Dans une ville de province de l’Algérie coloniale, juifs et musulmans coexistent dans un climat de plus en plus tendu. C’est alors qu’un provocateur proche de l’extrême droite déclenche de sanglantes émeutes.
Dans une ville de province de l’Algérie coloniale, juifs et musulmans coexistent dans un climat de plus en plus tendu. C’est alors qu’un provocateur proche de l’extrême droite déclenche de sanglantes émeutes.
J’ai toujours entendu, dans mon enfance constantinoise, prononcer avec effroi la date du « 5 août ». Cette date de 1934 était celle du massacre de vingt-sept juifs à Constantine. Elle était la date-souvenir traumatisante dans toutes les conversations chuchotées dans ma famille au plus fort des attentats pendant la guerre d’Algérie. Ma mère, née en 1918, avait donc 12 ans quand elle a vu de ses yeux l’horreur d’un déchaînement antijuif, et toute la peur qui a suivi.
Alors, pendant les « événements » d’Algérie, le « 5 août » allait-il revenir ? Pouvions-nous rester ici ou fallait-il partir ? Les « musulmans » allaient-ils de nouveau s’attaquer à nous, dans notre quartier ? La trace ne s’effaçait pas. Ce massacre n’a pourtant pas été vraiment raconté dans les nombreuses histoires de l’antisémitisme concernant la France de l’entre-deux-guerres. L’Algérie coloniale, c’était pourtant en France…
Le livre de Joshua Cole, formidable enquête historique sur cet événement tragique, commence par évoquer le sens de ces mots, « musulmans », « juifs », « européens », toutes ces personnes vivant en communautés séparées, mais ensemble, dans une ville coloniale de province française : Constantine.
Le livre s’ouvre par l’exposition d’une double fonction, celle d’esquisser l’existence d’une antériorité juridique qui fabrique une catégorie très particulière, le « sujet », appliquée aux « indigènes » musulmans. Elle résume aussi ce que sera le programme à venir : un affrontement intercommunautaire.
Guidé par sa motivation historienne, Joshua Cole dévoile progressivement un autre tableau, celui des métamorphoses culturelles, sociales, politiques conduisant à la séparation et à la juxtaposition des deux communautés. Sur les séparations urbaines, leurs modifications et leur fluidité, il cite les mémoires de l’intellectuel musulman constantinois, Malek Benabi :
Dans les rues de Constantine où l’on ne voyait que les turbans, les burnous et les vêtements de flanelle brodée, tout cela commençait à disparaître. Et les boutiques où se fabriquaient ces articles fermaient l’une après l’autre. On voyait de plus en plus le vêtement européen ou la friperie de Marseille. Le paysage urbain se transformait par ce côté et par un autre. L’établissement de plus en plus dense des Européens et la francisation massive des juifs donnaient, avec ce nouveau peuplement, ses cafés, son commerce propre dans de nouvelles artères, comme la rue Caraman, ses banques, ses restaurants, son électricité, ses vêtements, un nouvel aspect de la ville. La vie « indigène » se rétrécissait, se réfugiait dans les ruelles et les impasses de Sidi Rached. [1]
Les Juifs d’Algérie deviennent citoyens français par le décret Crémieux de 1870. Tout de suite contesté par l’armée et les Européens de « souche » qui en ont réclamé l’abrogation, ce décret est la cible d’un antisémitisme extrêmement virulent qui connaît une forte poussée au moment de l’affaire Dreyfus.
À Oran, en 1895, à la suite d’une campagne déclenchée par un Belge devenu français, Paul Bidaine, un parti antisémite s’empare, entre 1896 et 1905, du conseil municipal, soumettant les Juifs à des mesures vexatoires et faisant régner un climat de haine conduisant, en mai 1897, à des journées d’émeutes accompagnées de violences et de saccages. À Alger, en 1898, alors que le chef des antisémites est un immigré italien, Maximiliano Milano dit « Max Régis », maire d’Alger et président de la Ligue antijuive, Édouard Drumont est élu député, tandis qu’à Constantine, le maire, Émile Morinaud, licencie les employés municipaux juifs.
À la veille de la Première Guerre mondiale, en 1914, les juifs de Constantine sont donc français depuis quarante ans [2]. Sont-ils pour autant devenus des « Européens » détachés de leur origine indigène, donc en opposition radicale avec la communauté musulmane ? Joshua Cole s’avance avec précision et subtilité dans son travail, montrant une réalité traversée d’affects troubles et peuplés de « secrets », vrais ou faux.
En fait, juifs et musulmans d’Algérie restent liés, avec l’attachement commun à l’Andalousie perdue, chantée dans le maalouf constantinois (musique arabo-andalouse), le parler populaire arabo-juif de la rue, les pratiques culinaires semblables et la recherche d’une citadinité commune entre notables juifs et musulmans (comme les familles Zaoui, Bendjelloul, Narboni, Benchenouf, Stora ou Barkatz) pour la gestion des affaires quotidiennes.
