Accumulation patrimoniale, rôle politique local, pavillons ostentatoires, études supérieures des enfants, retraite en ville, ce sont là les traits caractéristiques d’une bourgeoisie agricole hésitant à se constituer comme telle. G. Laferté nous invite à y voyager.
La modernisation et la mondialisation de l’agriculture n’ont pas engendré comme seul phénomène la fin des paysans [1]. Ailleurs sur le territoire et dans l’espace social, ces transformations structurelles encadrées par l’État ont permis à d’autres fractions d’agriculteurs de s’enrichir. C’est le cas des céréaliers auxquels Gilles Laferté s’intéresse dans l’un de ses derniers ouvrages. De ces gros agriculteurs souvent réduits aux topoï du pollueur ou de l’agro-manager, le sociologue restitue aussi bien l’histoire collective que la nouvelle condition sociale. Il se fonde pour cela sur les résultats d’une enquête collective menée entre 2007 et 2015 dans une région rurale du centre-est de la France, appelée ici « Germanois ».
Depuis les années 1970 où une équipe d’anthropologues en avaient déjà proposé quelques descriptions, la zone enquêtée a beaucoup changé. Le capitalisme agricole s’est installé dans les campagnes germanoises, la forme « rectangulaire […] mécanique et scientifique » (p. 131) des paysages révélant la position aujourd’hui dominante des céréaliers à l’échelle locale. Devenus entrepreneurs de méga-exploitations à la pointe de la technologie, ces derniers présentent des niveaux d’accumulation patrimoniale et des styles de vie désormais comparables à ceux des classes supérieures. Leurs conditions de vie n’ont plus rien à voir avec celles des générations passées, ni avec celles des catégories actuelles d’agriculteurs en proie à de nombreuses difficultés. Mais sont-ils pour autant devenus des bourgeois ?
Refusant de s’en tenir à l’immobilisme catégoriel que suggèrent les tables de mobilité et à la lecture unifiée du monde agricole qu’impose le syndicat majoritaire, G. Laferté repose ici l’épineuse question de l’inscription des agriculteurs dans une société de classes.
Un capitalisme familial
L’enquête mobilise entre autres matériaux des archives et des entretiens auprès des agriculteurs et de leurs apparentés. Elle permet ainsi d’étudier les positions des céréaliers à l’aune de leur généalogie et des transformations économiques et démographiques locales. Il ressort de la longue sociogenèse proposée que la famille demeure, comme cela a déjà été démontré pour les viticulteurs [2], à la racine et au cœur du capitalisme agricole contemporain.
C’est par le jeu des migrations économiques, des alliances matrimoniales et des stratégies foncières que les familles des céréaliers se sont installées en haut de la structure sociale du Germanois. Certaines sont autochtones, d’autres ont émigré de territoires limitrophes ou de pays étrangers (Suisse, Luxembourg, Belgique) au tournant du XXe siècle. Parallèlement à l’exode des notables, des ouvriers et des petits paysans jusqu’aux années 1950, ces familles de petits propriétaires exploitants se sont octroyé les terres peu onéreuses et ont limité la dispersion de leur patrimoine par des mariages homogames facilitant l’héritage linéal. Refusant de « laisser filer la terre » (p. 147), les agriculteurs accèdent à la petite notabilité locale comme élus de mairie ou d’organismes agricoles. Après la Seconde Guerre mondiale, l’accumulation foncière se poursuit et devient, face à la baisse des cours mondiaux et à la hausse du coût des intrants et de la mécanisation, la condition du maintien des revenus. Elle profite alors aux dynasties agricoles qui concentrent des fermes de plus en plus grandes, au détriment des petites et des moyennes structures : la part des exploitations de plus de 200 hectares passe de 1,6 % à 32 % entre 1970 et 2010.
La concentration du capital et du foncier n’a pas engendré une « agriculture post-familiale » [3]. Installés dans les années 1960-1970 quand l’agriculture représentait un avenir socialement valorisé, les céréaliers ont honoré le programme moral de la famille en recrutant dans la maisonnée ou la lignée et en travaillant à la fructification de l’argent hérité. S’ils sont devenus de riches patrons, c’est « avant tout d’eux-mêmes et de leurs proches » (p. 139) et par des arrangements financiers encastrés dans les relations liant les familles à l’échelle locale.
