Comment échapper aux lectures mythifiantes et souvent contradictoires de la figure de Frantz Fanon, révolutionnaire et théoricien de l’anticolonialisme ? Son parcours permet de saisir sa pensée dans son contexte, à rebours des tendances contemporaines à la généralisation.
En 2013, le peintre afro-américain Kehinde Wiley réalise un portrait de Frantz Fanon. Le visage du psychiatre et révolutionnaire martiniquais y apparaît sur fond de ciel bleu vif, reprenant les codes d’une peinture flamande du XVe siècle. Wiley l’entoure de deux panneaux de bois dorés, formant une sorte d’icône devant lequel on viendrait se recueillir. L’artiste semble nous proposer une sorte de canonisation de Fanon.
Comme beaucoup de révolutionnaires morts jeunes, de Che Guevara à Thomas Sankara, Frantz Fanon est une icône. Comparé à ces congénères, Fanon est moins connu par son image que par ses écrits. On voit un tel appétit pour ses travaux depuis plusieurs années qu’il n’a sans doute jamais été autant lu. Pour comprendre ce que le racisme produit comme effets psychologiques, pour réfléchir sur la violente et profonde inégalité qui parcourt notre monde, les écrits de Fanon restent d’une actualité si brûlante qu’ils sont souvent lus comme des prophéties. Qu’il s’agisse de violences policières contre les Noirs aux États-Unis ou en France, ou encore de la terreur qui s’abat sur les Palestiniens à Gaza, une citation de Fanon n’est jamais très loin.
La nouvelle biographie de Fanon par Adam Shatz, journaliste littéraire étatsunien, s’inscrit dans ce regain d’intérêt. Publiée simultanément dans son anglais original et dans une version française traduite par Marc Saint-Upéry (dont il est ici question), elle s’inscrit dans une actualité éditoriale importante sur Frantz Fanon. Shatz lui-même, comme il l’écrit à la fin de l’ouvrage, s’est passionné pour cette vie en lisant une précédente biographie de l’homme, publiée par David Macey en 2000. [1] Mais Shatz écrit aussi pour critiquer certains aspects de cette tendance, notamment ce qu’il perçoit comme une « idôlatrisation » de Fanon : « mon admiration pour lui n’est pas inconditionnelle, et j’estime que sa mémoire n’est pas bien servie par les entreprises de sanctification » (p. 17).
Portraits croisés
Que nous révèle cette tentative de sortir le portrait d’un homme de son retable doré ? La vie de Frantz Fanon est passionnante en soi, et son récit est ici servi par une recherche généreuse et une écriture précise. Shatz nous emmène de son enfance au sein d’une famille bourgeoise en Martinique aux années d’études de médecine en France, avant de détailler sa pratique de la psychiatrie en Algérie, qui se double rapidement d’une carrière de militant pour le FLN, d’abord en Algérie puis à Tunis et dans plusieurs autres pays d’Afrique. À chaque étape, l’auteur propose une contextualisation en finesse des différents mondes que Fanon traverse, proposant des résumés utiles de sujets aussi divers que le développement de la psychiatrie institutionnelle ou la décolonisation du Congo belge.
Le plus souvent, Shatz nous les propose à travers l’échelle individuelle, par des portraits croisés. On croise ainsi une galerie de personnages autour de Fanon, depuis un intellectuel antillais comme Aimé Césaire, jusqu’aux existentialistes comme Jean-Paul Sartre, aux psychiatres comme Octave Mannoni et François Tosquelles, on encore à d’autres soutiens du FLN comme Adolfo Kaminsky. Ce qui intéresse Shatz est avant tout de croiser les personnes et les débats d’idées, pour faire revivre un monde en plein bouillonnement dans les années 1950. Le livre forme donc une bonne introduction, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, à ce monde d’après la Deuxième Guerre mondiale, quand certains ont tenté d’aboutir à une nouvelle compréhension de l’être humain.
L’ensemble indissoluble de la vie de Fanon
Si certains de ces personnages sont bien connus, même le connaisseur découvre certains moments surprenants. Ainsi, l’expédition de Fanon au Mali pour le compte du FLN en 1960, afin d’obtenir l’ouverture d’un nouveau front sud dans la guerre d’indépendance algérienne, est un des moments forts de l’ouvrage. Si l’épisode fut peu fructueux, on suit Fanon sur le terrain, s’embourbant dans le delta intérieur du Niger vers Gao, bien loin de son bureau et de sa blouse de médecin.
