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© Astrid Chabrat-Kajdan, Photographie argentique, Théâtre National Palestinien, Jérusalem, 2018

Essai International

Faire du théâtre en Palestine


par Astrid Chabrat-Kajdan , le 31 janvier


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S’il s’est professionnalisé et développé depuis les années 1970, le théâtre palestinien bénéficie du soutien économique et logistique de l’Europe, lequel a des conséquences esthétiques et politiques.

Les liens qui unissent la scène théâtrale palestinienne à la scène européenne ont une dimension à la fois historique et historiographique, qui met en question la pratique de l’art théâtral en elle-même en Palestine ; une dimension économique et politique, qui circonscrit la dépendance de la Palestine vis-à-vis de l’Union européenne (UE) et qui structure le champ théâtral tant dans son organisation que politiquement ; une dimension coopérative et collaborative, qui comprend l’alliance concrète des Européens et des Palestiniens en tant qu’individus sur la scène artistique. Au regard de la situation politique de la Palestine sur la scène internationale, le rapport de forces qui structure cette relation est indiscutable. En revanche, il ne se présente pas sans ambivalence et complexité, comme s’attache à le démontrer le présent article, fruit d’un travail de terrain mené de manière croisée entre l’Europe et les Territoires palestiniens entre 2016 et 2022.

Les croisades du théâtre européen

L’introduction du théâtre européen s’est faite dès le XIXe siècle dans l’ensemble des pays du Proche et du Moyen-Orient, puis du Maghreb. Ce processus d’importation compte plusieurs étapes : la présence française lors de l’expédition militaire de Bonaparte en Égypte, les missions chrétiennes en Syrie, la colonisation française au Maghreb. Dans l’autre sens, les voyages effectués par des habitants de ces régions en Europe, où ils ont découvert le théâtre européen et l’ont transmis à leur retour, peuvent aussi constituer un vecteur d’importation. Par la suite, les tournées de troupes égyptiennes qui pratiquaient le théâtre à l’européenne ont contribué à perpétuer sa diffusion dans d’autres pays de la région. Au Machrek, la période de la Nahda – que l’on peut traduire par « essor », « mouvement » ou « renaissance » –, coïncidant avec les expéditions militaires de Bonaparte, a participé de manière décisive à la diffusion du théâtre européen.

Selon le chercheur Ahmed Cheniki, dans le cadre de la Nahda qui peut être comparée à une européanisation de la culture, le théâtre « fut adopté dans des conditions particulières caractérisées par une certaine fascination de l’Occident au Machrek, au point de susciter une forte inspiration « du modèle européen ». Ce discours pro-européen a, entre autres, facilité au sein de cette région l’adoption et la réception des formes artistiques européennes, dont l’art théâtral. Cette admiration a donné lieu à un important mouvement de traduction d’œuvres, en grande partie françaises – de « Hugo, Dumas, Bernardin de Saint-Pierre, Molière, Rousseau ». Par ailleurs, l’accueil et l’engouement pour la culture et le théâtre européens ont provoqué dans l’ensemble des pays de ces régions une forte marginalisation, voire le rejet des formes artistiques et des cultures locales, considérées parfois comme « rétrogrades » [1]. Au Machrek, on peut notamment citer les formes rituelles liées soit à la religion (ou à défaut, aux divinités), soit à la fête ; les formes médiévales (clowns, mimes, etc.) et le divertissement de cour (poésie chantée et/ou mimée, spectacles comiques, etc.) ; l’art du conteur (el-hakawati) ; le khayâl (forme d’art vivant) puis le khayâlzil (théâtre d’ombres) ; la maqâma (vers et/ou prose mimés, chants, danses). Depuis l’Europe, l’intérêt pour les formes de spectacle des pays arabes se développe au XIXe siècle, parallèlement aux processus d’importation du théâtre sous sa forme européenne dans les pays du Machrek. Le fait de considérer les formes spectaculaires arabes uniquement à partir du moment où elles incorporent une forme théâtrale étrangère – européenne – atteste la dévalorisation voire la négation des formes locales. À l’épreuve de l’européocentrisme et du regard colonial, les formes locales sont discréditées parce qu’elles ne répondent supposément pas à la conception du théâtre forgée depuis l’Europe, centrée sur le texte et excluant les formes de l’oralité prégnantes dans les pays arabes.

