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Fines gueules et belles plumes

À propos de : Sidonie Naulin, Des mots à la bouche. Le journalisme gastronomique en France, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais de Tours


par Ophélie Siméon , le 19 octobre 2018


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En dépit de son omniprésence dans la culture et les médias français, la gastronomie a longtemps été perçue comme un objet d’étude mineur. La sociologue Sidonie Naulin renverse la vapeur avec cette analyse du journalisme gastronomique, pilier, moteur et prescripteur du paysage culinaire français.

Depuis le début des années 2000, la cuisine s’est imposée comme un incontournable des médias français. La multiplication des émissions culinaires, des blogs, des titres de presse, des livres de recettes, des cours de cuisine et des festivals a également vu naître la figure du foodie, incarnation moderne, jeune et connectée du gastronome d’antan. Sidonie Naulin analyse cette vogue dans une perspective sociologique ; moins pour en retracer l’histoire que pour analyser « les dispositifs médiatiques, et notamment journalistiques, qui le soutiennent et l’encouragent » (p. 8). Loin des approches aujourd’hui dépassées qui ne voyaient dans la gastronomie qu’un art mineur, indigne de l’attention des universitaires en dehors de la cuisine de cour et des figures d’amateurs illustres (de Brillat-Savarin à Curnonsky), cet ouvrage réaffirme l’importance de ce champ comme objet d’étude, dans la lignée des food studies. Adoubée des médias et investie de leur pouvoir de prescription, la gastronomie devient baromètre culturel, et par là-même enjeu économique. Le journalisme culinaire est donc investi d’un rôle sociologique majeur, puisqu’il possède, via un ensemble de dispositifs de sélection, d’évaluation et de diffusion de l’information, le pouvoir de définir ce qui serait a priori gastronomique, et ce qui ne le serait pas. Des mots à la bouche analyse cette puissance de prescription à l’aune de trois paramètres : évolutions historiques, environnement de travail et tendances économiques. Du côté des sources primaires, l’analyse s’appuie sur le dépouillement de la presse et des blogs culinaires, et sur un programme d’entretiens menés auprès des acteurs du journalisme gastronomique.

Histoire du journalisme gastronomique

Le journalisme gastronomique naît au XIXe siècle, avec l’apparition même du terme de « gastronomie », soit l’art de faire bonne chère – du choix des ingrédients aux façons de bien les préparer et les déguster. Avec la démocratisation du restaurant, la cuisine de professionnels n’est plus l’apanage de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie, et devient donc un bien de consommation, doté de sa propre économie. Le journalisme gastronomique se veut dès l’origine porteur d’une double fonction : intermédiaire marchand entre les amateurs de mets fins et l’établissement où ils pourront se sustenter, il est aussi intermédiaire culturel, apte à définir ce qu’est le « bien-manger », à différencier entre l’ambroisie et le brouet. À la fois miroir de son temps et chambre d’écho, le journalisme gastronomique diffuse les modes culinaires autant qu’il les fait et les défait. Son rôle est donc tout sauf anodin dans la fabrication et la pérennisation du patrimoine culinaire, à plus forte raison dans un pays comme la France, si jalouse de son aura gastronomique. Cuisine et Vins de France, titre-phare de la presse gastronomique française de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle, illustre cette synergie entre pouvoir de prescription et contexte historique. Durant l’entre-deux-guerres, à l’heure où le patriotisme est de bon ton, la revue s’érige en gardienne des traditions culinaires françaises, et met le régionalisme à l’honneur, pour mieux signifier le regain de vivacité de la nation.

Le paysage est aujourd’hui plus varié, en raison du nombre grandissant des amateurs de cuisine, mais aussi de logiques concurrentielles qui mènent à la création de niches écononomiques. Le marché de la presse gastronomique française se scinde alors entre revues « de recettes » centrées sur une cuisine dite « de ménage », et des magazines gastronomiques au ton assurément prescripteur. Cet effort de définition et de diffusion d’un art du bien-manger passe par plusieurs attendus : critiques gastronomiques souvent aussi médiatisés que les cuisiniers qu’ils évaluent, stylisme culinaire poussé, chroniques de grandes tables et recettes de chefs réputés.

Amateurs contre professionnels

Un autre clivage oppose amateurs et professionnels. Ces derniers dominent traditionnellement le secteur du journalisme gastronomique au nom d’une triple expertise : culinaire, littéraire et déontologique, avec la défense de cette valeur cardinale de la profession qu’est l’objectivité. La montée en puissance des blogs brouille cependant les frontières, puisque les auteurs se présentent comme des influenceurs, mais tout en conservant leur statut d’amateur, au moins à leurs débuts. En effet, nombre de blogueurs ont transformé leur site en carrière, pour devenir développeurs de recettes, auteurs ou journalistes culinaires. À l’inverse, ces derniers tiennent souvent un blog, plate-forme qui peut leur offrir davantage de liberté de ton et de contenu que la presse traditionnelle, et qui sert également à bâtir leur image publique – et donc leur pouvoir de prescription.

