Comment reprendre corps ? Cette question sert de point de départ à Silvia Federici, universitaire et militante féministe états-unienne, dans son nouvel ouvrage rassemblant des essais et des articles écrits tout au long de sa vie. Déjà, dans son célèbre Caliban et la sorcière [1], elle avait montré comment la transition entre les systèmes féodal et capitaliste, dans l’Europe du XVIe et XVIIe siècle, s’était effectuée au prix d’une mécanisation agressive des corps féminins. L’institutionnalisation de la chasse aux sorcières fut à l’origine, affirmait-t-elle, d’une transformation du corps des femmes en machines : corps laborieux utilisés comme des outils, mais aussi machines reproductives, servant le renouveau perpétuel de la main d’œuvre. Et si elles étaient systématiquement attaquées, c’est que leur sexualité, leur rôle primordial dans la reproduction et leur aptitude à soigner constituaient des biens et des pouvoirs collectifs, faisant d’elles des obstacles à l’extension du système économique capitaliste, à l’accumulation et la polarisation des richesses, à la privatisation des moyens de production. À rebours de l’analyse marxiste selon laquelle l’oppression des femmes sous le capitalisme serait accidentelle, le féminisme autonome dont S. Federici se revendique [2] suggère que la séparation de la production et de la reproduction qu’il initie est, en fait, au principe même de la division du travail et de la différenciation sexuelle.
C’est dans la continuité de Caliban et la sorcière que doit se lire cette nouvelle œuvre, dans laquelle S. Federici revient sur l’histoire politique du corps féminin. Mais ce qu’elle entreprend dans Par-delà les frontières du corps dépasse la seule enquête historique : « J’ai décidé d’écrire plutôt sur le corps et ses pouvoirs – pouvoir d’agir, de se transformer, le corps comme limite à l’exploitation » (p. 131) explique-t-elle. Il s’agit de proposer une théorie politique qui nous permette de reprendre corps, c’est-à-dire de « revendiquer notre capacité à prendre des décisions sur les réalités qui le touchent » (p. 27). Cette réappropriation corporelle est au fondement de l’autodétermination, point nodal du féminisme autonome de S. Federici.
Mais sa théorie du corps se nourrit également de l’écoféminisme, réclamant une réaffirmation du pouvoir des femmes à travers la revalorisation du lien entre le corps et la nature. Parce que nous étions des corps vivants avant de devenir des machines, nous entrons en « continuité magique avec les autres êtres vivants qui peuplent la terre » (p. 28). La structure même de l’ouvrage reflète ce continuum - ce lien originel et organique qui unirait l’ensemble du vivant. Partant de son expérience, en tant qu’universitaire mais aussi en tant que militante, elle retrace le chemin parcouru par les mouvements féministes dans la lutte pour l’autodétermination. Un chemin qu’elle a elle-même emprunté, ce qui l’amène à s’engager dans son récit et nous fait éprouver la continuité d’une théorie du corps toujours en train de se faire. Les textes sont organisés en quatre parties thématiques, correspondant aux grandes étapes de la réappropriation du corps féminin par les femmes. Et la dernière partie, qui fait place à son « Éloge du corps dansant », s’impose comme un contre-discours convaincant. La théorie du corps en mouvement que S. Federici y développe aboutit à la proposition singulière d’une émancipation corporelle par la danse.
Comprendre le corps comme un terrain politique
L’autrice réitère d’abord la déconstruction des processus de mécanisation des corps féminins. C’est l’occasion pour elle de rappeler les apports et les limites des discours féministes des années 1970 : la lutte pour le contrôle de la procréation n’a pas suffisamment été reliée, déplore-t-elle, aux luttes visant à transformer les conditions matérielles d’existence des femmes. Or, l’autonomie des femmes ne peut se réaliser pleinement dans la précarité économique. Pour S. Federici, il s’agit avant tout de comprendre le corps comme un terrain politique à reconquérir. Un postulat hérité du féminisme communautaire, qui prend ses racines en Amérique latine. Pour les militantes boliviennes de “Mujeres Creando Comunidad” comme pour les autonomistes européennes, l’enjeu est celui de l’autonomie politique des femmes. Mais l’autodétermination passe aussi par la reconnaissance d’une identité politique spécifique, celle des communautés autochtones auxquelles elles appartiennent. Ce que S. Federici retient du discours communautaire, c’est surtout l’efficacité des concepts de corps-territoire et de territoire-terre, décrivant un lien nécessaire entre le corps, la terre et le territoire.
Théoriser ainsi le corps impliquerait aussi une certaine pratique. Le langage du corps ne peut plus légitimement être exclu des discussions politiques. On pourrait croire que faire l’éloge du corps dansant implique un repli sur soi, une fuite du politique dans l’esthétique. Mais au contraire, la danse doit se comprendre, précise l’autrice, comme une « exploration et une invention des possibles du corps : ses facultés, son langage, son articulation avec les aspirations de notre être » (p. 136). La danse, comme mouvement libre et spontané dont le corps a toujours été capable, prend une valeur politique dès l’instant qu’elle est comprise comme « une capacité de transformation de notre corps, des autres et du monde » (p. 137). La voie que dessine l’autrice permet de dépasser l’alternative au cœur des polémiques actuelles qui entourent le corps, opposant le déterminisme biologique à la « représentation performative ou textuelle du corps » (p. 31). Le corps n’est plus pensé comme un donné dictant son identité au sujet ; il n’est plus subi, mais devient actif, principe de transformation.