Un des partis pris de l’auteur est aussi d’insister sur les aspects multiples du travail de Fanon : sa pratique clinicienne de la psychiatrie, ses activités de responsable politique, ainsi que les aspects littéraires de son écriture. La secrétaire de Fanon, Marie-Jeanne Manuellan, que Shatz a rencontrée, est un des personnages centraux du livre. Elle aussi insiste sur cet « ensemble indissoluble ». Le propos redonne ainsi corps à la complexité foisonnante du personnage, trop souvent réduit à un théoricien.
De ce point de vue, Shatz s’appuie sur des travaux existants, et notamment sur un travail qui a marqué un véritable tournant dans les études sur Fanon : la publication par Jean Khalfa et Robert Young de textes jusqu’ici inédits de Fanon sous le titre d’Écrits sur l’aliénation et la liberté en 2015 [2]. Alors que Fanon est trop souvent, comme le note Shatz, réduit à sa dernière œuvre, Les Damnés de la terre (1961), et surtout au premier chapitre de celui-ci sur la violence, la publication de ces écrits épars, allant de pièces de théâtre aux articles pour le journal du FLNEl Moudjahid ont permis de découvrir un Fanon plus personnel, et plus complexe, et surtout un grand praticien et théoricien de la psychiatrie.
Fanon contre ses lectures étatsuniennes
Adam Shatz n’est pas universitaire, et propose donc une synthèse vivante et accessible. Parfaitement documenté, cet ouvrage se lit moins un comme travail de recherche primaire que comme une intervention à portée politique dans le paysage intellectuel actuel – pourquoi, sinon, nous proposer un nouveau livre sur Fanon, après celui de Macey et tant d’autres, dont son portrait par une de ses anciennes collaboratrices, Alice Cherki [3] ? Shatz prend pour cible certaines lectures de Fanon qu’il juge erronées, notamment aux États-Unis. Il évoque au cours de l’ouvrage ceux qui font de Fanon un « champion de l’identité noire » (p. 81-82), ces « fanoniens contemporains, qui préfèrent son analyse de l’oppression antinoire et son panafricanisme » (p. 117). Dans l’épilogue notamment, on comprend que l’auteur s’en prend au « type d’essentialisme racial qui, au cours des dernières années, est devenu un lieu commun du progressisme états-unien. »
Ces adversaires, cependant, ne sont pas nommés par Shatz et leurs arguments sont à comprendre en filigrane. Du moins mentionne-t-il brièvement, dans l’épilogue, l’afropessimisme de Frank Wilderson (p. 420), courant de pensée qui perçoit la condition noire de manière profondément ontologique et donc ne croit pas à une possible transformation de cette condition raciale. Une telle interprétation mène ainsi à une lecture de Fanon qui évacue toute la portion algérienne et révolutionnaire de sa vie pour ne faire de lui qu’un théoricien pessimiste. Le propos d’Adam Shatz tend cependant à accumuler les personnalités et détails narratifs, privilégiant une argumentation implicite qui laisse parfois incertain quant à l’identité exacte de ceux que vise l’auteur.
Il est certain que le débat intellectuel étasunien tend à réduire les problématiques raciales dans le monde au prisme de l’histoire particulière d’un pays. Aux États-Unis, Fanon peut ainsi être lu à l’aune d’un seul prisme : celui qui a diagnostiqué le problèmes Noir pour y proposer un remède. Ainsi, semble nous dire Shatz, serait évacuée en grande partie la complexité de Fanon. Ses liens profonds avec l’existentialisme français métropolitain d’abord, mais surtout son engagement pour un pays étranger à lui, l’Algérie. Pays où la majorité des habitants ne se percevaient pas comme Noirs, différence qui n’a pas empêché une solidarité cruciale de se former pendant la révolution algérienne. Dans un contexte anglophone, le prestige intellectuel de Fanon et de la Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo sont inversement proportionnels à la connaissance du Maghreb. Bien souvent, en anglais, l’Algérie, si tant est qu’on en parle, figure comme une sorte de métaphore plutôt qu’un territoire réel peuplé d’habitants. Elle partage en cela le destin d’une autre révolution paradigmatique contre la colonisation française, Haïti.
