Dans une autobiographie intellectuelle, Alessandro Fontana, historien, philosophe, passeur entre l’Italie et France, raconte comment il a librement parcouru les « vastes avenues du savoir européen ».
Recension Philosophie Histoire
À propos de : Alessandro Fontana, L’Exercice de la pensée. Machiavel, Leopardi, Foucault, Publications de la Sorbonne
Dans une autobiographie intellectuelle, Alessandro Fontana, historien, philosophe, passeur entre l’Italie et France, raconte comment il a librement parcouru les « vastes avenues du savoir européen ».
C’est un bel hommage que rendent Jean-Louis Fournel et Xavier Tabet à Alessandro Fontana, disparu en 2013 et qui fut leur maître puis leur collègue, en publiant ce bel et singulier ouvrage. Il permet aussi de souligner le travail des Publications de la Sorbonne qui, par la collection « Itinéraires », s’efforcent de donner à lire des ego-histoires d’enseignants-chercheurs produites dans le cadre académique des dossiers d’habilitation (HDR), mais qui sont souvent de formidables retours sur un parcours, des rencontres, des manières de travailler. Les éditeurs ont, dans une seconde partie, adjoint un ensemble d’articles jusqu’à présent dispersés de cet « historien philosophant », qui montre à la fois l’ampleur de son domaine de recherche et sa constance.
Alessandro Fontana (1939-2013) est de ces figures intellectuelles méconnues, car la réception de leur travail est restée cantonnée à leur domaine de recherches, l’histoire de la pensée européenne. Ce livre est donc une invitation à la rencontre de ce « personnage » — Fontana en était assurément un, derrière son « style guindé des universités italiennes » (p. 81) —, mais aussi aux études très fécondes sur la pensée italienne.
Au fur et à mesure de sa trajectoire, Fontana ouvre des portes sur des œuvres philosophiques et littéraires que l’on connaît bien mal en France : la force du travail de cet historien est de leur donner un éclairage de France, où il s’installe dès les années 1960 ; il devient passeur de l’Italie à la France, et inversement. À partir de lui, professeur à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud (puis de Lyon), se développèrent d’importants travaux sur l’œuvre de Machiavel, menés principalement par Jean-Claude Zancarini et Jean-Louis Fournel. Il fut aussi l’un des principaux acteurs de la réception en Italie de Michel Foucault, le co-éditeur du seul livre publié à l’étranger par le philosophe, Micro-physique du pouvoir [1].
Mais l’intérêt du livre est encore ailleurs. Fontana dessine le portrait d’un grand lettré au travail ; il ne livre que de rares éléments personnels — une adolescence un peu maladive, des lectures furtives et désordonnées, prolongées tard dans la nuit —, mais une autobiographie intellectuelle d’une extraordinaire tenue qui s’invente au fur et à mesure des années.
« J’ai ainsi pratiqué une sorte d’amateurisme professionnel jusqu’au jour où, vers la quarantaine, après une série d’expériences que j’eus l’occasion et le loisir de faire dans mes recherches quelque peu erratiques, je finis par comprendre moi aussi le sens de ce que j’avais fait, de ce que j’étais en train de faire, et de ce autour de quoi tournaient toutes mes investigations, menées en sillonnant en long et en large, avec interruptions, échecs et reprises, les vastes avenues, comme on dit, du savoir européen. » (p. 29)
Cette prise de conscience, Fontana la décline dans son texte en commençant par se poser la question du maître et du type de savoir que produit le maître. Et de souligner que c’est toute la tradition intellectuelle occidentale qui s’est transmise à travers ce dispositif de maître à disciple. « Chez le maître, l’interrogation prime toujours sur la réponse, la démarche sur les résultats, l’ouverture de nouveaux domaines sur les anciens » (p. 35).
Pour la génération d’intellectuels nés juste avant-guerre, la question est en effet essentielle. L’historien y répond en usant du « nous » et historicise cette filiation : « Personne ne nous a enseigné le "métier", nous avons traversé la philosophie en désordre, au fil des nécessités, pratiqué la littérature selon les obligations de l’enseignement, pour ceux qui l’exerçaient, appris l’histoire sur le tas […] ». Ils se sont adonnés à une sorte de braconnage heureux, et Fontana d’ajouter non sans joie : « Dédaignant superbement les lignes de clôture, les titres de propriété, les interdictions affichées… » (p. 38).
Ainsi c’est la littérature et, en premier lieu, Proust qui le mirent pendant ses années de formation en face de « nos responsabilités », tandis que La Recherche devenait « un bréviaire d’éducation, l’ouverture sur une véritable esthétique de l’existence ». Sa thèse est le moment du choix de la France : il s’inscrit à Padoue, avec pour sujet l’utilisation du mythe antique dans la littérature française contemporaine, mais débarque à Paris après un passage à Montpellier où il assiste à l’arrivée des rapatriés d’Algérie. Fontana change de sujet sous l’influence de Lévi-Strauss, qui « fit sur moi l’effet de la révélation sur le chemin de Damas » (p. 56). Il décide mener une thèse intitulée Mythe et culture. Mai 68 survient et voilà le chercheur en littérature pris dans l’Histoire.
