L’installation des croisés en Palestine au XIe siècle donne naissance à un monde original : une féodalité orientale née de bricolages multiples entre différentes cultures politiques, au sein de laquelle les seigneurs manient les armes, l’argent et les mots, dans une perpétuelle compétition.
L’histoire des croisades et de l’Orient latin représente un domaine propre, avec ses chaires universitaires dédiées, ses revues spécialisées et ses colloques réservés. C’est, en outre, un champ largement dominé par la recherche en langue anglaise, alors que l’école française, jadis précurseur, semble plutôt en retrait depuis la disparition de grands orientalistes comme Claude Cahen († 1991) et Jean Richard († 2021), ou le retrait progressif d’autres professeurs. De fait, face au flot de publications venues essentiellement d’outre-Atlantique, d’outre-Manche ou d’Israël, peut-on encore apporter quelque chose de neuf sur les croisades ? En effet, le corpus de sources écrites n’est pas extensible et a été, pour l’essentiel, édité depuis longtemps. Certes, beaucoup de nouveautés viennent encore de l’archéologie monumentale. Mais si quelques sites emblématiques restent à peu près ouverts à la recherche en Israël – comme les châteaux de Belvoir, Margat ou Atlit –, le patrimoine de la Syrie et du Liban est devenu inaccessible.
Pour autant, c’est essentiellement sur le « patrimoine écrit » que Florian Besson a fondé son approche des « seigneurs de la Terre sainte ». L’auteur s’appuie sur un millier de chartes, quelques traités juridiques (outre des « Assises », essentiellement le Livre au Roi), et surtout une petite centaine de chroniques et autres récits de pèlerinage écrits en latin, grec, arménien et arabe. Cette documentation, maîtrisée de façon exhaustive, est exploitée avec grande finesse [1]. L’auteur sait tirer de ces textes variés le lexique le plus significatif de la description des faits sociaux et analyser les situations qui servent son propos. Il utilise habilement, par exemple, le « pas de côté » offert par les auteurs arabes ou byzantins, lorsque ceux-ci relèvent des usages socio-politiques propres aux Latins, comme la vassalité, le conseil ou encore le tirage au sort.
Ethnogenèse d’une féodalité orientale : l’histoire d’un bricolage
L’histoire commence avec la Première croisade, au début du XIe siècle, lorsque croisés et colons venus d’horizons divers, mais unis par une même culture latine et chrétienne, ont fait de ces terres de Palestine leur nouvelle patrie. Puis la documentation dicte en partie la chronologie, puisque F. Besson choisit d’arrêter son récit au moment où le français se répand dans les chartes comme sur les monnaies. Cette tendance coïncide avec le retour de la Ville sainte aux Latins en 1229, lorsque l’empereur Frédéric II, artisan de ce succès diplomatique, ceint la couronne de Jérusalem. À partir de ce moment, le destin des États latins semble échapper aux acteurs politiques locaux, pour être plus que jamais lié aux grands équilibres dictés par les puissances dominantes en Europe.
De fait, ce qui intéresse l’auteur, c’est précisément la mise en place d’un monde nouveau, avec ses bricolages et ses accommodements, perceptibles par exemple dans la fluctuation du vocabulaire qui désigne les phénomènes sociaux. La réflexion porte sur l’aristocratie guerrière, qui est naturellement la mieux documentée par les sources, même si les autres catégories de la population apparaissent dans leurs relations avec ces élites : la paysannerie et les minorités chrétiennes orientales qui sont en position de dominées ; les gens d’Église – notamment les frères des ordres religieux-militaires – issus eux-mêmes de ces élites aristocratiques et qui peuvent être, tour à tour, partenaires ou compétiteurs.
