Le libéralisme français, né sous la Restauration, ne s’est pas seulement intéressé aux droits individuels : il a aussi fait l’histoire de la masse comme sujet politique dominé.
Le libéralisme français, né sous la Restauration, ne s’est pas seulement intéressé aux droits individuels : il a aussi fait l’histoire de la masse comme sujet politique dominé.
Depuis quelques années, les livres pour ou contre le libéralisme prolifèrent des deux côtés de l’Atlantique. Dans un livre riche et dense, Florence Hulak refuse à la fois les lectures binaires et cette porte d’entrée facile pour poser une question qui a peu retenu l’attention : quelle vision de l’histoire sous-tendait le libéralisme politique à son origine, et quelle a été sa postérité ?
Le héros du livre de F. Hulak est l’historien libéral Augustin Thierry, auteur d’études aujourd’hui quelque peu oubliées, comme les Lettres sur l’histoire de France, publiées en 1827, soit deux ans après que Charles X ait renoué avec la tradition du sacre. Les ultras entendent alors restaurer un ordre social dont ils situent les origines dans un Moyen-Âge fantasmé. À leurs yeux, la liberté est une chimère abstraite née d’une aberration historique, la Révolution. Thierry fait alors le pari de revisiter l’histoire des communes médiévales du XIe et XIIe siècles afin d’y déceler les prémisses d’une histoire de la liberté qui culminerait en 1789. S’il réussit, l’argumentaire ultraroyaliste s’essouffle.
Dans les premiers écrits de Thierry (1817 à 1827), la commune médiévale devient le lieu d’une lutte pour l’indépendance, contre la domination exercée par les pouvoirs ecclésiastiques et royaux. À cet effet, Thierry réinvestit, tout en le subvertissant, le discours développé au XVIIIe siècle sur la « guerre des races ». Le terme de « race », qui a de quoi surprendre le lecteur contemporain, renvoie chez A. Thierry, non pas à un essentialisme biologique, mais à l’idée d’un « collectif défini par la généalogie de ses luttes » (p. 39). Sous sa plume, la race roturière a dû s’émanciper de la domination économique et politique exercée par la race féodale. F. Hulak nous explique que Thierry désigne également cette race dominée comme une « masse. » C’est qu’il cherche, à travers ses écrits, à constituer un sujet politique de l’histoire, avec son identité et sa capacité d’action : la masse des vaincus, composée d’individus ne disposant pas de titres privilégiés, qui défend un droit originaire à la liberté contre les dominants, et dont la lutte, bien qu’elle soit historiquement le fait d’un groupe particulier, a vocation à l’universalité. Voilà une histoire libérale de la modernité, en ce qu’elle fait de la destruction des obstacles à la liberté son objectif premier.
Ce sujet de l’histoire – la masse – est aussi objet de l’histoire. L’autrice retrace de manière passionnante comment Thierry, à travers son travail critique sur les archives, révèle que les luttes pour la liberté sont absentes des annales officielles, qui regorgent pourtant d’informations sur les faits et gestes des autorités ecclésiastiques et seigneuriales. La domination politique se double ainsi d’une « domination épistémique » (p. 42). Le travail de l’historien consiste dès lors à rétablir la vérité historique du point de vue des vaincus réduits au silence. Les lecteurs de Thierry dans la France des années 1820 peuvent alors se comprendre comme constituant un véritable sujet politique, et se sentir appelés à continuer les luttes antérieures pour la liberté. C’est ainsi que Thierry « dote le libéralisme politique d’une théorie de l’histoire qui lui faisait défaut » (p. 40).
