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Recension Philosophie

Kelsen face à la théologie politique

À propos de : Hans Kelsen, Religion séculière. Une polémique contre la mésinterprétation de la philosophie sociale, de la science et de la politique moderne en tant que ‘‘nouvelles religions’’, éditions Kimé


par Sylvie Schmitt , le 3 juillet 2023


La pensée politique moderne est-elle tributaire de la théologie chrétienne ? Non, protestait Hans Kelsen qui défendit le positivisme normativiste contre son ancien élève Eric Voegelin, qui voulait intégrer la morale et la religion dans le droit. La traduction inédite de son ouvrage est un événement.

La traduction d’un livre jusque-là non publié de Hans Kelsen reste un événement pour les juristes, d’autant plus important que le théoricien autrichien du droit sort ici de sa zone de confort en abordant la philosophie politique. Rappelons que Hans Kelsen a développé une nouvelle approche du droit fondé sur son autonomie au regard de la morale et de la religion. Sa conception, qui s’est imposée dans une grande partie des universités d’Europe continentale, est appelée « positivisme normativiste ».

Dans Religion séculière, Kelsen s’intéresse en particulier aux théories de son compatriote, le philosophe Eric Voegelin. Les deux Autrichiens sont en conflit depuis que Voegelin, dans les années 1920, a critiqué sévèrement le positivisme normativiste. À l’inverse de Kelsen, il intègre la morale et la religion dans le droit. Les deux hommes émigrent par la suite aux États-Unis pour fuir le régime nazi mais, alors que Kelsen peine à faire comprendre aux Américains l’intérêt du positivisme normativiste, Voegelin connaît dans son nouveau pays la renommée, grâce à une philosophie politique fortement teintée de morale chrétienne.

Kelsen écrit un premier livre contre la doctrine de Voegelin en 1954 (Une nouvelle science du politique. Une réplique au livre d’Eric Voegelin), lui aussi non publié du vivant de l’auteur. Religion séculière poursuit dans la même veine. Kelsen y étudie des théories élaborées notamment par Eric Voegelin mais aussi par Raymond Aron, Fritz Gerlich ou encore Karl Jaspers. Ils soutiennent l’idée que les philosophies politiques d’auteurs – pourtant réputés athées – comme Hobbes, Nietzsche ou Marx, se fonderaient sur des concepts chrétiens.

Kelsen manifeste dans son livre une opposition farouche à ces interprétations théologiques (I). Malgré son ressentiment envers Voegelin, le juriste autrichien est surtout animé par la volonté sincère de faire prévaloir le positivisme en philosophie (II).

Le rejet des interprétations théologiques des philosophies politiques

Religion séculière peut dérouter, d’abord par le choix des auteurs étudiés. Kelsen évacue ainsi dès le premier chapitre Carl Schmitt et sa Théologie politique, à laquelle il consacre deux pages sur un total de 340 alors qu’elle est considérée, du moins par les juristes, comme l’ouvrage de référence en la matière.

La deuxième source de perplexité du livre provient de sa définition réductrice de la religion, liée exclusivement au divin : « Tant qu’une doctrine politico-morale […] ne fonde pas ses valeurs sur la volonté d’un être suprahumain, surnaturel, il n’y a pas de raison de la qualifier de religion » (p. 38). Exit les doctrines politiques dogmatiques qui s’apparentent, par leur promesse en un monde meilleur, à une religion. Exit les philosophies religieuses comme le bouddhisme, le taoïsme, l’animisme. Kelsen pense la religion dans le cadre conceptuel strict du judéo-christianisme.

Il est indispensable de connaître le sens classique donné par Kelsen à la religion pour suivre son raisonnement. Il ne peut pas admettre l’idée même d’une religion « séculière », deux termes oxymores dont la combinaison annule leur sens respectif puisque la religion suppose la présence d’un Dieu et, à l’inverse, la sécularité suppose la non-prise en compte de Dieu. Cela signifie que tout auteur qui utilise ces deux termes pour analyser des doctrines politiques laïques est dans l’erreur. Or, les philosophes ayant développé des théories sur les religions séculières au cours du XXe siècle sont légion, entre autres : Raymond Aron (l’inventeur de l’expression « religion séculière »), Étienne Gilson, Martin Heidegger, Carl Schmitt et bien sûr Eric Voegelin.

