C’est à la fin des années 1970 que l’école maternelle devient un objet d’étude pour la sociologie. Les travaux de Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévost [1], d’Éric Plaisance [2] ou encore de Geneviève Dannepond [3], posent alors les premières pierres d’un champ de recherche qui ne cesse de s’enrichir et de se diversifier depuis. Pour Ghislain Leroy, ces auteurs « fondateurs » de la sociologie de l’école maternelle prennent tous pour objet « les représentations sociales de l’enfant à l’école maternelle » (p. 15). Ils montrent que les pratiques éducatives changent selon les époques parce que la manière dont on pense l’enfant change elle aussi. Dans ce cadre, une des tâches du sociologue est de rendre compte de ces représentations qui dirigent l’action. Dans ce livre, Ghislain Leroy propose de réactiver cette démarche en posant la question suivante : sur quelles représentations de l’enfant se fondent les pratiques éducatives de l’école maternelle d’aujourd’hui ?
Une représentation scolaire de l’enfant
Une importante part du livre est consacrée à la reconstruction de l’évolution historique des perceptions de l’enfant à l’école maternelle depuis les années 1970. Pour cela, Leroy s’appuie sur une analyse comparée des programmes de l’école maternelle publiés entre 1977 et 2008, mais aussi sur l’étude de rapports d’inspection produits entre 1965 et 2010 qui donnent des informations sur les activités qui se font en pratique dans les classes. La partie portant sur l’école contemporaine profite également d’observation de terrains et d’entretiens menés par l’auteur entre 2009 et 2018. L’histoire présentée peut se découper en trois périodes.
La première période étudiée correspond à la fin des années 1970, moment où une transformation qui débute dans les années 1960 arrive à maturité. Pour Leroy, depuis sa création en 1830, l’école maternelle (alors appelée « salle d’asile ») est d’abord dirigée par le souci des besoins physiologiques de l’enfant. La mortalité infantile élevée à la fin du XIXe siècle, liée aux épidémies, peut expliquer l’importance alors accordée aux questions d’hygiène. À cette époque, l’expert de l’enfant est avant tout un médecin, c’est-à-dire un spécialiste du corps. À partir des années 1960, la représentation de l’enfant prend une tournure psychologique et c’est vers le psychanalyste que l’on se tourne plus volontiers pour savoir ce qu’il faut faire pour bien éduquer les enfants. [4] On se met ainsi à considérer l’enfant comme un être ayant des besoins psychologiques, et plus seulement physiologiques. Conformément aux idées psychanalytiques alors très influentes, les représentations de l’enfant se trouvent explicitées dans les programmes de 1977 à partir de notions comme l’affectivité ou la créativité : l’enfant est une individualité, un « Moi », qui se développe en extériorisant ses pulsions (par un acte expression, de création), ce qui n’est possible que s’il se trouve dans un environnement lui assurant une sécurité affective suffisante. Les pratiques éducatives liées à cette représentation expressive de l’enfant mettent la priorité sur les situations encourageant l’expression créative (dessin, chant, etc.) en laissant au second plan les activités plus scolaires (écriture, lecture, etc.).
À la fin des années 1980, commence une deuxième période caractérisée à la fois par une défiance vis-à-vis des conceptions « libertaires » de l’éducation et par une affirmation plus directe du caractère contraignant de l’école maternelle. Ici, les représentations de l’enfant s’énoncent à partir des catégories de règles ou d’autonomie : l’enfant est un être qui ne peut devenir libre qu’en apprenant à accepter les contraintes extérieures. On assiste dès lors à une revalorisation du travail scolaire et à la mise en place de dispositifs pédagogiques encourageant le travail en autonomie (par exemple en travaillant sur des fiches). Mis au second plan, la créativité et le souci de la sécurité affective de l’enfant ne sont pas totalement absents des pratiques de cette époque que l’on peut considérer comme une période de transition.
