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Essai Société Philosophie

IVG, drogues et santé publique
De la protection à la reconnaissance d’un droit


par Frédéric Orobon , le 15 octobre 2019


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Conçus initialement pour protéger la population, les dispositifs de santé publique peuvent conduire à la revendication de droits personnels. C’est ce processus qu’illustre la comparaison inattendue entre la légalisation de l’IVG et l’aménagement de lieux sécurisés pour la consommation de drogues.

Qu’est-ce qu’un dispositif de santé publique ?

Un dispositif de santé publique est un ensemble de moyens permettant de protéger une population contre un mal public. L’épidémie infectieuse en est la figure la plus connue ; l’isolement des contagieux et la vaccination sont les dispositifs de santé publique permettant la protection d’une population contre ce mal. Par extension, le concept d’épidémie permet également de désigner « l’accumulation en peu de temps d’un certain nombre d’événements humains graves ; on parle par exemple d’épidémie de suicides » [1].

Comme cette dernière expression peut donner lieu à polémique, on préfère dire que des événements, touchant la santé, et/ou révélateurs d’un malaise ou d’un désordre posent des « questions de santé publique » sur lesquelles doivent se porter l’attention du public et des pouvoirs publics. Ainsi, les suicides dans un corps de métier, les grossesses précoces et/ou non désirées, l’obésité, la mortalité routière, le tabagisme, les pathologies du travail, les décès des enfants par noyade… sont aujourd’hui autant de questions de santé publique, pas forcément en raison du nombre de personnes touchées, mais surtout en raison d’une mobilisation de divers entrepreneurs d’opinion. Les 18 000 tués sur les routes de France en 1972 n’étaient pas alors considérés comme posant une question de santé publique. De même, les décès par asbestose des travailleurs de l’amiante n’ont pas toujours été perçus comme posant une question de santé publique et de justice sociale. Aujourd’hui, notamment par la considération de ce que doit être une vie de femme autonome, les grossesses précoces sont devenues une question de santé publique, en raison du fait qu’elles obèrent l’avenir des jeunes filles concernées, compromettent parfois leur santé, et aussi en raison des coûts qu’elles peuvent engendrer pour la collectivité.

D’un dispositif de santé publique, on attend donc des réponses à des questions devenues objet de préoccupation publique, ce qui peut passer par la mise en œuvre d’une démarche éducative, la création d’un droit, l’imposition d’obligations, ou la restriction d’une liberté. C’est ainsi qu’on a imposé le port de la ceinture de sécurité en voiture, qu’on a limité le nombre d’endroits publics où il est possible de fumer, qu’on impose un nutriscore sur les produits alimentaires industriels, et qu’on apprend également aux individus en quoi, pour partie, leur santé dépend d’eux.

Henri Michaux
Dessin réalisé sous mescaline

De l’avortement à l’IVG. Protéger ou accorder un droit ?

Lorsque Simone Veil, dans son discours du 26 novembre 1974 pour la dépénalisation de l’avortement, énonce : « elles sont trois cent mille chaque année », son objectif est bien de montrer que les avortements clandestins posent un problème de santé publique, dont la solution passe par la levée de l’interdit pénal. En la matière, l’interdit pénal, « ouvertement bafoué », est contre-productif, car il ne permet ni de contrôler ni de réduire significativement l’usage qu’il condamne. L’avortement est alors une pratique à la fois clandestine, massive et dangereuse.

D’autre part, Simone Veil insiste sur le fait que le maintien de l’interdit pénal en la matière entretient une injustice, puisque les femmes qui en ont les moyens avortent en Angleterre, où la pratique est légale depuis 1967, ou bien, en France, dans de discrètes et coûteuses cliniques, ou bien encore, lorsqu’elles sont informées, à l’intérieur de réseaux militants. La démarche suivie par Simone Veil aboutit à l’article premier de la loi 75-17 du 17 janvier 1975 qui présente l’avortement moins comme un droit que comme une dérogation au principe du droit à la vie [2]. Le fondement de cette dérogation est exposé plus loin, dans le début de la section I, qui donne lieu à l’article L.162 du Code de la santé publique. Celui-ci rend l’avortement accessible aux femmes que la grossesse place dans une « situation de détresse ». Plus loin, l’article L.162-8 permet légalement au médecin de ne pas pratiquer une interruption de grossesse, au nom de sa clause de conscience [3], ce qui consacre la supériorité de la « norme convictionnelle » sur la norme civile [4], ou encore, ce qui donne « la pleine compétence au commandement religieux » [5].