Selon Kelsen, ces penseurs procéderaient à des rapprochements trop rapides, ils confondraient identité et « apparence d’une analogie en raison de l’utilisation des mêmes termes […] ayant des significations différentes » (p. 27). Ce sont là les causes de mésinterprétations les plus répandues dans les études comparatistes, d’où le rappel utile de Kelsen. De manière à éviter de tels pièges, il propose d’appliquer à la philosophie politique une méthode de travail scientifique dans laquelle seuls les faits observés seraient retenus, sans considération pour les croyances religieuses.

Kelsen consacre ainsi plusieurs chapitres à des théories qu’il conteste : la théorie du Progrès entendue comme une eschatologie (chapitre III), celles d’un Hobbes gnostique (chapitre V), d’un Karl Marx chrétien (chapitre X), d’un Nietzsche chrétien ou métaphysicien (chapitres XI et XII).

Si l’on reprend certaines de ces hypothèses, l’approche de Kelsen et celle des philosophes critiqués sont toutes les deux plausibles. On peut très bien, comme le fait Kelsen, étudier les théories et auteurs mentionnés en faisant abstraction des influences religieuses. Il faut pour cela adopter une démarche systémique, consistant à établir l’originalité de l’œuvre sans en chercher les filiations. Ainsi entendu, Marx – par exemple – a su s’émanciper de Hegel pour élaborer une doctrine originale ; de même, les régimes totalitaires du XXe siècle se distinguent des systèmes politiques précédents par leur athéisme.

Les arguments de Voegelin, voyant dans les régimes totalitaires des formes de gnosticisme, sont toutefois de nature à ébranler les convictions. La gnose repose sur le principe que le monde, créé par un démiurge maléfique, serait mauvais en soi. Or, les régimes totalitaires du XXe siècle promeuvent la capacité des hommes à dompter ce monde hostile, grâce au progrès.

En somme, Kelsen conteste les théories faisant de l’idée de religions séculières une façon possible d’interpréter le XXe siècle. À cette vision à la fois « régressive » et contemporaine de son époque, il oppose un positivisme hérité du XIXe siècle, celui de Comte et du Cercle de Vienne. Serait-il en train de rejouer une forme de querelle des Anciens contre les Modernes ? Mais qui sont ici les anciens et les modernes, c’est difficile à dire.

Le positivisme face aux dérives théologiques

Religion Séculière se prête à une lecture critique tant les partis pris de Kelsen, qui consistent à donner des interprétations restrictives à des concepts dont le sens a pourtant été élargi avec le temps, semblent exagérés. Certaines observations peuvent également heurter les amateurs de philosophie allemande (« l’idéalisme idiot de Hegel », p. 210) ou de métaphysique (« une régression de la science à la métaphysique [signifiant] le retour à l’esprit du Moyen Âge », p. 12). Le ton parfois agressif et dans tous les cas subjectif surprend de la part d’un positiviste. En même temps, le rejet profond de Kelsen à l’égard de tout parallélisme entre les idéologies modernes et la religion donne à penser.
Il serait exagéré d’attribuer cette opposition à un simple conservatisme dogmatique sans lui chercher une raison plus substantielle. Au fond, Kelsen défend l’originalité de la philosophie née des Lumières.

Contre le théorème de la sécularisation de Schmitt, il affirme la neutralité religieuse de la pensée moderne. Nous considérons traditionnellement qu’il y a une rupture au XVIIIe siècle, à partir de laquelle la philosophie et la politique s’émancipent de la religion. De David Hume à Kant, en passant par Voltaire, on assiste à une révolution philosophique. Dieu s’éloigne, n’est plus responsable de ce monde et, bientôt, avec Nietzsche au XIXe siècle, il est déclaré mort. C’est cette modernité-là qui est remise en cause par des auteurs comme Schmitt, Heidegger ou Voegelin, produisant ce que Kelsen appelle une « régression vers le Moyen Âge ». L’héritage des Modernes menacerait ruine.

La particularité des philosophes cités par Kelsen est qu’ils parlent tous de l’autorité, celle reconnue du christianisme, celle rejetée des Lumières. La question n’est donc pas de savoir si leur interprétation théologique des idées politiques est justifiée, mais pour quelle raison ils se fondent sur une autorité plutôt que sur une autre.

