Si le philosophe anglais Thomas Hobbes est principalement connu pour sa conception de la souveraineté, certains écrits de jeunesse, jusqu’à présent inédits en français, nous informent sur la gestation de sa pensée politique.
À propos de : Thomas Hobbes et William Cavendish, Discours sur l’histoire, Gallimard
Si le philosophe anglais Thomas Hobbes est principalement connu pour sa conception de la souveraineté, certains écrits de jeunesse, jusqu’à présent inédits en français, nous informent sur la gestation de sa pensée politique.
Le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) est surtout connu pour sa pensée politique ainsi qu’il l’a exposée dans le Léviathan de 1651, écrit pendant les guerres civiles anglaises, qui avaient déchiré son pays natal depuis le début des années 1640. Hobbes, se trouvant en exil à Paris, y détaille la nécessité d’un souverain « absolu » auquel les sujets ont abandonné leur propre jugement. Sans un souverain reconnu comme seul possesseur du droit de vie et de mort, de légiférer et de juger, la paix civile ne sera jamais assurée.
Si c’est bien dans le Léviathan que cette théorie reçoit sa forme la plus achevée, Hobbes y consacre déjà des développements dans ses deux œuvres antérieures, Éléments de loi (1640) et Du Citoyen (1642). La réception de Hobbes a ainsi montré une forte tendance à se focaliser, presque exclusivement, sur ces trois œuvres canoniques d’après 1640, en négligeant sa production intellectuelle antérieure et en la réduisant au concept de souveraineté absolue, compris comme théorie essentiellement juridique à portée universelle et abstraite de toute réalité historique. Or, cette conception s’avère réductrice, et ne permet pas de comprendre la genèse de la pensée hobbesienne. Ce n’est qu’à 50 ans passés qu’Hobbes élabore sa théorie de la souveraineté et publie les œuvres qui en font l’une des grandes figures de la pensée politique occidentale.
Aussi existe-t-il un autre Hobbes avant 1640. Vrai prodige enfantin ayant traduit le Médée d’Euripide du grec en latin à l’âge de 8 ans, et publié sa traduction de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide en 1629, le philosophe produit très tôt des œuvres qui valent notre attention et montrent son intérêt pour la question politique, même si elles ne le montrent pas encore arrivé à sa pleine conception de la souveraineté.
À cet égard, les deux textes réunis et traduits sous le titre de Discours sur l’histoire par Jauffrey Berthier et Nicolas Dubos présentent un grand intérêt, non seulement pour les spécialistes de Hobbes, mais pour qui s’intéresse à la pensée politique de la première modernité. À ces deux écrits des années 1620 traduits de l’anglais et leur commentaire s’ajoutent une introduction riche et des notes fournies. Contrairement à ce que la tradition critique retient le plus souvent, Berthier et Dubos considèrent donc ces deux écrits comme le produit d’une collaboration entre Hobbes et William Cavendish, fils du premier comte de Devonshire, dont Hobbes fut le précepteur à partir de 1608.
Les deux textes appartiennent aux Horae subsecivae, recueil de « discours » publié anonymement à Londres en 1620. Le premier, « De la lecture de l’histoire » (Of Reading History) a traditionnellement été attribué à Cavendish, notamment à cause de ce qu’on a considéré comme son caractère d’ « exercice scolaire ». On a en revanche considéré Hobbes comme seul auteur du second, intitulé « Discours sur le commencement de Tacite » (A Discourse upon the Beginnings of Tacitus). Cette dernière attribution dérive d’analyses lexicologiques, méthode purement statistique basée sur le recensement des occurrences des mots [1]. C’est à partir de ces analyses qu’on pourrait « distinguer, au sein du volume de 1620, un ensemble dont Hobbes était l’auteur, d’un autre […] de la main de William Cavendish » (p. 67). Hobbes aurait écrit trois des textes du recueil de 1620, et Cavendish serait l’auteur du reste.