Dans ces conditions, la dépénalisation puis la légalisation de l’avortement, qui devient l’interruption volontaire de grossesse, sont bien pensées comme un dispositif de santé publique à visée protectrice, plutôt que comme un droit personnel. Dans son discours du 26 novembre 1974, Simone Veil l’énonce ainsi : « l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue ». Plus loin, pour tâcher de convaincre les parlementaires hésitants devant un dispositif qui pourrait devenir l’expression d’un droit personnel des femmes, elle déclare, à l’issue du passage expliquant pourquoi l’IVG ne sera pas remboursée par la sécurité sociale que « si la loi est générale et donc abstraite, elle est faite pour s’appliquer à des situations individuelles souvent angoissantes ; que si elle n’interdit plus, elle ne crée aucun droit à l’avortement ».

Simone Veil
Discours du 26 novembre 1974

L’IVG médicamenteuse en 1988, l’allongement du délai légal en 2000 de 10 à 12 semaines de grossesse pour prétendre à l’IVG instrumentale, la gratuité de l’IVG en 2013 et la disparition en 2014 de la « situation de détresse » [6] sont des évolutions majeures de la loi initiale encadrant l’IVG. Acquises non sans peine, elles montrent que ce qui a été conçu initialement comme un dispositif protecteur de santé publique tend à devenir la promotion d’un droit à part entière des femmes.

Toutefois, il existe des dispositions qui ne permettent pas de présenter l’IVG comme une simple expression du droit des femmes à disposer de leur corps. Ainsi, le maintien de la clause de conscience, dont peuvent se prévaloir les praticiens pour ne pas participer à une IVG, les deux consultations obligatoires avec la confirmation par écrit par la femme de sa demande, ou encore une qualification éthique de l’IVG comme choix d’un moindre mal contre le mal plus grand qui serait celui d’une grossesse non désirée et mal vécue contribuent à ce que l’IVG reste empreinte d’une certaine gravité [7]. Pour faire passer l’IVG d’un dispositif de santé publique protecteur à un dispositif de promotion d’un droit personnel, il est donc nécessaire, en premier lieu, d’en garantir l’accès, ce qui peut nécessiter la remise en cause de la clause de conscience des praticiens.

En second lieu, promouvoir l’IVG comme dispositif de promotion d’un droit personnel suppose de le définir comme une expression du droit à disposer de soi en sécurité. La justification éthique de l’IVG comme moindre mal passe alors au second plan, comme si elle disparaissait du champ du débat public pour n’être plus, éventuellement, qu’une question personnelle. De ce point de vue, on pourrait alors parler d’une sorte de « neutralisation éthique » de la question de l’IVG, également nécessaire pour en promouvoir la justice.

Le cas des drogues illicites

Les évolutions récentes de la législation sur l’IVG permettent de penser la transition d’un dispositif de santé publique protecteur à un dispositif de promotion d’un droit personnel. Cette évolution peut-elle concerner d’autres dispositifs de santé publique ? Le cas des drogues illicites semble à première vue éloigné de celui de l’IVG. Pourtant l’un comme l’autre interrogent l’encadrement de la disposition de soi et la pertinence de la pénalisation de certains usages de soi.

Les drogues illicites renvoient au dispositif prohibitionniste, appuyé sur la loi n° 70-1320, du 31 décembre 1970, qui punit d’un an de prison ferme l’usage simple de stupéfiants. Alors même qu’on ne qualifie pas d’alcoolique tout buveur de vin, l’usager de stupéfiants, même sans en être dépendant, est considéré à la fois comme un malade, qu’on doit protéger contre lui-même, et comme un délinquant, qu’on doit punir pour son bien. Cette dernière expression, qui suppose qu’un usager de stupéfiants perd, du fait de sa conduite, sa capacité à définir ce en quoi son bien consiste, reste néanmoins ambiguë. En effet, le bien de l’usager de stupéfiants doit-il être de s’abstenir de l’usage de toute drogue, ou bien d’échanger l’usage des drogues illicites contre celui des drogues licites que sont l’alcool et le tabac ? La loi reste muette sur ce point. Toutefois, elle laisse la possibilité à l’usager de stupéfiants d’échapper aux poursuites pénales s’il se soumet à l’injonction thérapeutique. Considéré comme malade, il ne saurait prendre de décision le concernant, il est donc, comme usager, « placé sous la surveillance de l’autorité sanitaire » [8].

