La renaturation des villes offre plusieurs avantages sur le plan sanitaire, urbanistique et économique. Mais les potagers urbains peuvent aussi devenir le cheval de Troie de la gentrification. Leur culture est-elle vraiment une contre-culture ?
La renaturation des villes offre plusieurs avantages sur le plan sanitaire, urbanistique et économique. Mais les potagers urbains peuvent aussi devenir le cheval de Troie de la gentrification. Leur culture est-elle vraiment une contre-culture ?
Le lien urbain-rural est de plus en plus en vogue chez les architectes et les urbanistes, comme en témoigne l’importance des productions à ce sujet ces dernières années [1]. Ces travaux font écho à l’intérêt croissant des municipalités pour la renaturation des espaces, qu’il s’agisse de s’adapter au chaos climatique en rendant la ville « spongieuse » (Sponge City), d’atténuer la pollution de l’air grâce aux arbres et forêts urbaines, d’améliorer l’alimentation des citadins, voire, dans les projections les plus audacieuses (et délirantes), de parvenir à une ville qui serait autosuffisante [2].
L’agriculture urbaine s’inscrit dans cette dynamique, qui voit se multiplier les projets de jardins urbains et de fermes urbaines au sein des métropoles les plus denses, au besoin sur les toits des immeubles, dans les nouveaux projets immobiliers, où il s’agit bien souvent de verdir les toits pour continuer à griser la surface.
Au travers de ses trois terrains d’études, Détroit, New York et Paris, Flaminia Paddeu jette un regard bienveillant mais critique sur le phénomène du jardinage urbain. Celui-ci, comme souvent s’agissant d’un phénomène « nouveau », s’inscrit en réalité dans une histoire longue, très bien connue des historiens, sinon de la conscience collective.
Car les jardins potagers urbains sont aussi vieux que la révolution industrielle et même l’apparition des grandes villes. Au XVIe siècle, l’aventurier vénitien Niccolo Manucci vante la propreté des rues d’Ispahan, dont les habitants recueillent précieusement les déjections animales – les bêtes de somme sont nombreuses – pour amender leurs jardins potagers. De ce point de vue, c’est la ville zonée en espaces monofonctionnels de Le Corbusier qui constitue l’exception et non la règle.
Mais l’urbanisation massive étant un phénomène récent, c’est bien l’esprit de la Charte d’Athènes qui a formaté le tissu urbain dans le dernier demi-siècle. À ce titre, le retour en grâce des potagers urbains apparaît comme une contre-culture.
L’autrice nous convie cependant à distinguer deux phénomènes sociaux. D’une part, un mouvement de nature contestataire, dont l’acte fondateur est en 1973 la naissance du guerrilla gardening, mouvement initié par l’artiste Liz Christy à New York. C’est l’époque du flower power et les premiers militants jettent des bombes à graine par-dessus les palissades des terrains vagues avant de revendiquer la gestion des lieux délaissés pour se les réapproprier. Cette dynamique est plutôt le fait de populations blanches à fort capital social et culturel, même si elles peuvent être économiquement gênées ou précaires face à la montée des prix de l’immobilier et à l’insécurité de l’emploi.
D’autre part, un mouvement aux racines beaucoup plus anciennes de recherche de subsistance par l’autoproduction d’aliments, notamment frais, souvent le fait de classes populaires aux origines rurales encore récentes et dont le lien à l’autoproduction alimentaire est encore vivace. À Détroit, les premiers Gardening Angels des années 1980 sont des seniors afro-américains, qui perpétuent un savoir-faire familial importé par leurs ascendants dans leur migration vers le Nord industriel, depuis le Sud rural et ségrégationniste. À New York ou en région parisienne, il s’agit des jardins ouvriers rebaptisés « jardins familiaux ».
Cependant, le mouvement est victime de son succès. L’agriculture urbaine sous toutes ses formes ne se développe jamais sur les parcelles de choix, mais sur des délaissés. Des populations marginales – en termes de pouvoir – occupent des espaces marginaux de proximité. Leur préoccupation immédiate, en investissant un terrain vague où prospèrent dépotoirs et activités interlopes (trafic de drogue, prostitution), est d’améliorer leur cadre et leurs conditions de vie, par l’autoproduction de nourriture et la restauration de leur environnement.