La transformation de soi comme réappropriation corporelle ?
S. Federici interroge aussi le rapport qu’entretient le corps au genre et à la performance. La transformation de nos corps selon nos désirs, que permettent les nouvelles technologies, y est envisagée comme une potentielle dérive individualiste. La popularité actuelle de la chirurgie esthétique, par exemple, serait le signe d’une société individualiste où le soin d’autrui disparaît au profit d’un contrôle de soi exacerbé. La prise en charge individualisée de certains corps irait de pair avec l’abandon des corps malades : « les corps et les mondes se séparent » (p. 80). Le fossé se creuse entre les plus riches ayant accès à des technologies toujours plus efficaces dans le perfectionnement de soi, et les plus pauvres, qui n’ont pas les moyens de se conformer à la norme corporelle exigeante.
D’où la nouvelle « politique du corps » que prône S. Federici : une transformation corporelle non égoïste, exigeant une revalorisation du soin plutôt qu’une glorification du perfectionnement de soi. Concrètement, cette politique demande de s’organiser collectivement et de redistribuer les connaissances pour que toutes et tous y aient également accès, l’enjeu étant de garantir l’autodétermination dans la pratique médicale. Cette proposition s’inscrit dans la perspective relationnelle de l’éthique du care, qui revalorise le travail du soin, principalement assumé par les femmes, et prône une réciprocité du soin apporté à autrui. Pour S. Federici, le care permet d’envisager l’altruisme comme un double vecteur de transformation individuelle et collective. En prenant soin des autres, nous reprendrions corps collectivement et participerions de la construction d’une société nouvelle.
La « politique du corps » federicienne aboutit finalement à une critique de la gestation pour autrui comme forme ultime de mécanisation corporelle. Dans la continuité de D. Roberts, avocate et universitaire états-unienne spécialiste des questions de race et de genre en droit, qui montrait que les technologies reproductives nouvelles « renforcent les normes racistes qui pèsent sur la procréation » [3], S. Federici rappelle qu’aux États-Unis, ce sont surtout des familles blanches et aisées qui ont recours à la GPA. La GPA participerait d’une externalisation de la procréation, déterminées par des logiques racistes et classistes. Faire ce constat implique de redéfinir la maternité comme un pouvoir social, une décision politique porteuse de valeurs.
Le corps comme limite naturelle
Si la transformation de soi que permettent les nouvelles technologies semble à première vue une façon de se réapproprier son corps, elle constituerait en fait un outil de plus dans le contrôle normatif de celui-ci. La lutte pour l’auto-détermination de soi devrait dès lors aller de pair avec une prise de conscience humaniste et écologiste : aucun territoire, qu’il soit corporel ou naturel, ne doit être asservi. C’est l’objet de la troisième partie de son œuvre, dans laquelle est identifié un basculement historique : le discours scientifique, après avoir cherché à contrôler le corps, voudrait aujourd’hui l’abandonner. Dans un article écrit avec le philosophe George Caffentzis, elle rapproche ainsi le culte de la conquête de l’espace du culte de Dieu, pour leur rêve commun d’un au-delà du corps. Penser le corps comme « limite naturelle », c’est-à-dire comme une frontière posée à l’intensification des processus de domination qu’exerce le capitalisme sur l’ensemble du vivant, permettrait de dépasser les frontières politiques. Pour déjouer les effets du système capitaliste mondialisé, la lutte féministe doit elle aussi s’organiser à l’échelle internationale en tissant des liens entre ses différents courants.
Après avoir revalorisé la figure de la femme puissante et crainte qu’est la sorcière, S. Federici réaffirme le caractère magique du vivant dans son entièreté : « le monde est magique quand il est compris comme créativité et comme transformation » (p. 62). Restaurer notre relation aux autres et à la nature, en passant par l’usage libre de notre corps dans la danse, ce serait aussi se faire la promesse de retrouver la joie. Dans sa « Postface sur le militantisme joyeux », l’autrice revient sur le sentiment de tristesse qui envahit souvent celui ou celle qui s’engage dans un combat politique. « La tristesse politique provient souvent d’un sentiment de responsabilité individuelle excessif, qui nous donne l’habitude de nous surcharger » (p. 138) explique-t-elle. Mais un autre militantisme est possible, un militantisme joyeux dont les politiques sont libératrices, transformatrices. L’ensemble de l’œuvre en fournit les principes : déconstruire les mécanismes de domination, comprendre le pouvoir de transformation de nos corps, saisir l’importance de notre appartenance à une totalité naturelle, et user de ce pouvoir en vue de l’émancipation collective de tous et toutes. Ainsi, en suivant la voix de S. Federici, se fait-on la promesse d’une joie retrouvée.
Silvia Federici, Par-delà les frontières du corps, Repenser, refaire et revendiquer le corps dans le capitalisme tardif, trad. par Léa Nicolas-Teboul, Éditions Divergences, 2020, 18,95€.