Le recours à des théories religieuses pourrait être compris, en raison du parallélisme que les philosophes établissent avec les théories modernes, comme une simple rhétorique métaphorique. Prétendre que le nazisme ou le stalinisme sont gnostiques revient à dire qu’ils jugent le monde naturellement mauvais et les hommes seuls maîtres de son amélioration.

Cependant, les interprétations théologiques du totalitarisme ne sont pas uniquement métaphoriques. Elles expriment aussi – et c’est bien ce que Kelsen leur reproche – une aspiration à la métaphysique. Les philosophes concernés ne sauraient se contenter d’un raisonnement positiviste qui les conduirait à prendre acte de ce qui est sans rien pouvoir ajouter. Les penseurs germaniques sont au premier plan de cette remise en cause, en particulier ceux qui ont fui l’Allemagne nazie (Voegelin, Hans Jonas) et ceux qui ont été complices (Martin Heidegger, Schmitt). Tous ont besoin d’explications au-delà de ce qui est posé, mais dès lors qu’on dépasse le champ des faits, on arrive à la métaphysique.

Pour autant, la position de Kelsen se défend : selon lui, chaque idée doit s’analyser intrinsèquement avec ses propres références, comme un système auto-poïétique. Dans ce cadre de pensée, il est impossible de faire se rencontrer la philosophie moderne et la religion ou la métaphysique. Il faut que le philosophe trouve dans chaque théorie et idéologie sa logique propre. À l’absolu d’un fondement théorique que recherchent les philosophes, Kelsen oppose l’absolu d’une méthodologie scientifique. Il est fidèle à son formalisme d’origine, qu’il avait exprimé en droit et qu’il exporte à la philosophie, suivant l’idée que les méthodes positivistes s’appliquent à toutes les disciplines sociales et humaines.

Pour conclure, Kelsen nous prend à témoin d’un conflit entre positivisme et morale religieuse, qu’il étend à la philosophie politique et plus généralement à la philosophie de l’histoire. Faut-il présenter celle-ci de manière descriptive, comme le ferait un positiviste, ou peut-on philosopher sur la philosophie en donnant un sens à l’histoire, comme le firent ceux qui fondèrent la discipline, de Giambattista Vico à Hegel ? D’une certaine manière, Kelsen attribue lui aussi un sens à l’histoire, celui du progrès scientifique et de la pensée areligieuse.

On peut comprendre son ressentiment face à des auteurs qui semblent nier l’apport des Modernes en réinterprétant des philosophes athées à la lumière de la religion. Il est pourtant difficile de prendre parti car si, d’un côté, la thèse de la filiation des idéologies du XXe siècle avec la théologie ne convainc pas toujours, de l’autre côté son rejet de principe, sur la base d’un positivisme désespérément neutre, ne satisfait pas. Comment pourrait-on disséquer avec une rationalité froide un siècle caractérisé justement par une rationalité poussée à l’absurde au point d’être devenue elle-même irrationnelle ? On finirait par analyser les crimes de masse, accomplis par des bureaucrates consciencieux, en adoptant le même regard que leurs auteurs.

La brutalité rationnelle définit le XXe siècle et marque ainsi une rupture aussi radicale que celle des Lumières et de la Révolution française. Les philosophes d’après-guerre ont cherché à la comprendre avec les outils conceptuels dont ils disposaient, empruntés à leur morale chrétienne. Peut-être ont-ils manqué de neutralité scientifique mais s’ils n’avaient rien fait, s’ils s’étaient bornés à décrire sans expliquer, n’auraient-ils pas nié la réalité de cette rupture ? Entre leur position et celle de Kelsen, il doit y avoir un juste milieu sur laquelle Religion séculière nous pousse à réfléchir.

Hans Kelsen, Religion séculière. Une polémique contre la mésinterprétation de la philosophie sociale, de la science et de la politique moderne en tant que ‘‘nouvelles religions’’ [1964], traduction et postface de François Lecoutre, éd. Kimé, 2022, 454 p.

par Sylvie Schmitt, le 3 juillet 2023

Pour citer cet article :

Sylvie Schmitt, « Kelsen face à la théologie politique », La Vie des idées , 3 juillet 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Hans-Kelsen-Religion-seculiere

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