pose un cadre conceptuel et théorique original : le conservatisme, tel qu’il s’est déployé au cours du second XXe siècle, relève davantage d’un mouvement de réaction à l’interventionnisme étatique en matière économique et aux changements sociétaux que d’une doctrine clairement définie qui se fonderait sur l’héritage de Burke et Disraeli. Ce recueil est donc appelé à devenir un ouvrage de référence sur la question.

Recensé : Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel (dir.), Conservatismes en mouvement : une approche transnationale au XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, 28 €.

par Sébastien Mort, le 2 novembre 2017

Pour citer cet article :

Sébastien Mort, « Insaisissables conservateurs », La Vie des idées , 2 novembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Insaisissables-conservateurs

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Notes

[1George H. Nash, The Conservative Intellectual Movement in America Since 1945, Wilmington, Delaware, ISI Books, 2006 (3e édition).

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