Les formes de l’engagement familial ont cependant changé. Jusqu’aux années 1970, les fermes sont centrées sur le couple suivant un modèle d’agriculture familiale promu par l’État. La division des rôles y est strictement genrée, le travail des conjointes se limitant au soin des animaux, à la comptabilité et à la sphère domestique. La période récente cède quant à elle la place à de grandes sociétés juridiques facilitant la reprise au-delà de la stricte maisonnée et la coexistence de plusieurs générations dans une même exploitation. Une fois les parents en retraite, les dirigeants sont moins souvent conjoints que frères ou cousins, leurs épouses occupant désormais un emploi salarié à l’extérieur.
Encadré juridiquement et « déconjugalisé », le capitalisme familial agricole n’en demeure pas moins fondé sur des normes patriarcales. La division des rôles à la ferme reste hiérarchique, avec le père et l’ainé comme figures d’autorité, tandis que les femmes doivent se dégager « d’horizons professionnels trop prenants » (p. 147) pour continuer à s’investir dans l’exploitation de leur mari, comme conseillères pour les décisions importantes par exemple.
L’embourgeoisement : du patrimoine aux styles de vie
Ancré dans un capitalisme familial, l’embourgeoisement agricole constitue d’abord un enrichissement économique. En 2013, les céréaliers se situent dans la tranche haute des ménages agricoles dont le revenu disponible moyen a rattrapé celui des cadres. Liés aux gros rendements réalisés et au salaire d’appoint des conjointes, de si hauts revenus viennent aussi des stratégies de diversification d’argent adoptées par les céréaliers. Désormais entrepreneurs, ils se sont assuré des revenus réguliers en devenant pluriactifs (cultures, restauration, vente directe) et en investissant leur argent au-delà du secteur agricole [4]. Ils ont ainsi constitué un patrimoine rivalisant avec celui des classes supérieures. En volume d’abord puisque le patrimoine brut médian des gros agriculteurs, auxquels appartiennent 92 % des céréaliers germanois, dépasse celui des cadres, des professions libérales et des gros commerçants. Et aussi en structure au vu de l’intérêt croissant pour l’immobilier, visible dans l’auto-construction ou l’achat sur plans de maisons, et de l’attrait récent pour les placements financiers, quoique portés sur des actifs peu risqués.
Cet enrichissement est lié à la proximité entre les grandes familles agricoles locales et les « institutions patrimoniales » (p. 200), au premier rang desquelles figure la banque. Recrutés sur la base de compétences sociales jugées nécessaires à la mise en confiance des agriculteurs, les conseillers du Crédit Agricole ont en particulier beaucoup travaillé à collecter et placer l’épargne agricole. Ils invitent même les céréaliers, dont la majorité est cliente « haut de gamme », à suivre des formations en finance.
Réalité économique, l’embourgeoisement agricole renvoie aussi à la recomposition des modes de vie et des aspirations des céréaliers. Au travail d’abord puisqu’ils ont abandonné l’élevage laitier au profit de la céréaliculture, plus rentable et moins chronophage, et ont confié le sale boulot aux salariés pour se consacrer aux tâches gestionnaires, à l’aspect agronomique des cultures et aux responsabilités politiques. À ce retournement de la position subalterne au travail s’ajoutent des transformations survenant dans d’autres sphères de la vie sociale comme le logement ou l’école. Les céréaliers habitent de grands pavillons à distance de l’exploitation où ils ont fait construire, à côté du corps de ferme historique, des bâtiments spécialisés (bureaux dédiés à la comptabilité, stabulations permettant un travail efficace et hygiénique). Leurs enfants sont parfois inscrits dans de grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, dès lors engagés dans une « trajectoire de reconversion culturelle du capital économique des parents » (p. 241).