Bien qu’auteur d’une conduite qui ne cause directement aucun tort à autrui, la loi pénale le considère comme un délinquant. Comme l’analyse Alain Ehrenberg dans L’Individu incertain, le consommateur de drogues illicites est considéré comme s’étant mis lui-même en marge de la citoyenneté républicaine, ne devant sa déchéance morale et politique qu’à lui-même, perdu dans et par sa quête du plaisir. C’est pourquoi, même si par sa consommation seule, il ne cause directement aucun tort à autrui, par son repli sur sa jouissance au détriment de ses obligations civiques, c’est à la république même qu’il cause un tort. Pierre Marcilhacy, alors rapporteur de la commission des lois au Sénat, le disait ainsi lors de la discussion au Sénat du projet de loi : « le drogué, par seul fait du vice qu’il a adopté ou qui s’est imposé à lui, a perdu une grande partie de son droit à la liberté » [9]. C’est pourquoi il faut l’enfermer ou l’obliger à se soigner pour lui (ré) apprendre à être libre, en lui (ré) apprenant que la jouissance individuelle ou collective, ne saurait prendre le pas sur l’obligation civique. L’abstinence semble alors sa seule voie de salut et l’injonction thérapeutique est présentée comme la voie d’une rédemption républicaine. Il y a là, nous semble-t-il, un écho au chapitre VII du livre I du Contrat Social où Rousseau explique qu’on « forcera d’être libre » le citoyen égaré qui, en se repliant sur son individualité, refuserait de reconnaître la volonté générale et d’y obéir, comme la loi qui l’incarne.

Jean Cocteau
Illustration tirée du livre « Opium »

La politique de réduction des risques, qui ne commence en France qu’en 1987 [10] avec la vente libre des seringues en pharmacie, et à laquelle la France s’est résolue tardivement, a été commandée par le danger épidémique du sida. Les pouvoirs publics comprennent alors que c’est davantage la difficulté d’accès aux seringues, qui n’étaient jusqu’alors accessibles que sur prescription médicale, que l’inconscience du danger de la part des usagers qui les pousse au partage des seringues. Cette pratique les condamnait à mort tout en amplifiant la diffusion du sida. La vente libre, puis l’accès libre aux seringues en distributeur automatique sont donc bien un dispositif de santé publique protecteur qui a pour objectif de contrôler une épidémie infectieuse. Par cette politique, il ne s’agit pas de consacrer un quelconque droit de se droguer, tout en reconnaissant cependant que ceux qui consomment des drogues injectables illicites, et qui ne sont pas vraiment considérés comme dignes de revendiquer un droit, doivent pouvoir le faire à moindre risque pour leur santé, mais aussi pour celle des autres avec qui ils entretiendraient des relations sexuelles.

De même que l’encadrement de l’IVG est issu de considérations sanitaires, puisque les avortements clandestins exposaient les femmes à des risques trop importants, de même, les salles de consommation à moindre risque approfondissent la politique de réduction des risques liée à la consommation des drogues illicites. Elles prodiguent aux consommateurs un espace qui les met à l’abri des violences de la rue, un matériel stérile d’injection, un personnel paramédical attentif à la santé des consommateurs et pouvant agir rapidement en cas de surdose, ainsi qu’un personnel d’assistance sociale qui pourra intervenir pour donner la possibilité aux usagers addicts de « réintégrer les normes sociales » [11]. Sous cet angle, les salles de consommation à moindre risque, qualifiées bien improprement de « salles de shoot », relèvent donc d’une démarche de contrôle social, sans avoir vocation toutefois à être des lieux d’enfermement. Elles s’inscrivent dans un dispositif de santé publique protecteur tout en contenant les éléments de revendication d’un droit personnel à consommer des drogues à moindre risque, au nom de l’exploration de soi, au nom du soulagement de la souffrance que le manque induit, mais aussi au nom de la recherche du plaisir, point de départ de toute consommation de drogues.

Le rapprochement avec l’IVG n’est donc pas incongru, car dans les deux cas, la question de la contre-productivité de l’interdit pénal est posée, et, dans les deux cas, il s’agit d’une démarche de réduction des risques qui peut porter la revendication d’un droit personnel. Toutefois, alors que l’IVG dessine un cadre légal portant la revendication d’un droit personnel, la politique de réduction des risques appliquée aux stupéfiants ne reconnaît aucun droit de les consommer en dehors d’un espace très précis.