L’histoire particulière du théâtre palestinien s’inscrit dans l’histoire culturelle palestinienne, dans le contexte de sa perpétuelle remise en cause. Comprendre l’histoire culturelle palestinienne est vain, selon Farouk Mardam-Bey, si l’on ne prend pas en compte « la négation radicale dont les Palestiniens ont été l’objet » et leur lutte « pour préserver leur identité nationale arabe et palestinienne » [2]. L’histoire du théâtre en Palestine cristallise les enjeux et les défis posés par la fréquente négation de la Palestine et de ses habitants. Des artistes de théâtre vont jusqu’à revendiquer une absence totale d’histoire et de tradition théâtrale locale [3] – tout phénomène théâtral serait donc le fruit d’une importation européenne –, voire à regarder aujourd’hui leur théâtre avec un regard dépréciatif [4] et à développer « un sentiment d’infériorité » [5]. Ce schéma peut avoir tendance à cantonner les praticiens de théâtre de Palestine en situation subalterne par rapport aux praticiens européens.

L’émergence et le développement de l’activité théâtrale en Palestine sont déterminés par les événements historiques et politiques. Ainsi, selon Reuven Snir, les années qui suivent la Première Guerre mondiale, celles qui suivent la naissance de l’État d’Israël et la Nakba, et celles qui suivent l’invasion de 1967, constituent des marqueurs temporels forts pour écrire l’histoire du mouvement théâtral palestinien. Après la Première Guerre mondiale, l’influence de la culture égyptienne – tant dans le domaine de la littérature, du cinéma que du théâtre, grâce aux tournées des troupes dramatiques égyptiennes – participe à alimenter un « renouveau culturel ». Dans ce contexte, l’activité théâtrale émerge, mais reste pratiquée exclusivement dans les clubs, les écoles et les universités. Il existe cependant plus d’une trentaine de troupes avant 1948. Les textes montés ne sont que rarement des textes originaux locaux, ils sont soit issus de la littérature arabe, soit du répertoire classique européen – Molière, Shakespeare, Racine, et Corneille principalement. C’est au cours des années 1970, après l’invasion israélienne de 1967 et la réunion des Palestiniens à la suite de l’annexion de Jérusalem et de l’occupation de l’ensemble du territoire que l’on peut décréter la naissance d’un théâtre palestinien professionnel. La création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1964 a joué un rôle dans l’encouragement « des activités culturelles visant au renforcement de la conscience palestinienne » [6]. Les troupes qui naissent au début des années 1970 présentent plusieurs particularités par rapport aux troupes antérieures : les textes mis en scène sont majoritairement le fait de dramaturges palestiniens ; les praticiens de théâtre « s’identifient eux-mêmes en tant que mouvement » [7] ; enfin, le dialecte palestinien commence à être utilisé dans les pièces, signalant la fin de l’arabe classique. Mais c’est véritablement au début des années 1980 que le processus de professionnalisation du théâtre palestinien se concrétise avec la création du premier lieu-théâtre. La compagnie El-Hakawati (« Le conteur ») établit en 1984 dans les murs d’un ancien cinéma incendié à Jérusalem un théâtre destiné à la création et à l’accueil du public. Cette compagnie a exercé un rôle fondamental dans la professionnalisation du théâtre et la pérennisation de ses activités. En dépit de son esprit collectif, elle est dirigée par une figure centrale : un Français devenu Palestinien, François Abu Salem (1957-2011), né François Gaspar. L’itinéraire d’Abu Salem est caractérisé par des allers-retours entre la Palestine et l’Europe. Sa formation au Théâtre du Soleil ainsi que son réseau dans le champ théâtral français ont à la fois nourri son travail – méthodes, esthétiques, répertoire – et contribué à la visibilité de la compagnie El-Hakawati hors de la Palestine. Le travail pionnier de cette compagnie continue de nourrir la scène palestinienne actuelle.

