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Recension Société

Les valeurs de l’école

À propos de : Guillaume Durieux, Faut-il en finir avec l’école ? Autonomie & justice scolaire, Éditions Eliott


par Nassim El Kabli , le 10 février


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L’école est obligatoire et elle est pleinement justifiée à l’être. L’autorité éducative n’est nullement une atteinte à la liberté, si elle s’attache à développer les capacités, plurielles, des élèves.

Le titre de l’ouvrage de Guillaume Durieux, volontairement provocant, ne peut qu’interpeller le lecteur tant la question bouscule nos habitudes et nos représentations les plus enracinées. Mais cette question, l’auteur y répond par la négative dès les premières pages du livre. Pour autant, cette question n’a pas vocation à choquer ou à servir d’appât publicitaire. Elle a le mérite de poser le décor théorique dans lequel l’auteur va élaborer son dispositif argumentatif. Ce décor théorique se comprend sur fond d’une analyse critique de la pensée d’Ivan Illich (1926-2002) que l’auteur discute et dont il réfute et conteste l’ambition d’une société déscolarisée. Mais il ne s’agit pas tant pour G. Durieux de défendre l’école que de soutenir avec fermeté la nécessité morale du caractère obligatoire de l’école.

L’auteur se réclame d’une conception libérale en matière d’éducation. Cette prise de position le conduit à refuser tout projet éducatif qui se réduirait à former les agents économiques de demain ou à river le futur citoyen à sa condition sociale à venir.

La démarche argumentative de G. Durieux, comme il l’écrit explicitement, obéit à un double mouvement. Le premier mouvement, qui correspond au seul premier chapitre, vise à réfuter les adversaires théoriques de l’école. Ivan Illich apparaît ici comme l’interlocuteur privilégié de G. Durieux pour qui Illich est « probablement le plus brillant des critiques de l’école » (p. 45). Le second mouvement, qui embrasse les quatre chapitres suivants, consiste à proposer « une justification positive de l’école obligatoire » (p. 15) tout en défendant la thèse selon laquelle « un système scolaire obligatoire peut être qualifié de juste » (ibid.).

Un dialogue critique avec Ivan Illich

Prenant appui sur le célèbre ouvrage d’Ivan Illich, Une société sans école (1971, traduction française, Paris, Seuil, 1980), G. Durieux reprend, pour les discuter, les thèses radicales formulées par le philosophe autrichien. Ces thèses conduisent toutes à rejeter l’institution scolaire, qui serait vectrice d’injustices et d’inégalités en privilégiant les plus favorisés au détriment des moins bien lotis.

L’ambition affichée de l’école est de servir l’intérêt de tous les élèves, mais elle est structurellement, selon Illich, une institution contradictoire qui ne peut que manquer ce qu’elle vise. Elle ne peut pas, comme l’écrit G. Durieux, « à la fois produire et lutter contre l’échec scolaire » (p. 21), étant entendu que l’échec scolaire concerne majoritairement les plus défavorisés.

G. Durieux identifie trois arguments principaux dans l’analyse critique du philosophe pourfendeur de l’école.

Le premier argument porte sur l’injustice scolaire. Reflet de la société, l’école, d’après I. Illich, reproduirait les inégalités qui sapent la cohésion de la société. En délivrant des diplômes qui vont servir à distribuer des positions sociales, l’école contribue à accabler celles et ceux qui se trouvent en situation d’échec scolaire. Pour G. Durieux, cet argument fonctionnaliste « manque de finesse » (p. 23) dans la mesure où il uniformise toutes les formes d’organisation scolaire en assignant celle-ci à une seule et même fonction : le système scolaire serait exclusivement dépendant de la seule logique de division sociale des positions. Or, souligne G. Durieux, s’il est manifeste que l’école est en étroite corrélation avec les exigences de la société, « il n’y a pas de raison d’en conclure à une dépendance stricte et nécessaire » (p. 24).

Le deuxième argument d’Illich repose sur un examen critique des contenus des savoirs et des apprentissages qui structurent les enseignements et définissent les programmes dans le système scolaire. Illich entend valoriser les formes d’apprentissage qui se déploient en dehors de l’école. Il critique vigoureusement les apprentissages qui sont dispensés au sein de l’institution scolaire, lesquels empêchent « l’investissement motivé et efficace dans le processus d’apprentissage » (p. 27). Or, souligne G. Durieux, « un système scolaire, malgré tous ses défauts, est plus efficace en termes d’apprentissage que ne le suggère Illich » (p. 31).

Enfin, le troisième argument que G. Durieux dégage de l’analyse d’I. Illich tient à l’accaparement de la connaissance par l’institution scolaire. L’école détiendrait le monopole du savoir légitime. Aussi, la distribution des diplômes tend à faire du système scolaire « un système d’allocation de privilèges » (p. 34). Un tel système aboutit à convertir le savoir en un bien marchand mis à disposition du marché du travail. À cette critique, G. Durieux oppose un argument de type contextualiste d’après lequel les effets destructeurs du système scolaire ne relèveraient pas tant de sa nature même que des effets contingents qui résultent de la société dans laquelle I. Illich a vécu. (p. 37).