Le troisième temps, dans lequel nous nous situons aujourd’hui, débute à la fin des années 1990. Il est marqué par ce que Leroy qualifie d’« émancipation de la représentation scolaire de l’enfant » (p. 35). Ce dernier est alors représenté comme un être devant acquérir les « savoirs fondamentaux » qui lui permettront de réussir à l’école élémentaire. Les pratiques éducatives mises en œuvre dans ce contexte sont surtout scolaires, c’est-à-dire définies par des objectifs pédagogiques précis pouvant être mis en rapport avec les tâches emblématiques de l’école élémentaire (lecture, écriture, calcul, etc.).
Dans l’ensemble, l’histoire que dresse Leroy est bien celle d’un basculement, progressif, mais très net, d’une conception de l’enfant définie par l’affectivité à une conception de l’enfant définie par l’instruction.
Une école de la performance enfantine, du stress et des inégalités
Sur cette base, on peut se demander si les représentations scolaires de l’enfant n’amènent pas parfois les enseignants à mettre en place des situations qui font obstacle à l’apprentissage de certains enfants. La critique de l’école maternelle développée par Leroy peut être résumée en deux temps.
D’abord, l’école maternelle contemporaine est jugée stressante pour les enfants. Préoccupés par la rentabilité scolaire de leurs pratiques, les enseignants deviennent sourds aux demandes d’assistance affective des enfants et créent un climat de classe austère pouvant être source de mal-être.
Ensuite, la forme scolaire des activités proposées est défavorable aux élèves les plus faibles qui se retrouvent fréquemment mis à l’écart des activités éducatives. Les enseignants semblent considérer que les dispositions nécessaires pour être en situation de réussite dans le travail scolaire (autonomie, concentration, discipline, immobilité, etc.) dépendent de la responsabilité de l’enfant plus que d’un apprentissage qui se ferait à l’école – en témoignent les appréciations de livrets d’évaluation dans lesquels peuvent s’expriment l’attente que l’enfant fasse des « efforts pour respecter davantage les règles de vie » (p. 113). La représentation scolaire de l’enfant s’actualise ainsi dans une école « de la performance enfantine » (p. 147) qui cherche à être toujours plus « rentable » scolairement et qui met sur les épaules des élèves la responsabilité de leur performance.
Une représentation scolaire qui s’éloigne des pédagogies nouvelles
Un point fort de l’ouvrage est la réflexion que propose l’auteur autour des « pédagogies nouvelles » dans les pratiques éducatives de l’école maternelle contemporaine. Pour rappel, l’expression « pédagogie nouvelle » désigne, de façon générale, les pratiques éducatives inspirées des propositions de pédagogues comme Decroly, Montessori ou Dewey. Pour Leroy, ces différentes approches pédagogiques se retrouvent sur l’exigence d’une éducation centrée sur les désirs et intérêts de l’enfant. Les retours de terrains montrent que l’école maternelle n’est plus ce lieu qui était si favorable au développement de ces pédagogies dans les années 1960-1970. Au contraire, les enseignants d’aujourd’hui se montrent souvent sceptiques et reprochent aux pédagogies nouvelles de ne pas prendre suffisamment en compte l’impérative intériorisation des contraintes liées à l’organisation et aux activités de la classe.
