L’imbrication du sentiment et de la création du droit
L’ouvrage du professeur de droit Alexandre Flückiger nous rappelle que le cœur a ses raisons que la raison ignore et que ces mêmes raisons préfèrent la destruction du monde entier plutôt qu’une égratignure sur son propre doigt (Hume). Dans cette humanité, quoi de plus irrationnel, quoi de plus subjectif qu’un sentiment ? Après avoir creusé son lit dans le cœur de l’homme, le sentiment irrigue les pensées, inspire les conduites, souvent inconsciemment, toujours spontanément.
Et puis, parallèlement, il y a le droit : objectif, rationnel, bâti sur la raison et la logique. Qui cherche le droit cherche le syllogisme et la démonstration, appuyés par des preuves incontestables. Dans l’équation du droit, le cri du cœur est un inconnu. Vous pensez que quelqu’un n’a pas respecté un contrat ? Prouvez-le par A et B. La loi, au sens large, est uniquement perçue comme un ensemble de règles édictées et sanctionnées par les institutions concernées. En conséquence, au sein de nos traditions civilistes, l’importance du texte, de la loi écrite, est fondamentale. L’on en vient presque à réduire le droit à sa fonction locutoire, à ses mots et à ses prescriptions. Pour le juriste, quoi de plus jouissif que cette sécurité juridique ? Pour le poète, quoi de plus écarté des méandres émotionnels que des mots rassemblés brutalement sous forme d’articles de loi ?
Pourtant, le législateur, créateur de cet objet qui se veut pleinement rationnel, reste un homme pleinement irrationnel. Dès lors, le sentiment contribue inévitablement à la création du droit, il l’influence, l’oriente, le dirige, le fait évoluer. Face à ce constat, il est venu le temps de faire tomber le mythe du droit purement raison, de (Re)faire la loi, d’abandonner ce fantasme de la rationalité absolue au profit d’une appréhension raisonnée de celle-ci, ancrée dans la vraie réalité, mais surtout dans la vraie humanité. Le doyen Carbonnier ne cessait de le répéter : le droit est avant tout humain. Le sentiment aussi. Cette assertion est le premier pas de la réconciliation entre droit et émotions, puisque l’objet, à savoir l’homme, est commun.
Dans cette logique, Alexandre Flückiger, dans cet ouvrage impressionnant par son volume et son exhaustivité, propose d’arrêter de faire « comme si » le législateur était un être de raison pure. Il suggère d’accepter que « c’est au travers d’un nœud de rancunes, d’envies, de malentendus et de différends en tout genre, que le politique est contraint de se frayer un chemin » (F. Ost et M. Van de Kerchove), afin d’admettre les facteurs multidimensionnels qui animent le processus de création de la loi (p. 4-30). Puisque demander aux juristes de supprimer leurs émotions relève de l’impossible (mais également du non souhaitable (p. 6)), la solution préconisée est inévitablement de reconnaître la présence et l’influence de ces dernières dans la rédaction des lois. L’auteur présente une méthode globale pour apprendre à construire le droit avec les émotions, dans le but de maîtriser, sans supprimer, une grande partie de l’irrationalité qui en découle (p. 26-38).
Concrètement, pour parvenir à cette fin, la légistique serait la solution. Cette démarche de conception juridique vise « à assurer à la loi un impact optimal contribuant à résoudre au mieux le problème de société de manière pertinente, efficace et juste par une analyse objective du problème, une conception stratégique de ses instruments, une rédaction claire de son texte et un processus d’apprentissage à l’épreuve de la mise en œuvre » (p. 33). Il s’agit de proposer des moyens pragmatiques pour obtenir des lois en lesquelles chacun peut avoir pleinement confiance et qui seront corollairement plus aisément acceptées et respectées par le citoyen. Bien évidemment, certaines méthodes évoquées sont déjà utilisées dans les différents systèmes juridiques. L’Union européenne, par exemple, a adopté un accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » le 13 avril 2016, visant à améliorer la qualité de sa réglementation au sein de l’ensemble du cycle normatif. La Suisse, quant à elle, possède également un guide de législation pour l’élaboration des lois fédérales (dernière édition mise à jour en 2019) d’environ 300 pages. Si la question de réflexion autour de la qualité de la loi n’est pas nouvelle, l’auteur innove toutefois en proposant un manuel relativement complet de méthode en la matière, pouvant servir de référence à toute organisation ou personne intéressée par les questions de régulation.
Un droit pour renforcer la confiance du citoyen
Dans un contexte où la légitimité de l’État est critiquée et la représentation en crise, cette méthode, si elle devenait systématiquement appliquée, pourrait non seulement optimiser la création actuelle des lois et limiter l’inflation législative, mais également, et c’est là son principal atout, rassurer l’individu. En effet, l’une des premières propositions d’Alexandre Flückiger vise à s’assurer que la construction de l’arsenal juridique est réalisée de manière participative, pluraliste et inclusive, afin de représenter « l’éventail de toutes les personnes possiblement concernées » (p. 142) et de replacer le citoyen au centre du système démocratique. Pour illustrer cela, il cite l’exemple de la Cour européenne des droits de l’homme qui prend en compte ces critères depuis 2013. En effet, dans son arrêt Animal defenders international c. Royaume-Uni, la Cour a conféré une importance primordiale à la vérification du processus délibératif mis en place lors de la création de la loi. En pratique, cela signifie qu’elle opère un contrôle de qualité de la loi nationale, en vérifiant que celle-ci a fait l’objet d’une discussion entre les acteurs pertinents avant son adoption par le pouvoir législatif. Par exemple, dans l’affaire précitée, c’est la Commission mixte des droits de l’homme, la Commission mixte sur le projet de loi et la Commission indépendante sur la télévision et la Commission électorale qui avaient été consultés à propos d’une loi de 2003 interdisant la publicité politique payante. Dès lors, le fait que ces organes s’accordaient pour dire que l’interdiction était nécessaire a notamment conduit la Cour européenne à ne pas censurer la loi discutée. De même, pour l’élaboration d’une loi sur la bioéthique en France, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé doit systématiquement organiser un débat public sous forme d’états généraux (Article L1412-1-1 Code de la Santé publique), qui donne lieu à la publication d’un rapport de synthèse, puis d’un avis ayant vocation à orienter le législateur.