En Palestine, les liens entretenus avec le théâtre européen sont donc nombreux et de plusieurs ordres – structurels, organisationnels, esthétiques. L’hégémonie du théâtre européen crée un rapport de forces qui préexiste en fin de compte à la pratique même du théâtre en Palestine.

L’Union européenne (res)source de l’activité théâtrale

L’action de l’Union européenne et des pays membres pour la Palestine se formalise avec les Accords d’Oslo, signés en 1993 à Washington par Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, et Yasser Arafat, président de l’OLP. Amorçant le processus de paix, ils mettent un terme à l’intifada – le soulèvement du peuple palestinien de 1987. Leur objectif initial est la création en cinq ans d’un État palestinien indépendant. Le processus échoue, comme le révèle l’intifada Al Aqsa ou deuxième intifada (2000-2005) : les Accords d’Oslo ne sont pas en mesure de mettre fin à l’occupation israélienne. En dépit de ce constat, ils modifient profondément la société palestinienne – création de l’Autorité palestinienne, fragmentation du territoire et répartition des juridictions en trois zones (A, B, C), marginalisation de la ville de Jérusalem... Ces conséquences contreviennent à la possibilité d’une économie, et donc d’une autonomie palestinienne, et elles entravent les conditions mêmes de l’activité théâtrale. La communauté internationale, avec l’UE en tête de file, prend depuis en charge le coût de l’occupation et perfuse la société palestinienne, y compris son secteur culturel, dont l’activité théâtrale. Les sommes considérables injectées par les bailleurs de fonds s’inscrivent d’abord dès 1993 dans le processus de paix. Quand son vernis s’effrite, l’aide internationale se régularise, devient une condition de la survie et du développement de la société palestinienne et répond donc à une logique d’assistance. Peu après la mise en place de l’Autorité palestinienne, des ministères sont créés, dont un ministère de la Culture en 1994. Un employé est responsable de l’activité théâtrale, mais le ministère n’est pas pourvu d’un département « théâtre ». Les ressources du ministère de la Culture sont minces puisqu’elles s’élèvent environ à 150 000 euros par an. Ce montant ne permet que la distribution d’aides financières peu importantes et disséminées ici et là. La juridiction du ministère est aussi limitée, puisque les accords bilatéraux l’empêchent de financer des artistes et des institutions palestiniennes à Jérusalem, administrée par Israël.

Ces obstacles impliquent, tant pour le ministère que pour les artistes et les organisations culturelles, de se tourner vers les financeurs européens. Le premier est alimenté par des fonds européens et se fait outil de redistribution de l’aide : le Palestinian Cultural Fund (PCF), qui s’élève à 1, 200 000 euros, est le fruit d’une dotation de la Norvège. Pour les artistes et les organisations, la période qui suit les Accords d’Oslo incarne de nouvelles possibilités financières qui permettent au secteur de se développer. Par ailleurs, les financements s’insèrent dans des logiques précises et leur attribution répond à des critères stricts. Pour obtenir ces financements, les théâtres palestiniens doivent s’enregistrer comme ONG palestinienne. Le cadre auquel ils doivent se soumettre est le même que celui de l’ensemble des ONG palestiniennes : manier l’anglais ; comprendre et utiliser le champ lexical et la méthodologie des bailleurs, ce qui implique une maîtrise technique et des compétences spécifiques ; présenter des rapports précis ; planifier à long terme ; prouver la pertinence des objectifs fixés et leur faisabilité ; créer de nouveaux postes comme « responsable des partenariats internationaux » ou « conseiller en financement » [8]. L’objectif est littéralement de rendre des comptes aux donateurs et surtout de montrer patte blanche pour en attirer de nouveaux. Il faut aussi se différencier et revendiquer ses spécificités par rapport aux autres organisations théâtrales, en un mot faire de nouvelles offres pour répondre à la demande concrète ou anticipée des donateurs.