Ce faisant, ils contribuent à chasser la misère, à redonner de la valeur au quartier, voire à préparer sa gentrification. Les propriétaires privés, comme les municipalités, ont bien intégré ce phénomène et utilisent largement les projets d’agriculture urbaine comme moyen temporaire d’éviter la dégradation d’un espace, avant de le bonifier. Cette bonification conduit souvent au « déguerpissement » des acteurs, non seulement des parcelles en agriculture urbaine destinées à être construites, mais parfois de l’ensemble du quartier quand, devenu « tendance », les prix des logements repartent à la hausse. L’agriculture urbaine peut, dans certains cas, devenir le cheval de Troie de la gentrification.
La gentrification et la précarité de l’agriculture urbaine posent donc la question de la propriété et des droits d’usage foncier. Sous cet angle, Détroit, avec sa déprise urbaine, et New York et Paris, avec leur extrême pression foncière, constituent deux pôles opposés. Pourtant, même à Détroit, bien des engagements restent précaires et donc à la merci d’une inversion de tendance.
Pour s’en prémunir, les promoteurs de l’agriculture urbaine populaire et civique sont amenés à développer des partenariats, essentiellement avec les municipalités, pour essayer de pérenniser leur investissement. Quand ils le peuvent, ils optent pour la formule « pour vivre heureux, vivons cachés ».
Il est cependant très difficile d’échapper à la pression foncière, surtout quand elle devient spéculative. Tôt ou tard, le jardin laisse place à un projet immobilier estampillé « vert ». Grand anthropologue s’il en est, Goscinny prête à César, dans Le Domaine des Dieux, le projet de « raser la forêt pour faire un parc naturel ». On ne saurait dire mieux.
Même quand leurs promoteurs investissent les projets d’agriculture urbaine de fonctions civiques, il est difficile d’échapper à l’entre-soi. La discipline collective nécessaire à l’entretien d’un jardin, les limites de son ouverture au public, qui amène son lot de dégradations et d’incivilité, font souvent courir le risque d’une privatisation au profit d’un petit collectif parfois culturellement très homogène. La limite entre appropriation par les habitants et privatisation par un petit club est ténue. Le rêve inclusif ne résiste pas toujours à la réalité, ce qui peut poser problème quand il s’agit de terrains publics.
Dernier avatar : l’agriculture urbaine, devenue tendance, constitue un nouveau secteur d’investissement, avec la multiplication de start-up high-tech qui se font fort de produire des fraises hydroponiques sur les toits ou même dans des caves à l’aide de lampes led. On se félicitera que la menthe remplace le cannabis. Mais des fonctions sociales ou écologiques de l’agriculture urbaine, il n’est plus guère question.
Pour éviter que la mauvaise monnaie chasse la bonne et garder à l’agriculture urbaine son caractère transformateur, voire subversif, l’autrice propose d’avoir recours à la théorie des communs et d’instituer un « droit de la terre » en ville. Celui-ci aurait cependant beaucoup plus de force s’il s’accompagnait d’une politique fiscale rigoureuse pour endiguer la spéculation et redonner des moyens à l’action collective.
L’ouvrage de Flaminia Paddeu est informatif, d’une bonne qualité analytique et globalement dépourvu de jargon. Il est bien sûr tributaire de son objet limité : trois terrains. On n’y trouvera donc pas de synthèse globale du phénomène au niveau international, notamment dans les métropoles d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine, où l’agriculture urbaine joue encore un rôle alimentaire considérable, de mieux en mieux documenté par la FAO.
L’ouvrage ne traite pas non plus des questions écologiques globales, ni de l’incertitude sur la pérennité des métropoles. Le propos reste socio-politique. L’autrice introduit les tensions autour de l’agriculture urbaine dans un cadre plus large – le genre, le libéralisme, le racisme, etc. –, avec le risque qu’il y a toujours à surmobiliser ces concepts comme clés explicatives totales. On a parfois un sentiment de placage sur la réalité. Mais c’est sans doute l’objet d’une saine discussion entre sociologues.
Un regret, en revanche : la longueur du livre et de nombreuses redondances. L’autrice et son éditeur n’ont pas pris le temps de faire court. C’est dommage. L’essai risque de perdre les lecteurs que son propos mérite.
par , le 2 mai 2022
Matthieu Calame, « La campagne à la ville », La Vie des idées , 2 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Flaminia-Paddeu-Sous-les-paves-la-terre
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Elles sont très nombreuses ces dernières années. Nous n’en mentionnerons qu’une seule, qui nous paraît aller le plus en profondeur : Sébastien Marot, Taking the Contry’s Side, Triennale d’architecture de Lisbonne, 2019, sur https://drawingmatter.org/review-excerpt-sebastien-marots-taking-the-countrys-side-2019/
[2] Voir André Fleury, Roland Vidal, https://laviedesidees.fr/L-autosuffisance-agricole-des.html