En adoptant ce type de réflexe dans la création et l’évaluation des lois, le sentiment démocratique est retrouvé et le droit peut gagner en légitimité. Le citoyen peut raisonnablement se sentir écouté et mieux représenté. Finalement, cette méthode ne fait que prendre acte du « mouvement d’inversion hiérarchique normative où le droit se construit progressivement d’en bas » (p. 244), c’est-à-dire à partir des personnes qui seront directement impactées par ce dernier.
Pour une création raisonnée du droit prenant en compte le droit souple
L’ouvrage (Re)faire le droit permet de dédramatiser le caractère particulier de la science du droit en la sortant de son système fermé pour la soumettre aux apports des autres disciplines, telles que l’économie ou les techniques de gestion de projets. Plutôt que de considérer le droit comme une théorie pure, Alexandre Flückiger appréhende la construction et l’évaluation de la loi de la même manière qu’un chef d’entreprise ou un responsable dans une association aborderait ses objectifs et ses projets. Par exemple, il recommande l’instauration d’un test de nécessité de l’intervention politico-juridique avant la création d’une loi (p. 159-202), qui inclurait notamment une analyse d’impact prospective, un examen des effets potentiellement problématiques des choix pris et la consultation d’experts en la matière. En faisant cela, le législateur se confronte à l’intérêt réel de la loi, qui pourrait parfois être remplacée plus efficacement par une régulation privée. Toujours dans l’optique d’évaluer la pertinence de la création législative, il s’appuie sur une méthode bien connue en management : les objectifs SMART (p. 231), afin de l’appliquer au domaine juridique. Par cette approche et ces techniques, la loi trouve une autre forme de rationalité, basée sur des éléments extérieurs à la simple légitimation du droit par lui-même. De ce fait, le cercle arrête de tourner en rond et le droit s’aligne sur les formes modernes de gouvernance qui se veulent avoir pour finalité toujours plus d’efficacité. La stratégie derrière une politique, la clarté de l’énoncé et la capacité d’auto-évaluation seraient en train de s’insérer progressivement dans la liste des critères de légitimité du droit.
En outre, et c’est peut-être la principale plus-value de l’ouvrage de Flückiger, cette réflexion générale de légistique est pleinement inscrite dans notre « ère du droit souple », où règne un pluralisme normatif important : le droit ne comprend plus seulement des lois, mais également des normes très variées, non sanctionnées en cas de non-respect. Ces formes de régulation visant à orienter le comportement des individus par des méthodes plus douces se font via l’outil du droit souple (la soft law). Ce droit, doté d’une « force normative de degré variable mais qui reste inférieure à celle du droit « dur » étant dépourvu de force obligatoire » (p. 273) invite, recommande, incite à suivre un comportement, mais n’oblige pas juridiquement. Cet outil devient très intéressant pour limiter l’inflation législative, mais aussi pour pouvoir proposer des modes alternatifs de création du droit, souvent avec une grande efficacité.
Toutefois, la définition de Flückiger du droit souple est extrêmement large. Elle regroupe sans surprise les recommandations explicites (telles que les recommandations, les avis ou encore les codes de conduite), mais inclut également ce qu’il appelle les recommandations implicites (les labellisations, les classements, la pression par les pairs, etc.) (p. 279-299). Bien que cette classification soit peu consensuelle dans la doctrine juridique davantage restrictive, il faut toutefois admettre que toutes ces formes de régulation se développent de plus en plus, gagnent en reconnaissance et influencent le comportement des individus. Pour cette raison, le Conseil d’État a par exemple consacré son rapport annuel sur le sujet en 2013.
Désormais, la « vraie » loi ne peut plus faire l’autruche devant le droit souple et doit prendre en compte cette réalité, dans l’intérêt de l’efficacité du droit. Par ses modes d’élaboration ouverts et participatifs et sa recherche première de l’adhésion du destinataire, le droit souple fait le pari de la confiance (p. 312), et si les citoyens lui accordent cette confiance, alors le droit devrait faire de même.
Pourquoi respectons-nous le droit ?
Finalement, cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de l’article « Pourquoi respectons-nous la soft law » de l’auteur, qui expliquait que la vision selon laquelle le droit est respecté principalement parce qu’il est sanctionné est largement dépassée. Il y a dix ans, son article incitait à considérer que les émotions jouent un grand rôle dans le respect par l’individu de celui-ci et qu’il ne faut pas négliger ce fait. Aujourd’hui, cet ouvrage invite à repenser la manière de créer le droit pour s’adapter aux sentiments du législateur, aux exigences du monde moderne dans le but de renouveler la confiance des individus en ce dernier. Pour cela, il suffirait simplement de (Re)faire la loi par une méthode rationnelle qui admette enfin l’irrationalité du processus de création du droit.
Alexandre Flückiger, (Re)faire la loi, traité de légistique à l’ère du droit souple, Berne, Stämpfli Editions, 2019, 777 p.