Cependant des enseignants militants cherchent toujours à garder un lien avec l’esprit des pédagogies nouvelles, notamment en ayant recours à une pédagogie du « projet ». Le terme « projet » désigne ici le fait de lier les activités scolaires à une finalité se voulant motivante pour les élèves (une correspondance, une sortie, etc.), finalité permettant du même coup d’unifier thématiquement des activités scolaires relevant de domaines de compétences différents : le voyage à la mer se trouve ainsi lié à des lectures d’album sur la mer, à une étude des animaux marins, à la pré-lecture de mots liés à la mer, à la confection et vente d’objets réalisés pour financer la sortie, etc. (exemple donné p. 67) Leroy note cependant la présence d’un « hiatus » entre ce que les enseignants disent de leur pédagogie et ce qu’ils font réellement en pratique. Sur le terrain, on observe des projets fortement dirigés, décidés par l’enseignant sans que de véritables moments de débats soient mis en place. Il semble alors que la représentation scolaire de l’enfant amène les enseignants à ne pouvoir considérer les propositions des pédagogies nouvelles que d’une manière dégradée et finalement peu fidèle à leur esprit d’origine. Dans le dernier chapitre du livre, Leroy accentue cette observation en montrant que chez les enseignants s’inspirant des pédagogies Montessori, les pratiques éducatives observées restent fortement conditionnées par la représentation scolaire de l’enfant et sont sujettes aux mêmes critiques que celles adressées plutôt à l’école maternelle « traditionnelle ».
Point de vue critique et réflexivité des acteurs
Leroy offre une description très instructive des pratiques éducatives de l’école maternelle contemporaine et de donne des éléments permettant de les situer dans l’histoire récente. On regrettera toutefois que, dans sa dimension critique, l’ouvrage ne semble pas tout à fait atteindre son but. Dans sa conclusion, Leroy dit vouloir s’inscrire dans la démarche d’Éric Plaisance et développer une sociologie qui explicite des contradictions inaperçues dans les pratiques scolaires et qui offre aux acteurs la possibilité de mieux comprendre et d’ajuster ce qu’ils font (p. 146). Si ce programme est certainement celui qu’il faut poursuivre, il n’est pas évident que la critique développée par l’auteur soit susceptible de nourrir véritablement la réflexivité des enseignants. La dernière phrase du livre, qui conclut sévèrement que l’école maternelle est une école « à l’image de la société contemporaine : en quête de performance et d’optimisation du temps, hautement concurrentielle et âpre pour les laissés-pour-compte » (p. 148), laisse à penser qu’une critique aussi radicale risque moins de susciter la réflexion des acteurs que leur découragement ou leur culpabilité. À notre avis, ce jugement sans appel est lié à une forme de nostalgie vis-à-vis de la représentation affective des années 1970, considérée comme une sorte d’idéal perdu, étouffé par la représentation scolaire de l’enfant. Dans cette perspective, la relation critique qu’ont les enseignants à l’égard de leurs pratiques (volonté de mettre « du sens » dans les apprentissages, recourt au projet, etc.) ne peut être que décevante parce qu’elle n’exprime pas une volonté franche de s’émanciper d’une représentation scolaire de l’enfant. Il semble pourtant qu’il soit possible de prendre au sérieux les initiatives de ces enseignants en considérant qu’elles visent à réformer les pratiques pour les rendre moins oppressives et plus justes, tout en maintenant leur compatibilité avec certaines exigences scolaires qu’il faut peut-être redéfinir partiellement. En ce sens, exposer les contradictions que les enseignants rencontrent quand ils cherchent à approfondir la dimension socialisante des pratiques scolaires semble préférable aux critiques qui donnent le sentiment que les enseignants ne font que contribuer à l’entretien d’une situation qui leur échappe quoi qu’ils fassent.
On regrettera aussi que l’auteur n’aille pas plus loin dans la contextualisation historique de son propos. On aurait aimé, par exemple, en savoir plus sur les représentations de l’enfant en vigueur avant les années 1960 et sur les étapes qui mènent à la représentation affective de la fin des années 1970 [5]. À un autre niveau, la question de l’influence des pédagogies nouvelles sur les pratiques scolaires mériterait d’être examinée dès que ces pédagogies apparaissent (c’est-à-dire à partir des années 1920) sans se limiter aux récupérations que l’on a pu en faire dans les années 1960-1970.
Ghislain Leroy, L’école maternelle de la performance enfantine, Peter Lang, 2020, 162 p., 29,00 €.