Les théâtres palestiniens sont confrontés à des conditions qui peuvent également revêtir un caractère politique, ciblant directement leurs activités artistiques. Les bailleurs de fonds allouent des aides financières en fonction d’objectifs politiques parfois flous. En effet, cette assistance oscille toujours entre le domaine économique et politique. Entre 1993 et les années 2000, les financements étaient orientés vers la promotion du processus de paix, soutenant ainsi des projets de « coexistence » réunissant Israéliens et Palestiniens, notamment à travers des collaborations sportives, culturelles et artistiques. Avec l’échec du processus de paix qui plonge les donateurs dans une impasse, on observe un changement d’orientation de l’aide, passant de la promotion de la paix à celle de la démocratisation de la société palestinienne [9]. Les donateurs soutiennent désormais des projets de « développement » et des initiatives « citoyennes ». Ces projets soulignent l’impératif de neutralité. Selon la chercheuse palestinienne Hala Nassar, les projets théâtraux peuvent se soumettre à la neutralité en se concentrant sur des problèmes quotidiens et des oppressions spécifiques comme les questions de genre et d’écologie sans aborder les racines de l’occupation [10]. Depuis Oslo, on observe un changement de vocabulaire dans la communication des théâtres, privilégiant des termes tels que « société civile », « solidarité », « démocratie », « autonomisation » et « empathie », malgré les références directes à l’occupation et à la colonisation.

Enfin, les conditions politiques de l’Union européenne qui régissent l’activité théâtrale depuis Oslo évoluent et se durcissent au point de sonner la fin de la période de financements qui s’est étendue de 1993 à 2019. À la fin de l’année 2019, l’UE ajoute une clause [11] aux financements qu’elle octroie aux ONG – y compris aux théâtres : « L’article 1.5, qui a été introduit dans les contrats conclus entre l’UE et des ONG en 2019, stipule que les bénéficiaires de subventions doivent s’assurer qu’aucun fonds n’ira à des groupes répertoriés comme organisations terroristes ». Or, la liste noire appelée « liste des mesures restrictives de l’UE » regroupe des partis politiques tels que le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP). Pour obtenir une subvention de l’UE, les théâtres doivent donc signer la clause intégrée aux « conditions générales applicables aux contrats de subvention pour les actions extérieures financées par l’Union européenne », au moment où ils candidatent. C’est le refus de signer qui rend la candidature inéligible [12]. Depuis, d’autres agences ou organisations étatiques s’affilient à la nouvelle exigence du bloc des 27. Ce qui est alors concrètement demandé aux ONG, c’est de vérifier et de contrôler leurs éventuels collaborateurs, mais aussi les bénéficiaires des actions de tous types qu’elles mènent. Pour les théâtres, ce sont donc tant les participants aux actions de médiation, de formation, de pratique artistique que les publics qui sont visés. Comme le souligne Iman Aoun, directrice du Théâtre Ashtar de Ramallah, ces conditions « démolissent vraiment la lutte, le combat de notre peuple et le droit de lutter » [13]. Dans le contexte particulier de l’occupation de la Palestine, l’incrimination des populations palestiniennes est inconcevable pour la majorité des acteurs du champ et de « la société civile dans son ensemble », qui s’opposent à cette condition. En conséquence, les organisations sont privées des fonds de l’UE, leur « principale donatrice ». Les théâtres sont nombreux à perdre certains de leurs employés, à l’instar du Théâtre Ashtar situé à Ramallah et du Freedom Theatre, qui passent « de dix employés à trois » [14]. Les conditions politiques auxquelles les théâtres palestiniens sont soumis évoluent donc de la condition de neutralité à la criminalisation de la lutte.

L’UE et les pays membres qui suivent ces exigences exercent un rôle économique et politique ambivalent pour le théâtre en Palestine : en tant que principaux contributeurs, ils permettent la naissance de projets artistiques et ont de fait participé à la professionnalisation du théâtre. Les conditions politiques contreviennent quant à elles à la libre expression des enjeux palestiniens, telle que la lutte contre l’occupation et pour la libération nationale.

