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Faust par les images

À propos de : Evanghelia Stead, Goethe’s Faust I Outlined. Moritz Retzsch’s Prints in Circulation, Brill


par Jean-Louis Haquette , le 17 janvier


26 gravures au trait de Moritz Retzsch jouèrent, par leur diffusion et leurs métamorphoses, un rôle clé dans la diffusion européenne de la première partie du chef-d’œuvre de Goethe. L’approche globale de l’objet livre renouvelle l’analyse des œuvres littéraires.

Il peut sembler difficile d’apporter du nouveau sur le Faust de Goethe, cette œuvre majeure du canon littéraire européen, que tout le monde connaît même sans l’avoir lu, et qui fit couler tant d’encre critique, en Allemagne mais aussi au-delà de sa culture de naissance [1]. C’est pourtant bien ce que fait Evanghelia Stead dans son dernier ouvrage en prenant le parti des images, et plus précisément la série de 26 gravures au trait de Moritz Retzsch (1779-1857), qui fut publiée pour la première fois en 1816, du vivant de l’auteur de Faust. En étudiant la fortune européenne multiforme de cette suite iconographique, elle éclaire d’un jour radicalement neuf la réception européenne de la première partie de la pièce de Goethe ; elle montre en effet comment ces images rendirent à bien des égards lisible la complexité poétique de ce « chaos intellectuel » selon l’expression de Germaine de Staël. L’œuvre de l’artiste allemand offrait « un substitut synoptique de la tragédie de Goethe rendue accessible à tous » (p. 298) qui lui servit de passeport à travers l’Europe du XIXe siècle.

Tout en ouvrant de nouvelles avenues dans le champ des études faustiennes, c’est une approche critique originale qui est exposée, par le mouvement même de l’analyse des multiples métamorphoses et usages des images retzschiennes, au long de presque un siècle de culture européenne de l’imprimé. Cette défense et illustration d’une approche globale de l’objet livre et de son rôle dans la vie des œuvres littéraires, n’est pas le moindre intérêt de cette riche monographie [2].

Images en circulation

Un illustre inconnu

Dans le large champ de l’iconographie faustienne, quelques images ont rejoint la culture populaire, telle la silhouette de Méphistophélès, en habit écarlate, hauts de chausse et couvre-chef emplumé. On se souvient qu’elle apparaît dans le film La Grande vadrouille et comme déguisement de Rastapopoulos dans l’album Coke en stock de Tintin. Evanghelia Stead retrace l’origine de ces représentations : elle remonte en fait aux gravures de Moritz Retzsch (1779-1857), qui ont contribué à fixer un certain nombre d’images donnant figure à l’œuvre de Goethe. Retzsch est ainsi un illustre inconnu… statut auquel il a consenti en quelque sorte dès l’origine, en ne signant pas chacune de ses compositions, à la différence de la plupart de ses contemporains.

Il faut dire un mot du choix de la technique de gravure effectué par Retzsch, celui de la gravure au trait (Umriss en allemand, outline en anglais). C’est une technique très minoritaire par rapport à la gravure de teinte qui a été, à partir du XVIIe siècle, la forme majeure de gravure sur métal. La gravure au trait refuse par définition le jeu des ombres, à rebours de la tradition « naturaliste » dominante de la gravure. Elle a connu en Europe dans la première moitié du XIXe siècle une vogue très ample, sous l’impulsion notamment de John Flaxman [3]. Ses dessins pour l’Iliade d’Homère ont symbolisé le retour à l’antique (grec) au Royaume-Uni. La gravure au trait, qui refuse les prestiges de l’illusion, s’inscrit alors dans une contestation de la figuration héritée du rococo. Ces images ont circulé dans toute l’Europe, comme étendard d’un néo-classicisme dont Retzsch s’éloigne cependant de façon assez caractéristique. Chez l’artiste allemand, le goût pour le détail, associé à une fantaisie certaine, et au choix du « costume » médiéval ou renaissance, lié au cadre de la pièce, font que, sous ses mains, la gravure au trait devient bien plutôt un étendard romantique.

Ce parti du dessin contre la peinture, renvoie, ce que ne commente pas E.S., à une opposition séculaire dans la critique esthétique [4] mais ne reconduit pas l’affrontement entre esprit et matière, inventivité et illusionnisme ; par la non-saturation de l’espace (le blanc joue un rôle majeur dans la gravure au trait), c’est la place de l’imagination, de la fantaisie, qui est préservée. La richesse des détails chez Retzsch, loin de l’austérité de Flaxman, contribue à catalyser cet effet de suggestivité. Cela n’empêcha pas certains continuateurs de transformer complètement l’esprit initial de la série, en produisant des versions colorées, plus à même sans doute de séduire un public qui au long du siècle se fit de plus en plus friand de couleurs [5].

La première partie du livre suit le parcours des images, de leur création par Retzsch à leur « migration » en Angleterre, en France et en Belgique, après leur diffusion dans les pays germaniques. Le second versant adopte une approche par modes et domaines de diffusion : la prolifération des copies, la satire, la scène théâtrale, les textes d’imagination, les usages sociaux et les objets dérivés.