Conclusion

La comparaison de deux dispositifs de santé publique, l’un concernant l’IVG et l’autre concernant la consommation de drogues est donc fondée, si on estime que tous deux s’inscrivent dans une démarche où la disposition de soi en sécurité est prioritaire face à la préoccupation de maintenir une justification publique du moindre mal. La revendication de l’IVG comme droit personnel implique de dissocier la question de la sécurité de celle de l’appréciation éthique de l’IVG. Ou plutôt, c’est le renvoi de la qualification éthique de l’IVG au domaine privé qui met en lumière les critères de sécurité et de justice dans l’accès à un service comme prioritaires.

D’une manière assez semblable, la salle de consommation à moindre risque peut porter la revendication du droit à consommer des drogues à moindre risque. Cela implique qu’est éclipsée là aussi du débat public, la question de savoir s’il serait bon ou non de se droguer, pour ne plus en faire qu’une question personnelle. Par contre doivent être publiques, notamment comme objet d’information, la question des effets psychotropes, la question de la toxicité des produits et de leurs effets sur la santé, la question des risques associés, par exemple, la prévention du risque de déshydratation dans le cas de consommation d’amphétamines, la question du mode de consommation...

Dans ces conditions, la question des drogues peut faire l’objet d’une sorte de « neutralisation éthique », dès lors également que les droits d’autrui à ne pas subir de tort à cause de cette consommation sont respectés et protégés. Or, dans le cas des drogues, c’est justement une réticence persistante devant cette opération de « neutralisation éthique », soutenue par le désir d’affirmer que la drogue est un mal en soi, et par le fait que les usagers de drogues ne sont pas considérés comme fondés à revendiquer un droit de consommation, qui sert toujours de raison au maintien de la pénalisation de la consommation des drogues illicites. Pourtant, le cas de l’IVG, qui nous a éclairés sur le fait que l’interdit pénal peut, dans certaines circonstances, être contre-productif, aurait dû nous faire comprendre que c’est essentiellement le maintien dans la clandestinité qui rend une conduite dangereuse.

par Frédéric Orobon, le 15 octobre 2019

Pour citer cet article :

Frédéric Orobon, « IVG, drogues et santé publique. De la protection à la reconnaissance d’un droit », La Vie des idées , 15 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/IVG-drogues-et-sante-publique

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Charles Sournia, Dictionnaire de santé publique, éditions de santé, 1991, p. 141.

[2« La loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi ».

[3Toujours d’actualité, elle est accordée à tous les personnels de santé. Code de la santé publique, article L. 2212-8.

[4Voir Tatania GRÜNDLER, « La clause de conscience en matière d’IVG, un antidote contre la trahison ? » in Droit et cultures n° 74, 2017-2, p. 155-178, consulté le 2 avril 2018.

[5Jean CARBONNIER, « Les phénomènes d’internormativité » in European Yearbook in Law and Sociology, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977, p. 42-52. Jean CARBONNIER reprend cet article dans son Essai sur les lois, Paris, Répertoire du notariat Defrénois, 1995, p. 287-307. Le passage cité se trouve p. 305.

[6Le premier alinéa de l’article L. 2212-1 du Code de la santé publique est ainsi rédigé : « La femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la douzième semaine de grossesse ».

[7Sur la délicate, voire l’impossible banalisation de l’IVG malgré la loi qui l’encadre et l’autorise, voir Jean-Yves Le NAOUR et Catherine VALENTI, Histoire de l’avortement (XIXe-XXe siècle), Le Seuil, 2003.

[8Étaient initialement ainsi traités les alcooliques dangereux pour autrui. Même quand ils ne remplissent pas cette condition, la loi n°70-1320, du 31 décembre 1970 prévoit de traiter ainsi les usagers de drogues illicites.

[9Avis présenté au nom, de la Commission des lois constitutionnelles, de la législation, du suffrage universel, du Règlement d’administration générale, Sénat, annexe au procès-verbal du 27 octobre 1970, p. 4. Cité par Alain EHRENBERG, « Comment vivre avec les drogues ? » Communications, 1996, p. 7.

[10Aux Pays-Bas, la vente libre des seringues date de 1985, suite, en 1984, à une initiative conjointe de la mairie de Rotterdam et d’associations locales d’usagers, reconnues comme acteurs politiques.

[11Selon la formule du Groupement Romand d’Études des Addictions qui assume cet aspect du contrôle social.

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