Vers une analyse mondiale des formations raciales
Mais les lectures étatsuniennes de Fanon, et leur difficulté à comprendre différentes formations raciales de par le monde s’avèrent symptomatiques d’une question bien plus vaste et plus structurelle qui traverse la vie de Fanon : comment articuler des situations raciales dans des contextes différents pour en faire une analyse commune ? C’est en quelque sorte le projet de sa vie.
Fanon commence par un premier déplacement en passant des impensés raciaux de la société martiniquaise à sa brutale réalisation de sa propre condition noire en métropole. Là naît sa première théorisation, celle de Peaux noires, masques blancs (1952). Ensuite, dans la découverte d’autres sociétés en Afrique du Nord puis de l’Ouest, ces nouveaux déplacements introduisent de nouvelles réflexions, celles des Damnés de la terre. Au cours de ce périple, Fanon rencontre de multiples formes de racisme. Par exemple, comme le note Shatz, dans une société française d’après-guerre où la question de l’antisémitisme est dominante, Fanon croise nombre d’intellectuels Juifs qui sont victimes de racisme sans être colonisés. Surtout, Fanon croise le racisme anti-noir des Maghrébins, d’abord pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis régulièrement en Algérie et en Tunisie. La question du rapport entre le racisme anti-noir et d’autres formes de racisme ne se pose pas qu’aux États-Unis, et Fanon ne l’ignorait pas.
Malheureusement, cette question du racisme interne au Maghreb ne fait l’objet, dans le livre de Shatz, que d’une note de bas de page (p. 230). Or, elle est un exemple parmi d’autres des nombreuses questions que suscite Fanon hors du contexte des États-Unis. Elle ressurgit à l’heure actuelle, par exemple, dans des débats sur la place du racisme anti-noir dans les sociétés maghrébines, où Fanon a passé une bonne partie de ses années les plus productives, qui ressurgissent dans le cadre d’une actualité violente [4].
Adam Shatz nous invite à ne pas lire Fanon comme une bible. Par cette injonction salutaire peut se dessiner une meilleure compréhension de toute sa richesse littéraire et du contexte changeant qui entoure ses écrits, plutôt que d’y voir des prophéties. Toutefois, sortir Fanon de son autel n’implique peut-être pas seulement de retrouver l’homme derrière l’icône, mais rend aussi nécessaire de penser notre présent racial, et de trouver de nouveaux cadres politiques à l’échelle mondiale aptes à générer des actions contribuant à notre émancipation collective. De ce point de vue, pour dépasser les lectures étroites de Fanon désignées par Shatz, l’approche biographique qui participe aux guerres d’appropriation autour d’un seul homme ne peut être qu’un début, et non une clé d’interprétation actuelle des formations raciales.
Adam Shatz, Frantz Fanon. Une vie en révolutions, Paris, La Découverte, 2024, 512 p., 28 €.
Arthur Asseraf, « Fanon décanonisé »,
La Vie des idées
, 20 décembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Fanon-decanonise
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Pour la version française, David Macey, Frantz Fanon : une vie, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, Paris : La Découverte, 2011.
[2] Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté, réunis et avec introduction par Jean Khalfa et Robert Young, Paris, La Découverte, 2015.
[3] Alice Cherki, Frantz Fanon : portrait, Paris, Seuil, 2000.
[4] Afifa Ltifi, ‘Disarticulating blackness or the semantics of (anti)blackness in Tunisia’, Project on Middle East Political Science. Maha Abdelhamid, ‘La lutte contre le racisme anti-noir dans le monde arabe doit rester un plébiscite de tous les jours’, 22 Mars 2024. Inès Mrad Dali, ‘Minorités noires et esclavage au XIXe siècle dans l’historiographie du Maghreb’, Naqd, 2014, 2 :3, 147-172. M’hamed Oualdi, « Commémorer l’abolition de l’esclavage en Tunisie. Les droits des citoyens noirs et l’histoire des esclaves d’origines européennes », Esclavages & post-esclavages/Slaveries & Post-Slaveries, n° 4, 2021.