L’ouvrage s’articule autour de trois chapitres. Le premier révèle le rôle historique que Thierry attribue à la masse. Le second se penche sur Guizot et Michelet, qui substituent à la masse l’idée de « nation » comme sujet de l’histoire. Alors que dans les premiers écrits de Thierry, l’émancipation des communes ouvre la voie à la constitution d’un sujet de l’histoire indépendant de l’État, chez Guizot, l’affranchissement des municipalités signale l’alliance à venir entre les bourgeois et le pouvoir royal, prélude à l’avènement de la nation moderne. Au sein de cette union nationale, la masse perd le statut d’acteur autonome de l’histoire. La bourgeoisie capacitaire se sépare de la masse pour devenir la force motrice de la société civile, alors même que le savoir historique est mis au service de l’ordre capacitaire. Michelet, pour sa part, essaye d’affranchir la nation de son caractère bourgeois, en l’ancrant dans le peuple paysan, habitant un même territoire.
S’ils reconstituent l’idée de sujet-objet de l’histoire à travers l’idée de nation, Guizot et Michelet échouent, selon F. Hulak, à en assurer l’unité. Dans la nation de Guizot, la masse du premier Thierry est écartelée entre bourgeoisie et peuple. Chez Michelet, les paysans s’opposent aux ouvriers. Deuxième échec : tant chez Guizot que chez Thierry, la fonction critique de l’histoire de la masse s’efface derrière des récits qui cherchent à légitimer l’État comme figure de l’unité nationale.
Marx, qui fait l’objet du troisième et dernier chapitre, offre une solution temporaire à ces impasses, en retournant au premier Thierry qu’il qualifie de « père de la ‘lutte des classes’ ». Derrière la masse telle que l’entend Thierry, Marx débusque la bourgeoisie, avant d’y substituer le prolétariat en tant que sujet politique de l’histoire. Comme la contre-histoire libérale de Thierry, la contre-histoire marxiste formule sa critique depuis le point de vue des dominés. C’est là, pour F. Hulak, « la dette majeure de Marx vis-à-vis des historiens bourgeois de la lutte des classes » (p. 258). L’universalité du combat de la masse est désormais associée au prolétariat, qui, s’il doit imposer une phase transitoire de dictature, a pour vocation, à terme, de s’abolir comme classe. La réconciliation nationale des libéraux se mue ainsi chez Marx en abolition de toutes classes.
Le livre a ainsi le mérite d’éviter le piège, si répandu, d’appréhender l’histoire des doctrines politiques en silos. On prend à nouveau la mesure de la dette de Marx par rapport aux cadres conceptuels établis par les libéraux français. L’étude des visions libérales de l’histoire révèle par ailleurs à quel point celles-ci ont d’abord été perméables à des idées a priori exogènes, telles que celles de Saint-Simon, qui sera plus tard associé au socialisme, et avec lequel Thierry collabore dans les années 1810.
F. Hulak expose de manière subtile comment, après 1848, Marx procède à l’autocritique de sa première histoire. Selon cette dernière, la révolution bourgeoise de 1789 aplanit le terrain pour la révolution prolétarienne à venir. Dans Le Dix-Huit Brumaire (1852), Marx observe par contraste comment l’insurrection ouvrière de juin 1848 permet l’établissement d’un État bourgeois sous la houlette de Napoléon III. Selon l’autrice, ce texte continue toutefois à entretenir la possibilité d’un sujet politique de l’histoire constitué par la critique. C’est à cette fin que Marx réinvestit le concept de « masse », en l’opposant à celui de « classe ». La masse désigne désormais la paysannerie et le lumpenprolétariat, tous deux privés d’exigences collectives par un état bureaucratique qui s’efforce de convertir celles-ci en requêtes individuelles. Pour permettre à cette masse de redevenir une classe au sens fort, dotée d’une capacité d’émancipation, Marx appelle les ouvriers des villes et les paysans, qui n’étaient pas intégrés au prolétariat dans sa première histoire, à la reconnaissance de leur intérêt social commun. Comprendre le processus qui a mené à leur aliénation collective sert alors de prélude à la « formation d’une solidarité interne », qui doit servir de moteur à la refondation de l’État.