Dans l’ambiance « cosmopolite de la Cité », il fait l’apprentissage du militantisme autour des althussériens et rencontre nombre de chercheur en tous genres. Son maître italien, Ruggiero Romano, décide qu’il est historien plus que philosophe et l’envoie à l’EHESS, auprès de François Furet et d’Alphonse Dupront. C’est le premier qui l’introduit dans les cercles de recherches historiens avec Le Roy Ladurie, Daniel Roche, Mona Ozouf. Le voilà lancé dans une entreprise collective de « sémantique historique », et Fontana d’entreprendre, en ce début des années 1970, l’étude du catalogue des titres de la librairie française au XVIIIe siècle. L’historien se limite à l’analyse du champ sémantique de « méthode ».
Dans la suite de ce travail et à l’invitation, cette fois, de son maître italien, il se lance dans une étude de la scena et met en lumière « un discours de l’ordre » qui, « par le mécanisme de la censure, écarte tout ce qu’il ne peut pas dire, le désir, la mort, la violence, objets qui réapparaîtraient, déplacés, masqués et déguisés, à la surface de la scène, dans sa triple forme » (p. 69).
Fontana est devenu foucaldien sans le savoir et, presque naturellement, il rejoint le séminaire du professeur au Collège de France avec cette question commune : « Qu’est-ce que la vérité comme savoir ? » Après Proust et Freud, Fontana entre dans la pensée de Foucault, sans jamais en faire un maître, mais comme pris par le magnétisme que produisait l’auteur de La Naissance de la clinique (qu’il avait traduit en italien en 1969).
La rencontre se fait avec d’autres, autour du jeune parricide « aux yeux roux », Pierre Rivière.
« Jamais la distance ne nous parut aussi courte entre les archives, les bibliothèques et les lieux du "social" où, dans tout un réseau de connexions et de renforcements réciproques, les oppressions, les dominations s’appliquent quotidiennement au corps et à l’âme des individus » (p. 80).
Moment d’âge d’or, indéniablement, aux yeux du chercheur qui rédige en 1994 ce texte, moment aussi de réassurance et de nouvelles perspectives intellectuelles, moment aussi fondateur dans son enseignement — il cherchera par la suite toujours à maintenir son séminaire dans ce même esprit.
Fontana suit les cours au Collège de France (dont il devient dans les années 1990 le co-éditeur, dans la collection Hautes Études/Seuil/Gallimard/EHESS), mais il suit aussi Foucault à la Bibliothèque, cet autre lieu de savoir. Au milieu des livres, l’historien lance des « expériences » et des « manipulations ». Parmi elles, un grand chantier sur le secret : « La naissance des pratiques du secret et de ces techniques de simulation et de dissimulation dont les premiers théoriciens ont été, justement, Machiavel et Guicciardini ».
Dans le parcours de ce grand lettré du XXe siècle, cette enquête, toujours menée « en crabe », est essentielle. En 1994, dans ce texte, elle est reformulée de manière fort claire ; elle ne le fut pas au cours des longues années de travail. Là aussi est une des belles leçons de l’ouvrage : la recherche ne se fait pas sur des grands programmes de recherches, mais dans un trébuchement permanent, dans un constant pas de côté tantôt choisi, tantôt imposé.
Au « secret », il oppose l’« énigme » et distingue deux types de rationalité. De là une vaste question sur l’histoire des sociétés européennes et le jeu de trois fonctions : celui du droit, de la guerre et du gouvernement. Fontana choisit, comme domaine d’application à cette hypothèse, celui des régimes et des formes de la représentation.
Mais toujours la littérature, comme il l’écrit dans la dernière partie de son texte, revient hanter son travail d’historien. C’est elle qu’il enseigne à ses étudiants de l’ENS pendant de longues années. Aussi la seconde partie de l’ouvrage, comme pensée en miroir de cet essai d’ego-histoire intellectuelle, propose une série d’études, parfois brèves mais stimulantes, sur la bibliothèque de Fontana (notamment les autobiographes compagnons de Rousseau, le vice léopardien de l’absence ou encore la vertu chez Machiavel ou bien un très éclairant article sur Michel Foucault).
« Il faut tout lire », disait Foucault. Fontana a beaucoup lu au cours de son existence, essayant avec une langue élégante et précise non pas de cantonner l’étude des textes à des questions formelles, mais de promouvoir une histoire des discours. Dans cette obstination et dans l’écriture de cette obstination, le lecteur ressent une émotion qui n’est plus seulement intellectuelle : un individu se dévoile, « moi, Alessandro Fontana ».
par , le 21 décembre 2015
Philippe Artières, « Fontana, arpenteur de frontières », La Vie des idées , 21 décembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Fontana-arpenteur-de-frontieres
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[1] Microfisica del potere : interventi politici, Einaudi, 1977.