La méthode employée par ces travaux ne divise les Horae subsecivae que par des aspects formels ou stylistiques. Les questions qui portent sur leur contenu philosophique, ainsi que leur cohérence possible, se trouvent nettement mises de côté. Sans vraiment interroger la relation possible entre les deux parties du recueil, on a donc considéré les textes attribués à Cavendish « comme le travail dilettante d’un grand aristocrate anglais qui cherchait à occuper ses rares heures de loisir », tandis que l’on a cru déceler dans les textes qui relèveraient de la seule main de Hobbes « certains des éléments de sa propre philosophie politique » (p. 68) – ainsi qu’elle allait apparaître des années après.
Berthier et Dubos, en revanche, considèrent les deux textes comme « un ensemble cohérent » (p. 23) faisant partie du projet de « réforme de la science civile » (p. 78) telle qu’elle a été définie par Francis Bacon (1561-1626). Aussi les deux textes seraient-ils « le fruit d’une collaboration entre deux hommes, Thomas Hobbes et William Cavendish, sous l’égide d’un illustre tiers, le chancelier Francis Bacon » (p. 66). Plus précisément, les deux auteurs considèrent que le premier texte explique les principes d’historiographie qui sont mis en pratique dans le second : « le discours propose en effet une mise en application des principes méthodologiques et philosophiques énoncés dans l’essai » (p. 23).
De ce point de vue, les deux textes font apparaître une cohérence on ne peut presque plus étroite, soulignée par Berthier et Dubos. S’inscrivant dans la continuité de l’historien anglais Timothy Raylor [2] – pour lequel il serait anachronique de vouloir chercher un auteur unique pour ce genre de texte – ceux-ci y voient donc le fruit d’une collaboration, selon un mode répandu à l’époque, et découlant d’une relation intime, à la fois intellectuelle et politique, entre Cavendish et Hobbes. Pour Berthier et Dubos, on ne saurait séparer les deux textes à la fois parce que Hobbes et Cavendish auraient collaboré pour leur production, et parce que l’ensemble manifeste la même appartenance au projet de réforme baconien.
Le commentaire proposé permet de montrer comment ces deux textes expriment la même conception de la relation entre pensée politique et histoire, et retrace dans le détail les changements qu’a subis la pratique historiographique pendant la renaissance tardive. Ces changements, reflétés dans les textes, sont étroitement liés à la redécouverte de l’historien romain Tacite (58-120), qui a profondément marqué la vie intellectuelle de la deuxième partie du XVIe siècle. À partir de l’édition magistrale de Juste Lipse, parus en 1574, de nombreux commentaires sur Tacite ont rapidement été produits, dont ceux de Scipione Ammirato et Filippo Cavriana, tous deux se trouvant dans la bibliothèque des Cavendish.
Ce que Tacite a offert à la pensée politique de la période, suivant Berthier et Dubos, est « un imaginaire historique où s’énonçait une anthropologie réaliste tendue entre l’expérience cruciale de la guerre civile et les vicissitudes de l’État absolu » (p. 21). Pour un siècle marqué par la Réforme, les guerres sanglantes qu’elle a engendrées, ainsi que par la consolidation des pouvoirs monarchiques, les œuvres de Tacite, qui racontent l’histoire de l’Empire romain à partir des dernières années d’Auguste, ont constitué un vrai trésor de leçons politiques pour la première modernité. La similitude perçue entre l’époque décrite par Tacite et l’Europe du XVIe siècle a fondé l’idée que les faits narrés par l’historien romain pouvaient guider l’action politique moderne. Cette utilité dérive des « exemples » de conduite prudente que la narration tacitienne présente. Mais si l’idée que l’histoire nous présente des exemples à imiter pour assurer la justesse de nos actes est bien ancienne, elle subit une inflexion profonde pendant la renaissance tardive, qui se retrouve dans les textes de Cavendish et Hobbes.