On peut se demander si l’ouvrage n’aurait pas dû s’intituler Les histoires libérales de la modernité et non L’histoire libérale de la modernité. L’autrice tient à faire du premier Thierry (1817-1827) la source première d’un récit libéral dont le sujet aurait ensuite été reconfiguré, d’abord par Guizot et Michelet sous la monarchie de Juillet, ensuite par Marx autour des évènements de 1848. Masse, nation et classe s’enchaînent ainsi conceptuellement. Mais la séquence est-elle aussi chronologique ? On sait que Thierry fut soucieux de se présenter comme un précurseur. Il n’en reste pas moins que Guizot développe sa vision de l’histoire suite à son éviction du Conseil d’État par les ultras, soit à partir de 1820. [1] À la fin de la même année, Thierry publie dans le Courrier français dix lettres sur l’histoire de France. L’édition originale – augmentée – des Lettres n’apparaît qu’en 1827.
Par ailleurs, dès 1818, une autre histoire libérale de la modernité était publiée à titre posthume : les Considérations sur les principaux évènements de la Révolution française de Madame de Staël – grande absente de ce livre. Il est vrai qu’on n’y retrouve pas de méthode historique à proprement parler. Le rôle des communes médiévales ne retient que peu l’attention de celle qui fut alors une des reines des salons parisiens. Mais l’intention recoupe celle de Thierry et de Guizot. Chez Madame de Staël, c’est la classe éclairée de la nation – celle qui fleurit avec la liberté de pensée à la suite de la réforme – qui endosse le rôle de sujet de l’histoire. C’est le mouvement des idées, et non la lutte armée au sein des communes, qui mène à la Révolution. Tout comme certains analystes du libéralisme français ont identifié plusieurs courants doctrinaux en son sein, il y aurait donc, dès la seconde restauration, des visions concurrentes de l’histoire libérale de la modernité, qui se recoupent tout en se contredisant, et dont on pourrait explorer les multiples ramifications.
Le croisement de ces histoires aurait pu révéler un aspect frappant de la réflexion historique de Thierry dans les années 1820 : son hostilité par rapport à l’avènement du gouvernement représentatif, qui constitue pourtant le point d’arrivée de nombreux récits libéraux de l’époque, à commencer par ceux de Guizot et Madame de Staël. Le combat pour la liberté, chez cette dernière, prend la forme d’une lutte pour le droit d’exprimer son opinion face à l’absolutisme. Le système représentatif réconcilie la monarchie avec le principe de discussion incarné dans un parlement élu par la nation. Guizot arrive à des conclusions similaires. Il dépeint le gouvernement représentatif comme une synthèse du principe du libre examen hérité de la réforme et du mouvement de centralisation étatique, tout en insistant sur cette dernière.
En 1829, dans une deuxième édition remaniée des Lettres sur l’histoire de France, Thierry prend le contrepied de ces récits dans une nouvelle lettre acerbe « sur l’histoire des assemblées nationales. » Il y invite ses lecteurs à se prémunir contre les « prestiges » dont jouit actuellement le « régime constitutionnel ». [2] S’ensuit une relecture des États-Généraux comme le point culminant d’un processus initié par l’autorité centrale afin de renforcer son autorité sous couvert d’instaurer des méthodes consultatives. La représentation politique basée sur l’élection aurait ainsi été introduite comme une forme de substitut déplorable à ce que Thierry dépeint comme la forme originelle de pouvoir politique, soit la « participation active à la souveraineté municipale. » [3] On comprend alors pourquoi des théoriciens du communisme libertaire ont pu s’intéresser à Thierry. Aux yeux de Kropotkine, Thierry a mis en lumière la confiscation de l’indépendance des communes par un pouvoir central se parant des atours du « gouvernement représentatif » [4].
