Recensé : Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2009.
L’histoire des événements du Nord-Constantinois au sortir de la Seconde Guerre mondiale ne pourra désormais plus être écrite comme elle l’était jusqu’ici : à Guelma, démontre Jean-Pierre Peyroulou dans ce livre issu de sa thèse, il ne s’agit pas, comme à Sétif, d’une manifestation tournant à l’émeute et suscitant en retour une répression démesurée. Les événements de Guelma, au printemps 1945, relèvent, selon lui, d’une « subversion française dans l’Algérie coloniale », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Des centaines d’Algériens, au moins, ont été tués par des Français d’Algérie organisés en milice. Ces derniers choisirent, arrêtèrent et exécutèrent des hommes – et dans une moindre mesure des femmes – engagés dans le combat nationaliste, après les avoir traduits devant un tribunal sommaire, sans valeur légale. Ils en camouflèrent ou en détruisirent ensuite les corps.
De la manifestation au massacre
C’est à une véritable enquête que Jean-Pierre Peyroulou s’est livré, à la manière des rapporteurs de missions de protection des droits de l’homme œuvrant aujourd’hui, à chaud, sur le théâtre des conflits contemporains – et il ne cache pas qu’il s’en est inspiré. Jean-Pierre Peyroulou a repéré les lieux, identifié les acteurs, retracé leurs faits et gestes. Le résultat est impressionnant de minutie et de précision, au-delà la seule journée du 8 mai : c’est tout le printemps 1945 en Algérie qu’il faut envisager. À Guelma même, l’histoire commence le 14 avril, lorsqu’André Achiary, sous-préfet, décida de former une milice pour assurer le maintien de l’ordre dans sa circonscription, déchargeant l’armée de cette mission ; et elle se prolonge jusqu’à la fin du mois de juin, lorsque les tueries prirent fin avec le voyage du ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier.
Cette réinterprétation des événements est au cœur du livre, dont le premier mérite est de les inscrire dans une histoire qui ne se limite pas à celle de l’Algérie. Qu’aurait donné l’enfermement de l’analyse dans des problématiques spécifiques à l’histoire de ce pays dans sa période coloniale ? Une interprétation reprenant celles déjà en circulation parmi les spécialistes, pour les départager, à savoir : ces événements résultent-ils d’un complot fomenté en haut lieu, au gouvernement général, ou d’une insurrection nationaliste suivant un mot d’ordre lancé par le Parti du peuple algérien (PPA) ? Or, si Jean-Pierre Peyroulou examine et réfute ces explications, il ne s’en tient pas là. Il recourt aux outils de l’histoire générale de la violence, notamment aux travaux de Jacques Sémelin. Il tente ainsi de qualifier la nature du massacre de Guelma et choisit de le classer dans la catégorie du « politicide » (p. 226), tout en notant que la typologie des massacres reste poreuse et discutable [1].
Ce désenclavement de l’histoire de l’Algérie donne également lieu à une histoire de la pratique manifestante chez les Algériens colonisés, tout à fait nouvelle et indispensable pour comprendre ce qui s’est passé. Certes, les manifestations qui ont lieu dans tout le pays les 1er et 8 mai 1945 n’étaient pas les premières : depuis la fin des années 1930, des Algériens défilaient en cortège séparé des organisations françaises. Mais la culture de la manifestation et de ses codes était encore fragile. Elle était ignorée, même, des ruraux et des jeunes qui composaient le cortège à Guelma le 8 mai. Ce serait l’une des causes du basculement dans la violence : il faut un service d’ordre, des représentants légitimes, il faut savoir négocier un parcours, une dispersion avec les autorités pour qu’une manifestation puisse échapper à la violence. La police elle-même, en outre, ne s’exerçait pas en milieu colonial comme en métropole, ne serait-ce qu’en raison de la faiblesse de ses effectifs.
Si la violence débuta avec la répression de la manifestation, toutefois, le massacre qui allait durer ne répondait pas à une insurrection. La milice, rassemblée le lendemain de la manifestation, le 9 mai, œuvra d’elle-même. Les causes même du massacre, dès lors, ne sont pas à rechercher dans l’événementiel de la manifestation et de sa répression.