Tous ces changements révèlent que les céréaliers germanois ont à la fois rattrapé les modes de vie des classes moyennes-supérieures et mis à distance le monde paysan – qu’ils réifient parfois en restaurant de grandes maisons de campagne.
Ni paysans ni bourgeois : une classe populaire argentée
G. Laferté avertit néanmoins de l’inachèvement et de l’ambivalence de cette ascension collective. Trois arguments [5] discréditent la thèse d’une migration de classe en montrant que les céréaliers n’ont pas accédé à un « état définitif de bourgeois » (p. 23).
Le premier porte sur le maintien de traits populaires et agricoles. Loin de s’identifier à la figure du bourgeois, qui renvoie pour eux aux notables du coin, les céréaliers restent notamment très attachés au travail. Ils sont marqués par un « ethos du faire » (p. 331) dans lequel l’activité en elle-même est valorisée. En témoignent l’énergie déployée pour maçonner eux-mêmes leur maison – l’auteur parle à ce propos de « ressource populaire de la diversification patrimoniale » (p.186) –, l’aversion au temps oisif des vacances longues et de la retraite ou encore le stigmate de l’assistanat associé aux primes PAC.
Le deuxième argument souligne la persistance de sujétions, en particulier face aux institutions. Les céréaliers ont peu de pouvoir face à la technostructure bancaire et certains s’en remettent complètement à leurs conseillers lors d’opérations financières ou immobilières. Persistent aussi des formes d’impossible social et de séparation culturelle. On les décèle, d’une part, dans la « micronotabilisation » (p. 251) des céréaliers, présents parmi les élus communaux mais supplantés par les cadres dans les échelons départementaux et régionaux. Et, d’autre part, dans leur mimétisme grossier des pratiques et des goûts de la bourgeoisie économique, en matière de logement notamment. S’ils ont acquis un château ou en ont donné l’allure à leur pavillon, les céréaliers les plus dotés reproduisent les codes bourgeois sans manifester le sens de la discrétion et du goût raffiné propre à la culture légitime : « même propriétaires, ils restent d’éternels visiteurs au château » (p. 266).
Le troisième argument invite enfin à requalifier leur mobilité collective. Il s’agit d’abord autant d’une ascension que d’une « normalisation sociale » (p. 260). Si la reprise de la ferme n’est plus le destin immédiatement valorisé par les enfants, si les ménages ne résident plus à la ferme, partent parfois en vacances et décident de passer leur retraite en ville, c’est que les familles agricoles, « moins agricoles qu’hier » (p. 235), se sont conformées aux modes de vie dominants sans les subvertir. Il s’agit ensuite d’une mobilité réversible car elle dépend d’évolutions institutionnelles, économiques et climatiques. Se garder de surestimer l’ascension des céréaliers [6] est crucial car ils sont aujourd’hui fragilisés par la montée de l’agroécologie, la baisse des subventions, la fluctuation des cours et les vagues de sécheresse.
Les céréaliers germanois ne sont finalement ni paysans ni bourgeois. Refusant d’en rester à une définition négative, G. Laferté les qualifie de « classe populaire argentée », notion reprise à F. Rasera [7] et pertinente ici en ce qu’elle intègre trois propriétés fondamentales : l’enrichissement économique, l’autonomie culturelle, le maintien de séparations avec les fractions légitimes de l’espace social qui, localement, assimilent encore les agriculteurs argentés aux catégories populaires. Cette conceptualisation des positions des céréaliers en restitue ainsi toute l’ambiguïté.
Un ouvrage déroutant
G. Laferté signe ici un ouvrage déroutant. D’abord par un travail politique qui défait depuis les profondeurs de l’enquête les images simplistes, sinon erronées, des espaces ruraux et de leurs habitants. Les campagnes sont loin de se réduire à des territoires déclinants et peu attractifs, de même que les agriculteurs ne se limitent pas à leurs problèmes tels qu’ils sont mis à l’agenda politique et dramatisés par les médias (pauvreté, suicide, colère, violence, pollution, vieillissement). L’enquête révèle à l’inverse que les communes germanoises ont toujours été, malgré une faible densité démographique depuis la fin du XIXe siècle, au carrefour de migrations et de luttes par lesquelles les grandes familles agricoles ont acquis une position localement dominante.