L’école comme institution nécessaire à la formation de l’autonomie

C’est sur la base de sa critique d’Illich que G. Durieux propose « une justification positive du système scolaire et des principes de justice qui doivent gouverner son organisation » (p. 46).

Ce travail de justification positive passe d’abord par une analyse des raisons qui justifient l’autorité scolaire et qui démontrent que « l’État est légitime à imposer des objectifs et des contraintes en termes d’éducation via l’institution scolaire » (p. 47).

En apparence, la question de l’autorité scolaire pourrait se heurter au problème que soulève la finalité inhérente au projet éducatif, à savoir l’autonomie. Dans quelle mesure l’autorité s’accorde-t-elle avec l’exigence d’autonomie ? À cette question, l’auteur répond par une conception instrumentaliste de l’autorité éducative : cette dernière ne tient sa légitimité que de sa capacité à rendre autonomes celles et ceux sur qui cette autorité s’exerce. Cette conception conduit l’auteur à développer l’idée-force d’une « agentivité dépendante des enfants » qui leur attribue des droits positifs en fonction des différentes étapes de leur développement. Concrètement, « cela signifie que ceux-ci ont le droit de participer, à hauteur de leurs capacités, au fonctionnement de la classe et qu’ils doivent être, autant que faire se peut, acteurs de leur propre scolarité » (p. 95).

G. Durieux part du constat que l’éducation à l’autonomie doit remplir deux objectifs : d’une part, la maîtrise d’un ensemble de compétences et de dispositions cognitives à même de former chez les élèves des « attitudes appropriées » grâce auxquelles ils pourront agir ; d’autre part, il s’agit d’offrir aux élèves des ressources intellectuelles et des « connaissances pertinentes sur le monde » (p. 101) pour que les élèves puissent se repérer et s’orienter. Favoriser l’adoption « d’attitudes appropriées » implique la mise en place par les enseignants de situations d’apprentissage qui procèdent de ce que G. Durieux appelle des « contextes d’agentivité contrôlés ». Les élèves doivent pouvoir développer différentes capacités : évaluer les informations, poser et résoudre des problèmes, agir.

L’auteur est ainsi amené à mettre au jour ce qu’il appelle « le paradoxe de l’école démocratique ». Ce paradoxe tient au fait que « l’école est une institution non strictement démocratique sans laquelle une société démocratique ne peut être viable » (p. 155). Mais ce paradoxe, comme le souligne G. Durieux, n’est qu’apparent dans la mesure où la nécessaire asymétrie inhérente à la relation éducative n’est pas contradictoire avec la formation de l’autonomie des élèves et le refus de tout rapport de transmission purement vertical.

L’éducation à l’autonomie passe aussi par le type de connaissances qui doivent être enseignées aux élèves. Pour déterminer le type de connaissance qui seront contenues dans le curriculum scolaire, G. Durieux propose de soumettre ces dernières à un « test d’indispensabilité » (pp. 164-167) selon lequel « seules doivent être inscrites au curriculum les formes culturelles qui sont fondamentales pour la formation de l’autonomie des individus » (p. 165).

Dans le cadre d’une éducation libérale de laquelle l’auteur se revendique, l’éducation doit se fixer pour objectif et pour idéal de viser un bien moral. Tout but utilitaire ou professionnel est proscrit. Il en résulte une thèse forte et clairement assumée par l’auteur : toute professionnalisation ou toute spécialisation précoce est à rejeter dans la mesure où elle sape l’idéal d’autonomie. En orientant prématurément les élèves vers des voies professionnelles, le risque est que leurs compétences soient limitées à la seule profession qu’ils exercent ce qui pourrait, par conséquent, les amener fatalement à « subir leur vie comme un destin » (p. 176).

G. Durieux emprunte ici à Michael Young sa théorie de la connaissance puissante, théorie qu’il reprend à son compte et qu’il adosse à sa théorie de la justice scolaire. G. Durieux définit la connaissance puissante comme ce qui contribue à fournir « une intelligibilité riche et complexe de son expérience » (p. 201).

Dans la mesure où le curriculum « n’est ni un curriculum de l’érudition ni un curriculum de la performance » (p. 212) mais un « curriculum de l’autonomie », il n’est alors plus pertinent de vouloir sanctionner les élèves à la fin de la scolarité secondaire par un examen, tel que le baccalauréat, qui soumet à tous les élèves les mêmes épreuves (p. 215).

Une théorie relationnelle de la justice scolaire

La question de l’autonomie à l’école s’inscrit dans l’horizon d’une théorie de la justice scolaire que l’auteur définit comme une théorie de l’égalité relationnelle.