La réception de la vision libérale de l’histoire articulée par Thierry aurait donc plusieurs postérités socialistes. Là où Marx y trouve des ressources pour penser le rôle de la classe et, plus tard, de la masse, toujours avec un État centralisé en toile de fond (comme le montre F. Hulak), Kropotkine l’utilise pour dessiner une trajectoire qui mène de la commune médiévale à la Commune de Paris. On sait qu’au même moment, les libéraux, d’abord sous le Second Empire, ensuite sous la Troisième République, continueront à faire de la défense du « gouvernement représentatif », parfois désigné sous le terme de « démocratie libérale, » le cœur de leur programme politique, contre toute forme de démocratie autoritaire (césarisme, boulangisme) ou de démocratie socialiste. La décentralisation administrative qu’ils appellent de leur vœu ne garde alors qu’un lointain souvenir de l’autonomie communale telle que la comprenait Thierry.
Il y a, à vrai dire, deux histoires libérales de la modernité dans le livre de Florence Hulak. La première commence avec Thierry, avant d’être redéployée par Guizot, Michelet, et Marx. Mais l’autrice évoque aussi une « seconde histoire libérale de la modernité, » qui débute avec Tocqueville, et mène au « néo-libéralisme. » Guizot voyait dans l’État centralisateur un agent opérateur de la synthèse entre différents groupes sociaux à travers l’histoire. Chez Tocqueville, la centralisation deviendrait l’expression exclusive de la coercion étatique, dont la rationalité surplombante finit par réduire la société en une poussière d’intérêts antagonistes. On regrettera que cette lecture ne rende pas compte de ce qui différencie la vision de l’histoire développée dans De la Démocratie en Amérique (1835-1840) de celle présentée dans l’Ancien régime (1856). La première vaut comme critique de l’ordre capacitaire de la monarchie de Juillet. La seconde cherche à comprendre les raisons sous-jacentes à l’avènement du Second Empire. Entre les deux, le contexte politique a changé.
L’important est toutefois ailleurs. Pour F. Hulak, cette seconde vision libérale de l’histoire, déployée par Hayek au XXe siècle, a obscurci la première, en ne gardant que l’idée d’obstacle au progrès tout en se débarrassant de celle d’un sujet collectif de l’histoire luttant pour la liberté. Cet effacement de la première histoire libérale débouche aujourd’hui sur un affrontement aux effets aveuglants entre néo-libéralisme et pensée critique. Du fait de cette opposition, la pensée critique reproduit inconsciemment, sous un mode nouveau, la première vision libérale de l’histoire. Le problème n’est pas que la pensée critique continue, ce faisant, à adopter comme base de la critique le point de vue des dominés (qui prend de nouveaux visages, au-delà du prolétariat, comme celui du « subalterne » des subaltern studies). Ce qui embarrasse à juste titre l’autrice est que cette pensée ne semble pas s’être départie de l’idée, qui animait la première histoire libérale, que les dominés jouiraient d’un accès direct et privilégié à la vérité. Ce qui a été perdu au cours du XXe siècle, c’est l’idée d’autocritique de la vision d’histoire. Celle que Marx développait dans son Dix-Huit Brumaire, et que l’autrice appelle la pensée critique à se réapproprier.
par , le 5 mars
Arthur Ghins, « La puissance des masses », La Vie des idées , 5 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hulak-histoire-liberale-modernite
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[1] Guizot donne son cours sur l’Histoire des origines du gouvernement représentatif entre 1820 et 1822.
[2] Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, 2e édition (Paris, 1829), p. 507 : « De ce que cette nombreuse partie de la population, désignée aujourd’hui par le nom de classe moyenne, attache un très-haut prix au droit d’intervenir dans le gouvernement de l’État par la représentation nationale, il ne faut pas conclure qu’elle a toujours pensé, voulu et senti de mème. Il pouvait y avoir, et il y a eu réellement pour elle, dans les siècles passés, une tout autre manière d’exercer des droits et d’obtenir des garanties politiques. »
[3] Ibid., p. 532.
[4] Voy. les articles « La Commune » et « Le gouvernement représentatif » dans Pierre Kropotkine, Paroles d’un révolté, ed. Élisée Reclus (Paris, 1885), p. 105-118 et 169-212.