La possession de la terre, les coutumes anthroponymiques, les relations vassaliques et clientélaires, le partage des droits sur la seigneurie, le rôle des châteaux dans le contrôle du territoire et la symbolique du pouvoir, la maîtrise de l’espace… telles sont les pratiques, toujours pertinemment analysées, qui sont au fondement de la domination seigneuriale. Une domination que l’auteur renvoie, entre autres, au « droit de prendre » et au « pouvoir de faire faire ». Arrivés d’Europe avec leur culture et leurs pratiques, les nobles ont donc inventé une société nouvelle en Orient. Ils durent s’y faire une place, se construire une légitimité à commander en empruntant aux habitudes locales, elles-mêmes héritées de traditions diverses, byzantines et arabes. Par exemple, en matière de fiscalité et de prélèvements sur la paysannerie, la seigneurie latine a mis au point une combinaison, « qui tient plus du bricolage » (p. 163), entre divers systèmes qui coexistaient déjà. Dans leurs interactions sociales et culturelles avec les élites endogènes – musulmans et chrétiens orientaux de tous horizons –, les Latins se sont forgé une identité nouvelle et ceci en toute conscience. D’où l’idée de métissage, d’invention d’une nouvelle identité orientale que l’auteur va jusqu’à qualifier d’ethnogenèse (p. 282).
Une société hybride et hiérarchique
Il n’en demeure pas moins que cette société reste, à l’image de l’Europe des Xe-XIIe siècles, pleinement féodale. Il s’agit, autrement dit, d’une société de face-à-face où les liens sociaux et politiques sont encore largement personnels, malgré le renforcement des cadres du gouvernement princier. Par conséquent, l’analyse repose sur une ouverture comparatiste constante, car si la féodalité de l’Orient latin ne fut pas exactement « importée » depuis l’Occident (p. 156), celle-ci n’a jamais évolué en vase clos et n’a donc jamais été « pure » comme le pensaient les historiens de la vieille école. Adaptée aux réalités orientales, la féodalité du royaume de Jérusalem a partagé des pratiques que l’on retrouverait dans l’espace Plantagenet ou encore en Languedoc.
Sur bien des points, F. Besson rend hommage aux maîtres comme Marc Bloch et Georges Duby. Bien sûr, le respect dû aux grands n’empêche pas de relever des interprétations aujourd’hui réfutées, comme celle de la corruption d’une féodalité – il faut le reconnaître, souvent idéalisée – par la monétarisation croissante de la société. Mais l’auteur est aussi nourri par les derniers renouvellements de la recherche, parfois revisités à l’aune de la pensée bourdieusienne ou foucaldienne. Ainsi, l’ouvrage propose une vision neuve de l’organisation territoriale des seigneuries et des principautés, en montrant comment celles-ci rentrent dans le schéma de sociétés de frontière. Il alimente encore le débat sur la violence de la société seigneuriale : si la violence était réelle, celle-ci n’était jamais débridée, car, à la fois, justifiée par de véritables mobiles politiques et limitée par un cadre moral et coutumier.
Dans le même ordre d’idée, les nobles savaient parfaitement maîtriser leurs émotions dans le cadre d’une société fondée sur des relations agonistiques. L’auteur décrit des nobles en compétition permanente, marqués par une « obsession du classement » (p. 330) : c’est à qui se montrera le plus valeureux au combat, le plus dispendieux dans la générosité, le plus beau parleur, le plus soucieux de son image, jusqu’à l’orientalisation « consciente et décidée » du paraître et du mode de vie. Remarquables sont encore les analyses sur les usages et valeurs de la parole – conseil, serment, débats et délibérations… – ou bien les passages dispersés sur la culture équestre. Le cheval est considéré comme instrument de puissance sur lequel on se tient même pour palabrer entre soi (p. 390), tandis que la mobilité permet une maîtrise de l’espace supérieure à celle du reste de la société (p. 75-76).
À l’image des lignages ou des individus dont il retrace les trajectoires, l’auteur établit donc des ponts constants entre les rivages orientaux et occidentaux de la Méditerranée. Mais il souligne aussi très bien les originalités profondes de la « nouvelle plantation », selon l’expression de Guillaume de Tyr, du monde latin en Palestine. Relevons entre autres le rôle de l’argent qui circule plus précocement et abondamment en Orient qu’en Europe et qui imprègne les pratiques de la noblesse [2] ; l’omniprésence de la guerre, essentielle dans la légitimation de la royauté et moteur de l’économie ; une conflictualité au sein des cours seigneuriales, marquée par une fréquence des assassinats qui pourrait renvoyer à des processus assez familiers aux Mamelouks ou à Byzance.