Déroutant ensuite parce qu’il propose une étude originale et inspirante des phénomènes de mobilité sociale et de stratification. L’analyse subtile d’une ethnographie fondée sur des méthodes complémentaires lui permet, par la variation des échelles d’observation, des points de vue et des scènes sociales, d’adopter une approche à la fois totale et empirique des trajectoires d’individus difficiles à objectiver [8]. Réinscrite dans les évolutions de la configuration locale des rapports sociaux, l’ascension des céréaliers est plus un embourgeoisement conformiste et réversible qu’un transfuge vers une bourgeoisie établie [9].
Le livre ouvre deux chantiers. Le premier invite à prolonger l’enquête sur des éléments abordés rapidement ici bien que constitutifs de la position sociale des agriculteurs. On se demande notamment si, à côté de l’amélioration des conditions de travail (ennoblissement des tâches, surcroît de confort et d’hygiène), l’embourgeoisement se traduit dans le rapport au corps et à la santé, identifiable depuis une étude approfondie des conduites au travail, des pratiques alimentaires et des consommations de soins.
Le second chantier suggère de penser avec d’autres travaux étudiant des trajectoires d’ascension par l’argent et les nouvelles frontières de la bourgeoisie. Tout en participant au nécessaire renouvellement de la sociologie des classes sociales, ces travaux lui adressent un défi lexical en accouchant de catégories d’analyse hétérogènes. Une synthèse critique, à imaginer, pourrait nourrir la refonte actuelle des nomenclatures socioprofessionnelles à l’échelle française et européenne.
Gilles Laferté, L’Embourgeoisement : une enquête chez les céréaliers, Raisons d’agir 2018. 376 p., 20 €.
Alban Mocquin, « Reclasser les agriculteurs »,
La Vie des idées
, 6 mai 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Gilles-Laferte-Embourgeoisement-enquete-cerealiers
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[1] Parmi les nombreux travaux de sociologie rurale sur la disparition des petites exploitations agricoles et des sociétés paysannes, voir H. Mendras, La fin des paysans, Paris, SEDEIS, 1967 ; P. Bourdieu, « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique », Études rurales, n°113-114, 1989, p. 15-36 ; P. Champagne, L’héritage refusé. La crise de la reproduction de la paysannerie française (1950-2000), Paris, Seuil, 2002.
[2] Sur la transmission familiale du patrimoine économique et de la vocation chez les viticulteurs de Cognac, voir C. Bessière, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raisons d’agir, 2010.
[3] Notion proposée par Jacques Rémy dans son « Introduction » à B. Hervieu & al., Les mondes agricoles en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 41-50.
[4] Lors des bonnes années, les subventions de la PAC sont réinvesties à des fins d’enrichissement patrimonial. Cet « enrichissement subventionné [par l’État-Providence] » (p.169) est décisif pour affronter les pertes de richesse lors des mauvaises années ou du passage à la retraite.
[5] Disséminés et imbriqués tout au long du livre, ces arguments sont présentés ici de manière isolée pour ne pas encombrer le propos
[6] Sur la surévaluation de certaines classes sociales induite par les cycles historiques de la finance, voir B. Lemoine et Q. Ravelli, « Ce que la financiarisation fait aux classes sociales », Savoir/Agir, 2019, n°48, p. 65-77.
[7] F. Rasera, Enquête sur les footballeurs professionnels ordinaires : les formes de socialisation professionnelle et de reconversion d’un monde sportif, thèse de doctorat, Lyon, Université Lyon 2, 2012.
[8] Par exemple, sur l’étude complexe des niveaux de vie des agriculteurs, voir C. Bessière, C. De Paoli, B. Gouraud & M. Roger, « Les agriculteurs et leur patrimoine : des indépendants comme les autres ? », Économie et statistique, 444-445, 2012, p. 55-74.
[9] À l’image des familles fortunées de l’aristocratie et de la bourgeoisie ancienne dont il est question dans M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, Puf, 2005.