Des coopérations aux collaborations européo-palestiniennes

Depuis le début des années 1990 et parallèlement aux nouveaux paradigmes d’Oslo, les formes de coopération et de collaboration se multiplient entre l’Europe et la Palestine. Nous distinguons la coopération de la collaboration comme suit : la coopération engage plusieurs entités dans un objectif commun qui facilite l’activité théâtrale. La collaboration théâtrale engage des institutions et/ou individus dans un travail collectif pour la création d’une œuvre. La coopération accompagne l’activité théâtrale palestinienne, là où la collaboration est une de ses composantes. Reste à se demander si le fait de travailler ensemble dans un objectif commun permet de s’affranchir du rapport de forces qui agit conformément à la situation de dépendance économique et politique de la Palestine.

En termes de coopérations, les instituts culturels des différents pays européens – tels que l’Institut Français, le British Council, le Goethe Institut, le Centre danois pour la culture et le développement… –, acteurs de la diplomatie culturelle, sont densément implantés sur le terrain palestinien. Cela s’explique bien sûr par les enjeux diplomatiques qui unissent la Palestine à l’Europe : en l’absence de solutions politiques concrètes, la démocratisation de la société palestinienne passe par le soft power de la culture. Le (sur)nombre et la (sur)présence des donateurs formalisent la mission suivante : pallier l’échec politique de la résolution du conflit israélo-palestinien et accompagner la société palestinienne en dépit de l’occupation. Pour cette raison, on peut considérer que ces instituts redoublent les positions officielles des États qu’ils représentent : ils ne seraient que des agents de la pacification de la situation ; et, si ce n’est de la reproduction du rapport de forces, au moins de son entretien. Pourtant, leur rôle et leur investissement sur le territoire fragmenté a une portée non négligeable, et même primordiale pour l’activité théâtrale. Si la promotion de la langue et de la culture de leurs pays respectifs tient une place de premier ordre dans les initiatives mises en place, ces instituts et centres soutiennent des événements et des projets locaux, comme les festivals de marionnettes, de danse ou de la culture palestinienne. Ils ne possèdent pas de lieux-théâtres et ne sont donc pas en mesure de participer au réseau programmatique palestinien, tout comme ils ne distribuent que très rarement des fonds directement à la production de pièces. En revanche, ils contribuent en termes logistiques, organisationnels, financiers aux collaborations d’artistes issus de leur pays avec des artistes palestiniens, tout comme à la circulation des œuvres et des artistes palestiniens dans les différents pays dont ils sont originaires. En cela, ils peuvent être vus à la fois comme des soutiens, des intermédiaires et des catalyseurs de collaborations européo-palestiniennes.

Les réseaux internationaux remplissent ces mêmes fonctions. Mais ils ne sont pas implantés sur le territoire. En partis créés et/ou alimentés par l’Union européenne, ils rassemblent des artistes et des organisations du monde. En cela et au regard de la situation particulière de la Palestine, la participation d’acteurs culturels palestiniens à ces réseaux les inclut dans le champ du spectacle vivant et participe de leur dé-marginalisation de la scène internationale. Ils incarnent d’abord une mise en relation qui permet la découverte, le débat, le conseil, la formulation d’idées et de craintes. Ces réseaux sont un endroit de défense des droits du champ et d’élaboration en termes de politiques culturelles. Eux aussi, promeuvent et accompagnent les circulations d’œuvres et d’artistes et les collaborations. Les deux principaux pour le champ théâtral palestinien sont l’IETM (International network for contemporary performing arts) et le réseau de la Fondation Anna Lindh. Parce qu’ils mettent en relation – comme leur définition l’indique – des acteurs culturels, ils permettent à l’inverse des instituts culturels de se soustraire des enjeux diplomatiques.