Tandis que la conception classique de l’exemplarité est fondée sur des modèles moraux universels et valables pour tout temps, l’exemplarité qui dérive de la lecture de Tacite est profondément historicisée. La conduite qui vaut dans une situation spécifique, déterminée historiquement, n’est pas la même que celle qui vaudrait dans une autre. Pour tirer des leçons proprement utiles de l’histoire, il apparaît ainsi nécessaire de développer de nouvelles modalités de lecture.
C’est bien à un tel projet qu’appartiennent les deux textes de Cavendish et Hobbes, qui s’inscrivent par-là « dans le mouvement qui visait à renouveler les usages de l’histoire en les dégageant de la fonction rhétorique ou édifiante » (p. 60). Pour que la lecture de l’histoire soit vraiment utile, elle ne peut plus être dominée par des idéaux moraux, figés hors d’une temporalité proprement historique. Une telle approche de la lecture de l’histoire plonge ces racines dans la pensée florentine dite « réaliste » ainsi que l’ont exprimée Machiavel et Guichardin. Pour que l’histoire nous soit utile, il faut considérer le comportement effectif des hommes, non pas les idéaux philosophiques dont les événements historiques ne portent aucun témoignage. Telle semble être la leçon méthodologique sur laquelle le tacitisme du XVIe siècle se fonde.
Dès lors, pour pouvoir gouverner un pays nouvellement acquis, ainsi que l’expose le Discours sur le commencement de Tacite, il faut, par exemple, éviter d’agacer « les esprits de ses nouveaux sujets » et si cela implique d’employer une stratégie de « dissimulation » pour cacher ses propres projets politiques, contraires aux opinions des sujets, il faut en user (p. 156). C’est ce genre des leçons qui peuvent se trouver chez Tacite : le fait de savoir les reconnaître est le fruit de ce que De la lecture de l’histoire nomme « une lecture assidue » de laquelle on tire « les plus grands bénéfices » (p. 122). Il faut savoir « comparer les temps et les lieux », et pour cela que l’on s’exerce « à appliquer les choses passées aux choses présentes pour juger les choses passées aux choses présentes pour juger si elles s’accordent et pourquoi » (p. 125). Ces deux textes semblent donc bien faire partie d’un même projet d’articulation de l’histoire à la modernité politique, propre à ce début du XVIIe siècle, et où la pensée politique de l’auteur du Léviathan plonge effectivement ces racines.
Dans la dernière partie de leur introduction, Berthier et Dubos s’efforcent d’ailleurs de montrer comment bien des aspects de la pensée politique hobbesienne des années 1640 se trouvent éclairés, s’ils sont mis en contact avec ces premiers travaux. Toutefois, ils montrent aussi comment la conception de l’artificialité du pouvoir politique, ainsi qu’elle est formulée dans les œuvres dites de « maturité », et même si elle est déjà esquissée dans ces textes sur Tacite, « s’écarte fondamentalement des discours antérieurs » influencés par le tacitisme. Dans les écrits ultérieurs en effet, il « ne s’agit plus de masquer la nature réelle du pouvoir derrière des mystères et des mensonges utiles, mais de révéler le caractère rationnel et la nécessité du pouvoir absolu » (p. 99). C’est l’artificialité de l’État qui rend ainsi sa construction transparente à la raison et nous assure que notre volonté s’exprime à travers le mécanisme de la représentation politique. Le pouvoir politique étant une construction fondée sur le consentement, son fonctionnement n’est plus caché derrière des stratagèmes de dissimulation adoptés par le prince pour s’assurer de son propre pouvoir – conception du pouvoir politique que l’on trouve couramment chez les tacitistes.
Démontrant, d’une manière très convaincante, l’intérêt profond de comparer ces premiers textes avec les œuvres canoniques de Hobbes, les Discours sur l’histoire constituent une publication éclairante, non seulement pour notre connaissance de Hobbes, mais aussi pour préciser notre compréhension de l’articulation entre pensée politique et connaissance historique dans la première modernité.
par , le 25 septembre
Esben K. Rasmussen, « Hobbes avant Hobbes », La Vie des idées , 25 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hobbes-Cavendish-Discours-sur-l-histoire
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