C’est donc une société dans toute sa complexité et ses dynamiques que dévoile F. Besson. Les stratifications sociales et les appartenances identitaires – parfois même religieuses – se révèlent fluides, tandis que la recomposition des factions nobiliaires et des cercles de fidélité autour du seigneur suggère l’agentivité comme le degré de politisation d’une aristocratie soucieuse de participer au gouvernement monarchique.
Une entrée dans la complexité du monde médiéval
Remarquablement écrit avec un sens de la formule, doté de conclusions partielles aidant à ne jamais perdre le fil, le livre n’apportera pas seulement une vision rafraîchissante aux spécialistes qui nourriraient une certaine perplexité face à la saturation des publications sur les croisades. Il représente surtout une belle entrée dans l’histoire du Moyen Âge et plus particulièrement de la société féodale.
Bien qu’issu d’un exercice académique – une thèse de doctorat soutenue en 2017 –, le livre porte en effet un louable souci pédagogique. En témoignent les allusions assez fréquentes au sens commun entretenu sur le Moyen Âge, notamment par la culture scolaire, qu’il s’agisse des clichés sur l’anarchie féodale comme des biais charriés par les représentations cartographiques de la seigneurie ou des États latins. Car, s’il est un spécialiste de l’Orient latin, F. Besson s’est aussi fait connaître dans le champ du médiévalisme, c’est-à-dire l’étude de la réception du Moyen Âge dans nos cultures contemporaines [3]. Pour les médiévistes eux-mêmes, le médiévalisme doit être considéré comme un outil réflexif et heuristique permettant d’interroger à nouveaux frais un certain nombre de concepts communs. Mais pour les médias et le grand public, il apporte aussi une salutaire « hygiène de l’histoire » [4], dans le sens où il déconstruit les usages politiques et idéologiques du passé.
Or, à l’heure où les croisades et un prétendu « choc des civilisations » font l’objet d’instrumentalisations faciles, l’histoire de l’Orient latin est un défi à toute tentative de simplification et à tout raisonnement binaire. Comme l’auteur le rappelle fort à propos en conclusion, « quand les croisés arrivent en Orient en 1097, ils y découvrent pas moins de sept christianismes, deux judaïsmes et au moins trois ou quatre islams – et ce sans compter les Samaritains, les Zoroastriens et quelques bouddhistes de passage... » (p. 458). De cette rencontre est née une société « hybride » ou « métissée », même si celle-ci s’est révélée, en fin de compte, plutôt fragile et éphémère. Moins de trois générations après le passage à Jérusalem de Frédéric II, les Mamelouks – eux-mêmes produits de bien des « hybridations » ethniques et culturelles – avaient fini d’effacer les dernières traces de la présence latine dans cet espace autre et que, pourtant, les Occidentaux considérèrent toujours comme le « Proche-Orient ».
Florian Besson, Les Seigneurs de la Terre sainte. Pratiques du pouvoir en Orient latin (1097-1230), Paris, Classiques Garnier, 2023, 544 p., 52 €.
Damien Carraz, « La féodalité latine en Palestine »,
La Vie des idées
, 4 avril 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Florian-Besson-Les-Seigneurs-Terre-sainte
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[1] Ce dont témoigne une claire et utile « Présentation des sources » en annexe, p. 467-479.
[2] Comme en témoigne l’usage du fief-rente, constitué non d’une terre mais d’un versement régulier aux vassaux.
[3] Florian Besson et Justine Breton, Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones, Paris, Puf, 2020 ; Florian Besson, Pauline Ducret, Guillaume Lancereau, Mathilde Larrère, Le Puy du Faux. Enquête sur un parc qui déforme l’histoire, Paris, Les Arènes, 2022.
[4] Expression empruntée à Jean-Louis Biget qui l’utilise volontiers à propos du soi-disant « catharisme », un autre champ historiographique volontiers polémique (cf. Jean-Louis Biget, « Colloques et Cahiers de Fanjeaux : un demi-siècle d’histoire », dans Cahiers de Fanjeaux n° 51, 2016, p. 556).