Signe et conséquence de ce brouillage : l’impression générale d’uniformité qui se dégage aujourd’hui des contenus. Chez les blogueurs comme chez les journalistes professionnels, on critique les mêmes établissements, en usant des mêmes critères, devenus canoniques grâce aux guides gastronomiques : décoration, service, rapport qualité-prix. Les jugements sont d’autant plus ressemblants qu’ils participent d’une même « économie des relations et des échanges d’information » (p. 303) où se pose la question de la déontologie. Secret de polichinelle dans le milieu, le critique culinaire, qu’il soit blogueur et/ou journaliste, se fait souvent inviter par le service de presse du restaurant. Difficile, dès lors, d’atteindre la sacro-sainte objectivité. Dans ce monde aux contours flous, la différence en termes de pouvoir de prescription vient alors de l’aura individuelle de tel ou tel journaliste, collectif ou blogueur influent.

Économie de l’influence

Dès lors, comment se différencier et capitaliser sur son pouvoir de prescription ? L’enjeu est de taille, puisque la gastronomie possède en France une valeur tant symbolique (puisque partie intégrante du patrimoine national) qu’économique (vu le poids du secteur de l’hôtellerie et de la restauration, secteur dont le journalisme gastronomique est l’une des principales vitrines). Deux stratégies majeures, et non exclusives, sont identifiées. D’une part, la mise en scène individuelle, qui aboutit, pour une minorité d’acteurs, à la célébrité. Le cas de François Simon, critique gastronomique au Figaro et blogueur, est unique autant qu’il est le signe d’une véritable tactique de communication. Si Simon est devenu l’un des chroniqueurs culinaires les plus connus de France, c’est grâce à sa plume, mais aussi, paradoxalement, parce qu’il ne dévoile jamais son visage. D’autre part, certains parviennent à se démarquer en élaborant un paradigme gastronomique novateur. Héritiers revendiqués du talent iconoclaste de la Nouvelle Cuisine, le Fooding et Omnivore, guides nés dans les années 2000 à destination d’un public jeune, citadin et cosmopolite, sont aujourd’hui devenus des institutions.

Dans le cas de ces deux stratégies, la réussite vient d’une même combinaison de facteurs. Tout d’abord, l’existence d’un public de gastronomes réceptifs à l’innovation. Ensuite, la capacité à saisir l’air du temps, le changement des vogues culinaires. Enfin, la capacité à diffuser cette nouveauté. Le guide Gault & Millau s’est ainsi fait l’apôtre de la Nouvelle Cuisine contre l’ancienne ; le Fooding et Omnivore se sont fait connaître grâce à l’organisation d’événements gastronomiques, entre festivals, restaurants éphémères et ateliers culinaires.

Conclusion

Au terme de ce décryptage d’un milieu encore trop mal connu en dépit de son importance économique et symbolique, Sidonie Naulin réussit brillamment le pari de cette collection “Table des hommes”, première en langue française à interroger le lien entre sociétés et alimentation. Loin d’être un sujet mineur, la gastronomie pose la question du rôle social du bien-manger, notamment lorsque l’on considère le rôle performatif du journalisme gastronomique. On aurait cependant aimé en savoir un peu plus sur l’impact concret de ces mécanismes de prescription sur la société, notamment en termes de fréquentation des restaurants, du façonnage des goûts d’une époque, ou encore des attitudes de la population face à la gastronomie, à l’heure où les prises de conscience environnementales montrent que le bien-manger est indissociable du bien-consommer. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que toute personne dotée d’un accès à internet peut aujourd’hui s’autoproclamer influenceur. Des mots à la bouche demeure cependant un ouvrage passionnant, où l’abondance de données quantitatives, n’ôte rien au plaisir de la lecture. On en redemande.

Sidonie Naulin, Des mots à la bouche. Le journalisme gastronomique en France, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais de Tours, coll. “Tables des hommes”, 2017. 408 p., 24 €.

par Ophélie Siméon, le 19 octobre 2018

Aller plus loin

• Fabrice Étilé, « La culture du repas », La vie des idées, 21 novembre 2017.
• Claude Grignon, « Une sociologie des normes diététiques est-elle possible ? », La vie des idées, 27 janvier 2015.
• Thomas Grillot et Nicolas Larchet, “Militantisme et alimentation alternative aux États-Unis. Entretien avec Julie Guthman”, La vie des idées, 2 mars 2015.
• Stéphane Gacon, Thomas Grillot, Manger autrement, Puf/Vie des idées, 2017.

Pour citer cet article :

Ophélie Siméon, « Fines gueules et belles plumes », La Vie des idées , 19 octobre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Fines-gueules-et-belles-plumes

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