Après la Première Guerre mondiale, la plupart des juifs de Constantine, qui constituent la plus importante communauté juive d’Algérie, avec plus de 20 000 membres, abandonnent le costume traditionnel. Beaucoup parlent français et déjà la deuxième génération commence à perdre l’usage de la langue arabe, voire calque son vocabulaire religieux sur les usages catholiques, parlant de « communion » pour la bar-mitsva ou de « carême » pour le jeûne de Yom Kippour.
Les modalités de cette assimilation sont classiques. Elles passent par l’école républicaine qui se développe en Algérie dans l’entre-deux-guerres, ainsi que par l’engagement dans l’armée ou les partis politiques. Des jeunes juifs de Constantine passeront par l’École normale d’instituteurs. Ces « hussards de la République » aideront à généraliser l’usage du français, l’arabe devenant une langue seulement utilisée dans un cadre privé.
Pourtant, l’antisémitisme persiste dans les années 1920, avec les Unions latines sur lesquelles se sont appuyées à Oran les municipalités antisémites du Dr Molle et de Jean Ménudier, puis, dans les années 1930, plus influentes encore que les sections locales des partis d’extrême droite comme le PSF ou le PPF, les Amitiés latines de l’abbé Gabriel Lambert, maire depuis 1933, qui prend ouvertement pour programme, à partir de 1937, la lutte contre les juifs et les communistes. À Constantine, le maire Émile Morinaud crée les Amitiés françaises pour « organiser la défense contre les Israélites de Constantine ». Ses partisans manifestent dans les rues de la ville aux cris de « À bas les juifs ! Les youpins au ravin ! ».
C’est dans ce climat qu’éclatent les émeutes antijuives du 5 août 1934, où 27 Juifs sont tués par des émeutiers musulmans. L’armée n’intervient que plusieurs jours après. Peut-on réduire ce massacre à un affrontement communautaire ? C’est là que le livre de Joshua Cole exprime toute sa nouveauté, en évoquant, à partir d’archives nouvelles, la mise en œuvre d’une provocation, organisée par un personnage sulfureux : Mohammed El Maadi.
En exacerbant les différences de citoyenneté, bien réelles, entre juifs et musulmans (ces derniers paient l’impôt, mais ne sont pas représentés politiquement), le « provocateur » El Maadi organise méthodiquement son complot dans le quartier juif par l’assassinat de membres de la communauté juifs. Joshua Cole écrit :
Des preuves convaincantes montrent qu’El Maadi se trouvait dans l’immeuble des Attali au moment où cinq personnes s’y faisaient tuer, et ces preuves le situent également à proximité de quatre autres sites où treize personnes ont été tuées à leur domicile ou dans un commerce. […] En tenant compte de l’heure et du lieu des crimes, il est donc possible que vingt assassinats de juifs sur les vingt-cinq commis ce jour-là soient l’œuvre d’un groupe unique. Ces meurtres se sont succédé assez rapidement dans un quartier très circonscrit, entre 9h du matin et le début de l’après-midi du 5 août.
Le provocateur est manipulé, appuyé par des cercles européens d’extrême droite de la ville, avec pour objectif de bloquer l’accès des musulmans à la vie de la cité. Ce fait sera dissimulé par les autorités coloniales de l’époque, sous forte influence des mouvements fascisants, en forte ascension en 1934. Militaire français, celui qui se fera passer pour un nationaliste algérien intransigeant auprès de ses camarades musulmans appartenait en fait à la Cagoule, et on le retrouvera ensuite pétainiste, agent de la Gestapo pendant la guerre, cofondateur de la Brigade nord-africaine pour le compte de l’Allemagne nazie. Après 1945, El Maadi se réfugie au Caire, où il meurt d’un cancer en 1953.
Le Provocateur est un livre d’histoire indispensable et passionnant, pour se situer dans les relations complexes entre juifs et musulmans aujourd’hui, au Maghreb, au Moyen-Orient comme ailleurs.
par , le 15 mai
– Un document du MAJH
Benjamin Stora, « Haines antisémites en Algérie française », La Vie des idées , 15 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Haines-antisemites-en-Algerie-francaise
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[1] Malek Benabi, Mémoires d’un témoin du siècle. L’enfant, l’étudiant, les carnets. Alger, Ed Samar, 2006, p. 40-41.
[2] Des endroits particuliers comme certaines campagnes, les montagnes de Kabylie ou le désert du Sahara échappent à l’assimilation culturelle. Dans l’immense Sud algérien, l’influence française a été très tardive, le Sahara et le Sahel n’ayant été colonisés qu’à partir des années 1901-1903. Les communautés juives de ces régions n’ont pas bénéficié du décret Crémieux, qui n’a pas concerné le Sahara. Elles sont restées pour la plupart cantonnées dans leur statut indigène jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Ces Juifs n’ont été faits français qu’à partir de 1964. Mais la grande majorité des Juifs citadins se sont engagés dans un processus d’assimilation culturelle.