Cette théorie relationnelle de l’égalité scolaire s’oppose à trois théories concurrentes. D’une part, à la théorie méritocratique de l’égalité des chances que l’auteur critique en ce que cette dernière « échoue à garantir à chacune et chacun des bases sociales du respect de soi-même » (p. 289). D’autre part, elle se distingue de la théorie de l’égalité de traitement que l’auteur accuse d’être « indifférente aux différences » (p. 258) selon une formule de Bourdieu citée par l’auteur. Enfin, elle se distingue de la théorie de l’égalité des acquis même si l’auteur la reconnaît comme étant, parmi les trois théories de l’égalité qu’il discute, « la plus prometteuse pour jeter les bases d’un système scolaire juste » (p. 289).

Ce qui caractérise la théorie relationnelle de l’égalité scolaire par distinction avec les trois autres théories de l’égalité, c’est qu’elle « considère que les inégalités scolaires comme telles peuvent poser problème, y compris au-delà du seuil de suffisance » (p. 268). Par conséquent, un système scolaire juste exclut toute logique de mise en compétition entre les élèves si bien que les différences de rythme dans les apprentissages ne doivent pas « ouvrir à des options et des opportunités d’inégale valeur » (ibid.) ni compromettre l’égalité de statut entre tous les élèves.

Conclusion

Guillaume Durieux conclut son livre en reprenant la question « Faut-il en finir avec l’école ? ». Il rappelle alors la thèse défendue tout le long de son ouvrage selon laquelle « l’école est une institution nécessaire pour toute société complexe qui prend au sérieux la valeur d’autonomie » (p. 291). Cette thèse, contrairement aux apparences, ne va pas de soi. Elle marque un décalage avec la tradition républicaine qui prévaut dans la société française où, de la loi Ferry du 28 mars 1882 jusqu’à l’ordonnance n°49-55 du 6 janvier 1959, l’instruction en France est rendue obligatoire pour tous les enfants âgés entre 3 et 16 ans. Or, instruction obligatoire et école obligatoire ne sont pas équivalents. L’école, en France, est une institution libre mise au service des individus sur la base d’un choix, laissé aux familles, d’y inscrire ou non leurs enfants.

Cette distinction entre instruction obligatoire et école obligatoire n’est, bien sûr, pas ignorée de l’auteur. Mais, comme il l’annonce dans une note (note 3, page 19), il fait le choix dans son essai de ne pas s’en préoccuper afin, je le cite, de « ne pas compliquer inutilement le propos » (p. 19). Pourtant, cette distinction n’est-elle pas décisive au regard de l’objet même du livre ?

Organiser les apprentissages dans un lieu et un cadre institutionnel spécifiques, l’école donc, présuppose des motivations particulières et implique de sérieuses conséquences quant à la manière de se rapporter aux savoirs (dimension cognitive) et aux autres (dimension morale et politique) L’instruction « à la maison » obéit à d’autres motivations et entraîne d’autres conséquences : les analyser aurait été utiles. Le lecteur est d’autant plus surpris que l’examen de la distinction entre instruction obligatoire et école obligatoire aurait permis à l’auteur de mieux défendre l’école obligatoire. On pourrait par exemple, mettre l’accent sur l’importance de « l’attention conjointe » dans les processus d’acquisition des connaissances, des bénéfices cognitifs que nous tirons des apprentissages en collectif, ou bien encore des bénéfices moraux qui résultent de l’extraction des jeunes enfants de leur environnement familier. S’il est vrai que l’auteur inscrit sa démarche dans une perspective normative, et non pas descriptive, il n’en demeure pas moins qu’un examen des formes et des pratiques réelles aurait mérité quelques pages. La question de l’autorité parentale est traitée de façon intéressante mais limitée : elle n’est envisagée que du point de vue de la scolarité obligatoire. Les pratiques d’instruction à la maison ne peuvent pas remplir les conditions de l’école telle que G. Durieux la pense. Du point de vue du développement de l’autonomie, ce que l’auteur appelle « le curriculum de l’autonomie », ne peut-on pas légitimement penser qu’il importe aux élèves de s’abstraire de leur environnement familial ? Une analyse comparative entre « l’école à la maison » (qui n’est pas une école) et l’école comme institution aurait, sans doute, permis de montrer en quoi l’expérience de l’altérité contribue elle aussi à favoriser l’autonomie des enfants.

Cela étant dit, le lecteur sera particulièrement sensible aux nombreux enjeux que soulèvent les questions éducatives exposées dans ce livre et que l’auteur, très informé, discute avec probité.

Guillaume Durieux, Faut-il en finir avec l’école ? Autonomie & justice scolaire, Paris, Éditions Eliott, 2024, 318 p., 28 euros.

par Nassim El Kabli, le 10 février

Pour citer cet article :

Nassim El Kabli, « Les valeurs de l’école », La Vie des idées , 10 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Guillaume-Durieux-Faut-il-en-finir-avec-l-ecole

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