Les collaborations théâtrales se divisent en deux grandes catégories structurantes : la formation et la création. Pour mesurer le rapport de forces qui les sous-tend, il faut déterminer la part de co – collectif, commun –, quantifier le degré de partage du travail, et donc des assignations et du crédit qui lui sont attachés, entre partie européenne et partie palestinienne. En Palestine, la formation aux métiers du théâtre est imbriquée avec la scène européenne. Les universités palestiniennes ne sont pas dotées de départements d’arts du spectacle et ne délivrent donc pas de diplôme dans ces disciplines. Pour se former, les jeunes artisans du théâtre ont alors comme possibilité d’effectuer leurs études à l’étranger, ce qui arrive fréquemment, et les pays européens remportent de loin les suffrages. Il est possible aussi pour les Palestiniens résidents de Jérusalem d’intégrer une école de théâtre diplômante israélienne, mais en plus de représenter un important défi social étant donné le contexte d’occupation, parler l’hébreu est indispensable. En Palestine, ce sont les cinq théâtres les plus professionnels enregistrés comme ONG qui ont alors pris en charge la formation des générations d’artistes à venir dès le début des années 1990. Ainsi, le Théâtre Ashtar, le Théâtre Al-Kasaba localisés à Ramallah, le Théâtre Al-Harah à Beit Jala près de Bethléem, le Freedom Theatre situé dans le camp de réfugiés de Jénine au nord de la Palestine et le Théâtre National Palestinien El-Hakawati (TNP), seul théâtre palestinien de Jérusalem, proposent chacun une formation théâtrale. Elles s’organisent différemment en fonction des théâtres : stages intensifs ponctuels, cours extrascolaires, formations longues de deux ou trois ans. Or, quelles que soient les modalités, institutions et artistes européens prennent part à la formation ; ils y sont parfois même nécessaires. Pour faire valoir le grade de licence aux formations certifiantes des théâtres, la condition est de nouer des partenariats avec des universités étrangères. Seule l’école du théâtre Al-Kasaba, la Drama Academy, a délivré un diplôme équivalent à une licence par le biais du partenariat qui liait ce théâtre à l’Université Folkwang d’Essen en Allemagne. Quand le partenariat avec l’université allemande a pris fin, le diplôme n’a plus été reconnu par le ministère de l’Éducation palestinien et la Drama Academy a fermé, faute de financements. En Palestine aujourd’hui, aucun diplôme dans le domaine du théâtre ne confère donc un grade reconnu à l’extérieur du pays. Dans le contenu des formations, la présence européenne est partout, qu’il s’agisse de la proportion de pièces européennes comme prérequis pour la certification des étudiants [15], ou de l’appui nécessaire d’un réseau européen pour obtenir des financements. Parfois même, la direction de l’ensemble de la formation est assurée par un artiste européen, comme dans le cas de l’artiste portugaise Micaela Miranda qui a dirigé l’école du Freedom Theatre jusqu’en 2017. Enfin et surtout, des artistes européens dispensent des ateliers de pratique à dominante technique qui sont constitutifs des formations et en représentent une part non négligeable. Les ateliers ou workshops sont la forme de collaboration la plus répandue et répondent au principe de transmission, dans une approche humanitaire, alignée sur les perspectives d’assistance et de développement. Surtout, cette transmission est unilatérale : les ateliers, principalement conçus pour former techniquement des artistes européens et dirigés par des artistes palestiniens en Palestine ou en Europe, restent exceptionnels. La technique théâtrale s’impose comme l’apanage de l’Europe.