Les jeux des images et des textes

Le portfolio original de gravures disjoint radicalement les images du texte : les gravures ne comportent aucune légende, juste un numéro, et un choix de brefs extraits est imprimé séparément. Les chemins des unes et des autres vont se séparer puis se rejoindre à plusieurs reprises, selon les éditeurs et les pays de circulation. Les gravures vont servir, regravées ou non, d’illustrations pour des éditions du Faust I, en langue originale ou en traduction… En Allemagne, elles circulent parallèlement au texte de la pièce. En Angleterre, elles sont diffusées avant que le drame soit traduit et entraînent sa traduction, alors qu’en France elles succèdent aux première traductions (on compte 3 éditions séparées des gravures en 6 ans). Dans un cas l’album est un avant-coureur du texte, dans l’autre les gravures offrent potentiellement un prolongement visuel à la lecture, et suggèrent une interprétation spécifique. Elles donnent aussi, en Angleterre, prise à une satire révélatrice d’enjeux nationaux, sous la plume (qui dessine et qui écrit) d’Alfred Crowquill. La perspective comparatiste permet de mettre en relief à la fois les chemins de circulation et les spécificités de réception, en étant sensible aux contextes idéologiques nationaux comme aux structures éditoriales.

Un des points forts de l’étude est de montrer qu’à côté des traductions, la série des gravures, par sa large diffusion, a fortement contribué à établir une narration claire, en mettant en valeur (de façon qu’on a pu juger simplificatrice) l’intrigue qui se noue entre Faust et Marguerite, manipulés par Méphistophélès. Les enjeux métaphysiques sont par ailleurs minorés au profit de manifestations spectaculaires du surnaturel (le chien géant, la nuit de Walpurgis). Munie d’un tel passeport, la pièce de Goethe a pu commencer à circuler auprès des lecteurs et des spectateurs européens, pour devenir progressivement, malgré sa complexité (redoublée par la 2e partie, de publication posthume) un monument culturel.

Par un effet de retour inattendu, les images, détachées du texte de la pièce, vont irriguer les traductions scéniques de Faust (dont on sait qu’elles sont multiples et partielles). En 1820, un projet de décor de Karl Friedrich Schinkel, pour la chambre de Marguerite, directement inspiré de Retzsch, en fixe pour presque cent ans le modèle. Il est clair ici que lisibilité et spatialisation ont partie liée : la dramaturgie imaginaire de Goethe trouve, grâce à Retzsch, une traduction dans l’espace d’une représentation, ce qui la fige, mais aussi la rend accessible.

Apports méthodologiques

Au-delà d’un apport important pour les études d’iconographie faustienne, le volume représente la mise en pratique de principes méthodologiques très stimulants pour la recherche. Ils avaient déjà été mis en pratique dans La Chair du livre [6] et en partie exposés de façon programmatique dans l’introduction du livre collectif Reading Books and Prints as Cultural Objects [7].

L’aigle et la fourmi

L’autrice elle-même explicite la double focale qu’elle adopte dans sa recherche : le gros plan sur une série de détails et la vue d’ensemble qui embrasse de larges horizons, ce qu’elle symbolise dans l’introduction par les images du regard de la fourmi et de la vue d’en-haut.

E. S. partage la conviction qu’exprimait Daniel Arasse dans sa célèbre étude Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture (1992). C’est bien d’histoire rapprochée qu’il s’agit ici. Cela permet de rectifier chemin faisant un certain nombre d’erreurs matérielles à propos des très nombreuses variations de la série des 26 gravures (dont le précieux catalogue est établi dans le premier appendice). Il s’agit surtout d’être attentive à la spécificité matérielle des portfolios, des livres et des reliures qui accueillent les gravures ; elle témoigne des enjeux éditoriaux comme des usages des lecteurs. À l’âge de la reproduction surgit une étonnante singularisation des exemplaires, et l’autrice prend visiblement plaisir à évoquer un certain nombre de figures culturelles, d’éditeurs, de collectionneurs, de lectrices.

Le regard surplombant quant à lui permet d’appréhender la complexité des circulations iconographiques et de rendre compte par exemple de l’extraordinaire multiplication de deux scènes clefs de la série de Retzsch, la scène du jardin et celle du baiser surpris (ce dernier étant assez spectaculaire, pour l’époque, par sa sensualité assumée). Le concept d’iconographie extensive prouve ici sa pertinence pour décrire un phénomène caractéristique du « siècle de l’imagerie [8] » C’est une véritable tradition iconographique qui naît des deux compositions de l’artiste allemand ; elle se traduit par leur reprise multiple, des ouvrages de luxe aux éditions populaires, mais surtout par la prolifération dans toute l’Europe de gravures indépendantes. Cette tradition informe l’iconographie faustienne des peintres, et fait retour sur l’iconographie intensive, celle qui singularise la représentation : E. S. montre de façon convaincante que la célèbre série des « Baisers » de Francesco Hayez leur doit beaucoup.