Le poids des antagonismes communautaires
Jean-Pierre Peyroulou cherche ainsi à expliquer le massacre par les rapports qui s’étaient établis entre les populations à Guelma. La conjoncture de la fin de Seconde Guerre mondiale en Algérie, dont les effets se faisaient sentir localement, à Guelma comme ailleurs, joue ici un grand rôle. La politique réformatrice du Comité français de Libération nationale (CFLN), d’abord, attisait les craintes des Français d’Algérie : face à l’extension des droits politiques accordés aux Algériens colonisés, ils redoutaient de perdre la prédominance qu’ils avaient acquise dans les conseils municipaux des communes où ils ne représentaient qu’une minorité démographique. Le réveil du nationalisme algérien, de son côté, se traduisait par le succès du mouvement des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) qui rassemblait les partisans de Ferhat Abbas, des Oulémas menés par le cheikh Brahimi et le Parti du Peuple algérien (PPA) dirigé par Messali Hadj.
Dans un temps plus long encore et zoomant sur Guelma, Jean-Pierre Peyroulou revient sur la conquête, l’arrivée et l’installation des colons, la dépossession foncière des Algériens, de façon à en exposer les bouleversements économiques, sociaux et psychologiques. Par des données solides et une histoire locale menée de 1837 à 1945, il illustre ce qui est habituellement appelé, de façon abstraite, le « fossé » ou la « peur » entre les « communautés ». Jean-Pierre Peyroulou apporte ainsi deux éléments essentiels à la compréhension des événements du printemps 1945.
D’une part, cette histoire locale de très longue durée démontre que l’appartenance communautaire transcendait toutes les autres : être Français était plus important qu’être communiste, socialiste ou syndicaliste, commerçant, contremaître, entrepreneur ou propriétaire foncier. Ainsi s’explique la mixité politique et sociale de la milice guelmoise qui comptait des responsables d’organisations de gauche (SFIO, Combat ou CGT) et des notables, des agents de l’État, des patrons, leurs employés, etc. Tous les miliciens, précise cependant Jean-Pierre Peyroulou, ne furent pas des tueurs. Ces derniers se recrutèrent dans un noyau de quelques dizaines d’hommes dont les noms revenaient dans les enquêtes, les plaintes et les témoignages. « Quatre-vingt-neuf civils furent impliqués dans la mort de 636 Algériens : quatre-vingt-trois Européens, Juifs compris, et six Algériens » (p. 207).
D’autre part, cette perspective de très longue durée met en évidence le fait que le temps de la conquête et de la dépossession n’est pas, en réalité, très éloigné de 1945 : les acteurs de ce printemps n’étaient que les petits-fils ou les arrière petits-fils des Algériens spoliés ou des colons venus s’installer. L’accumulation et la transmission de la violence, sur deux ou trois générations, deviennent ici très concrètes.
La raison d’État et le silence sur un massacre
Au-delà de 1945, Jean-Pierre Peyroulou décortique la façon dont la raison d’État vint étouffer l’affaire. Concrètement, cet étouffement est né d’une addition de dénis et de renoncements dans lesquels des agents de l’État, à tous les échelons et dans diverses fonctions, jouèrent un rôle : enquêteurs peu perspicaces ou empêchés, magistrats plus enclins à condamner qu’à instruire les plaintes des familles algériennes, personnel du gouvernement général, préfets et sous-préfets, membres de l’appareil administratif local, etc. S’y ajoutèrent, progressivement, l’amnistie de 1946, le rachat des plaintes par des voies frauduleuses, la régularisation de l’état-civil des disparus. Et si aucune voix dissonante ne s’est exprimée, l’élaboration de cette raison d’État ne fut pas sans causer un drame humain : le suicide de l’un des responsables du tribunal militaire de Constantine. Ce tribunal, en effet, qui jugea et condamna à mort des insurgés de mai 1945, laissa sans suite les plaintes déposées contre des « tueurs » de Guelma.
Ce livre, enfin, suscite des prolongements à noter pour bien en souligner toute la portée. Il manifeste d’abord une évolution dans l’écriture de l’histoire de l’Algérie par des chercheurs français, dans la mesure où il repose en partie sur des archives consultées en Algérie. Jean-Pierre Peyroulou est ainsi le représentant d’une nouvelle génération de chercheurs qui enrichissent la documentation consultée sans difficulté en France, en allant prospecter de l’autre côté de la Méditerranée [2].
Jean-Pierre Peyroulou aborde également, en divers passages, une question essentielle mais qui fait encore défaut à la compréhension de l’histoire de l’Algérie française : celle de la culture politique des Français d’Algérie, de leur rapport à la métropole, de leur rapport à l’État. La subversion européenne de Guelma est emblématique de leur défiance envers les pouvoirs publics français, qui les a conduits à se sentir légitimement en droit de se substituer aux autorités dans des périodes où ils se sentent particulièrement menacés. Des toutes premières velléités d’autonomisme, dès les débuts de l’arrivée des colons [3], jusqu’aux manifestations algéroises de la guerre d’indépendance, il y aurait ici une histoire à reconstituer et à écrire dans la longue durée.