Du côté de la deuxième catégorie de collaboration, la création, les liens avec la scène européenne ne tarissent pas. Les pièces qui comprennent une équipe artistique et technique à la fois européenne et palestinienne et qui sont alors qualifiables de cocréations structurent le paysage théâtral palestinien. Depuis les années post-Oslo, les cocréations sont croissantes au point de représenter la plus grande part de la production professionnelle. C’est-à-dire concrètement que la majorité des pièces palestiniennes est partagée et cosignée avec des artistes européens. Cette proportion s’explique par plusieurs raisons : les cocréations incarnent d’abord une stratégie des théâtres palestiniens pour parvenir à (co)produire puisque l’institution et/ou les artistes partenaires contribuent à l’aspect financier de la création. Elles dépassent aussi les possibilités des seuls financements européens en termes de visibilité acquise à l’extérieur de la Palestine et d’inscription dans le champ mondialisé du spectacle vivant puisque les pièces cocréées circulent plus – nombre de dates, longévité des tournées – et mieux – programmation sur les scènes institutionnelles européennes. Pour cela, les cocréations jouent un rôle déterminant dans le développement des théâtres palestiniens et parfois même pour leur survie. En somme, la cocréation est en amont d’une aventure d’élaboration collective, une condition pour les théâtres professionnels ou qui tendent à se professionnaliser. Le poids de la cocréation indique alors déjà la prégnance de l’asymétrie entre artistes européens et palestiniens. L’étude des pièces cocréées le confirme : Not About Pomegranates (2001) de David Greig par Rufus Norris, en partenariat avec le Théâtre Al-Kasaba ; 48 Minutes For Palestine (2010) de et par Mojisola Adebayo, en partenariat avec le Théâtre Ahstar ; Al Nakba (2011) de et par Steve Lambert, en partenariat avec le Théâtre Al-Harah ; Antigone (2011) de Sophocle mis en scène par Adel Hakim en partenariat avec le Théâtre National Palestinien (TNP), The Metamorphosis (2011) de Kafka par Pietro Florida, en partenariat avec le Théâtre Al-Harah ; Richard II (2012) de Shakespeare par Conall Morisson, en partenariat avec le Théâtre Ashtar ; Shakespeare Sisters (2013) de et par Pietro Florida, en partenariat avec le Théâtre Al-Harah ; Des Roses et du Jasmin (2015) de et par Adel Hakim, en partenariat avec le TNP, This Flesh is Mine (2014) de Brian Woolland et par Michael Walling, en partenariat avec le Théâtre Ashtar ; When Nobody Return (2016) de Brian Woolland et par Michael Walling, en partenariat avec le Théâtre Ashtar. La distribution des fonctions et des rôles révèle systématiquement un déséquilibre entre la partie palestinienne et la partie européenne. Les textes proviennent soit du répertoire européen, soit d’une écriture contemporaine signée par un auteur européen ou par le metteur en scène impliqué dans la cocréation. La fonction de metteur en scène est invariablement confiée à un professionnel européen. L’attribution exclusive des rôles de direction, forts d’autorité créative, à la partie européenne, témoigne d’un déséquilibre persistant dans les collaborations théâtrales entre l’Europe et la Palestine. Ainsi, le concept même de cocréation, impliquant une élaboration et une création conjointes, est compromis. L’examen de la répartition des autres fonctions faisant autorité créative telles que dramaturge ou scénographe, révèle qu’elles sont rarement confiées aux artistes palestiniens, ces derniers participant majoritairement en qualité d’interprète. La conséquence de l’asymétrie de ces distributions, en dépit de potentielles répétitions fortement collaboratives, c’est la visibilité réduite et minorée des artistes palestiniens dans le champ mondialisé du spectacle vivant – puisque c’est la partie européenne qui tient les crédits des spectacles, et donc leurs documentations puis leurs archives –, mais aussi la circulation sur les scènes théâtrales d’un narratif avant tout ou exclusivement européen.

Les évènements qui alimentent la relation théâtrale nouée entre l’Europe et la Palestine tiennent de la conjoncture politique qui place l’UE et les pays membres en acteurs du développement de la société palestinienne. Toujours ambivalente si ce n’est contradictoire, l’implication des bailleurs de fonds permet puis contraint, permet puis empêche : la manne financière alimente le secteur culturel et participe de sa professionnalisation, mais soumet les théâtres à des conditions logistiques et politiques strictes jusqu’à la clause de 2019 qui fait concrètement entrave à l’expression de la lutte contre l’occupation et la colonisation. La dimension collaborative de la relation, en tant qu’elle unit des artistes à d’autres est à même de déjouer le rapport de forces. Elle le rejoue pourtant, témoignant du maillage indémêlable qu’elle forme avec la dimension économique et politique. Le théâtre ne se présente pas comme le lieu de l’affranchissement du rapport de forces malgré les valeurs démocratiques et émancipatrices dont on le charge depuis l’Europe, mais bien une des scènes de sa reproduction.