Matérialité du littéraire

Ainsi les textes s’incarnent-ils pour circuler dans l’espace culturel dans des objets qui ne sont pas de simples supports, dont la matérialité s’effacerait devant l’intellectualité de leur contenu. Pour E. S., le livre n’est cependant pas qu’un pur objet ; il est un médium, une métaphore et un symbole, et il renvoie à des usages multiples, factuels, intellectuels et imaginaires [9].

Prendre en compte le livre, et pas seulement le texte, permet ainsi de modifier l’interprétation de l’œuvre. La traduction de Nerval (chez Dondey-Dupré en 1828) a souvent été commentée, mais jamais le fait que son frontispice est la 4e gravure de Retzsch, et E. S. souligne aussi que la 4e de couverture fait la publicité de la 2e édition des gravures de Retzsch par Auvray Frères. Cela permet de recontextualiser complètement la célèbre traduction de l’auteur des Filles du feu.

L’ouvrage de Retzsch n’est qu’une des configurations de la mise en images des œuvres littéraires et E. S. envisage toute une série d’interactions entre des images et des textes au sein d’une culture de l’imprimé en évolution forte au XIXe siècle

L’au-delà du texte

On sait que l’illustration d’un texte littéraire est un indice de son succès auprès du lectorat. Mais il peut aussi se mesurer par la diffusion d’images qui se détachent du texte source et par la création d’objets dérivés [10]. Dans le cas de Retzsch, les compositions se retrouvent sur de très nombreux supports, qui vont de somptueux services aristocratiques de porcelaine à des modestes silhouettes en plomb (toujours disponibles à l’achat…) en passant par les étranges lithophanes et des pipes en porcelaine, dont E.S. analyse avec brio la portée signifiante, au-delà du kitsch de l’objet. L’autrice revendique l’analyse de ces « trivialités » qui s’inscrivent dans la sociabilité littéraire, un des fils rouges de l’étude.

Un des chapitres les plus originaux (chap. 11) concerne d’ailleurs la suite de Retzsch comme objet d’échange symbolique, à quelques années d’écart. Dans le premier cas, Goethe l’offre, à peine reçue de son éditeur Cotta, à une jeune femme qui le fascine (Marianne von Willemer) et à son mari, en remerciement d’une caisse de vin. Dans le second cas, c’est sur un paquebot transatlantique que la rencontre a lieu entre Byron et une audacieuse Américaine (Catherine Potter Stith) qui lui demande la rose qu’il porte à sa boutonnière. Le lendemain, le poète lui offre la version anglaise des gravures de Retzsch. Les traces de ces deux épisodes concrets de réception permettent de saisir les divers enjeux de la circulation des images faustiennes.

Le croisement des perspectives, de la bibliographie matérielle à la sociologie de la littérature, en passant par l’iconographie, l’histoire du livre et de l’édition, jette un jour nouveau à la fois sur la réception d’une œuvre majeure et sur tout un pan de la culture européenne de l’imprimé.

Evanghelia Stead, Goethe’s Faust I Outlined. Moritz Retzsch’s Prints in Circulation, Leyden, Boston, Brill, 2024, 450 p., 165 € (et au format numérique en accès libre)

par Jean-Louis Haquette, le 17 janvier

Pour citer cet article :

Jean-Louis Haquette, « Faust par les images », La Vie des idées , 17 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Faust-par-les-images

Nota bene :

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Notes

[1Voir Rudiger Schols, Die Geschichte der Faust Forschung [2011], Würzburg, Königshausen und Neumann Verlag, 2023, 2 volumes, 1262 p.

[2Portant sur trois domaines linguistiques, l’étude adopte l’anglais comme langue la plus à même d’être lue dans les trois pays… elle est disponible sous forme de livre et au format numérique en accès libre.

[3The International Style of 1800 : a Study in Linear Abstraction, New York, Garland, 1976.

[4Voir l’étude classique de Jacqueline Lichtenstein, La Couleur éloquente : Rhétorique et peinture à l’âge classique [1989], Paris, Flammarion, 2013.

[5Voir notamment Michael Twyman, A History of Chromolithography : Printed Colour for All, Londres, British Library, 2013.

[6Voir la recension de Nicole Albert, «  Quand le livre se fit œuvre d’art  », La vie des idées, 24 mai 2014.

[7E. Stead (dir.) Reading Books and Prints as Cultural Objects, Cham (Suisse), Palgrave/McMillan, coll. «  New Directions in Book History  », 2018, p. 1-31.

[8Voir Bernard Vouilloux, «  Le siècle de l’imagerie  », Romantisme, 187, 2020, pp. 16-27.

[9Voir à ce propos l’introduction déjà citée de Reading Books and Prints as Cultural Objects, notamment p. 14.

[10La déclinaison commerciale contemporaine des productions de la culture populaire n’est pas une nouveauté.

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