par Astrid Chabrat-Kajdan, le 31 janvier

Aller plus loin

Bibliographie
 Raphaël AHREN, « L’UE déboute une ONG palestinienne refusant de signer la clause anti-terroriste », Times of Israël, 18 juin 2020, consulté le 30 mai 2022.
 Samer AL-SABER, Permission To Perform : Palestinian Theatre in Jerusalem (1967-1993), thèse de doctorat en histoire du théâtre, théorie et critique, Université de Washington, 2013, 209 p.
 Ahmed CHENIKI, Le Théâtre dans les pays arabes, Chronique d’une expérience singulière, prépublication de 2019, HAL, consulté le 15 mars 2021, 404 p.
 Ève FEUILLEBOIS-PIERUNEK, « Le théâtre dans le monde arabe », HAL, 2011, consulté le 13 mars 2021.
 Hala KHAMIS NASSAR, « Conflicting Agendas : Post-Oslo Theatre Caught Between National visions and Western Donors », in The Freedom Theatre, Performing Cultural Resistance in Palestine, Wallin Johanna, Johansson Ola, LeftWord Books, New Delhi, 2018, p.131-163.
 Farouk MARDAM-BEY, « Liminaire », in Palestine : l’enjeu culturel, Circé, Institut du Monde Arabe, Paris, 1997, p. 9.
 Dorothée SCHMID, « Palestine : la problématique de l’aide », Revue Politique étrangère, vol. 3, 2006, consulté le 10 mai 2021.
 Reuven SNIR, « Palestinian Theatre : Historical Development and Contemporary Distinctive Identity », Contemporary Theatre Review, vol. 3/2, 1995, p. 29-73.
 Site internet du Freedom Theatre, The Team, consulté le 10 mai 2021.
 Article 1.5 de l’Annexe II des « Conditions générales applicables aux contrats de subvention pour les actions extérieures financées par l’Union européenne », consulté le 13 décembre 2024.

Pour citer cet article :

Astrid Chabrat-Kajdan, « Faire du théâtre en Palestine », La Vie des idées , 31 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Faire-du-theatre-en-Palestine

Nota bene :

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Notes

[1Ahmed Cheniki, Le Théâtre dans les pays arabes, Chronique d’une expérience singulière, prépublication de 2019, HAL, consulté le 14 février 2024.

[2Farouk Mardam-Bey, «  Liminaire  », in Palestine : l’enjeu culturel, Circé, Institut du Monde Arabe, Paris, 1997, p. 9.

[3Entretien avec Amer Khalil, décembre 2016, TNP, Jérusalem-Est, Israël/Palestine.

[4Entretien avec Amir Nizar Zuabi, 24 novembre 2018, Kiryat Shemona, Israël.

[5Ève Feuillebois-Pierunek, «  Le théâtre dans le monde arabe  », HAL, 2011, consulté le 13 mars 2021.

[6Reuven Snir, «  Palestinian Theatre : Historical Development and Contemporary Distinctive Identity  », Contemporary Theatre Review, vol. 3/2, 1995, p.29-73.

[7Samer Al-Saber, Permission To Perform : Palestinian Theatre in Jerusalem (1967-1993), thèse de doctorat en histoire du théâtre, théorie et critique, Université de Washington, 2013, p. 6.

[8Freedom Theatre, The Team, consulté le 10 mai 2021.

[9Dorothée SCHMID, «  Palestine : la problématique de l’aide  », Revue Politique étrangère, vol. 3, 2006, [En ligne] https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2006-3-page-491.htm, consulté le 10 mai 2021.

[10Hala Khamis Nassar, «  Conflicting Agendas : Post-Oslo Theatre Caught Between National visions and Western Donors  », in The Freedom Theatre, Performing Cultural Resistance in Palestine, Wallin Johanna, Johansson Ola, LeftWord Books, New Delhi, 2018, p.131-163.

[11Voir Article 1.5 de l’Annexe II des «  Conditions générales applicables aux contrats de subvention pour les actions extérieures financées par l’Union européenne  », consulté le 13 décembre 2024.

[12Entretien avec Amer Khalil, samedi 8 octobre 2022, TNP, Jérusalem-Est, Israël/Palestine.

[13Raphael Ahren, «  L’UE déboute une ONG palestinienne refusant de signer la clause anti-terroriste  », Times of Israël, 18 juin 2020, consulté le 30 mai 2022.

[14Entretien avec Marina Barham, 14 octobre 2022, Théâtre Al-Harah, Beit Jala, Palestine.

[15Entretien avec Iman Aoun, 6 octobre 2022, Théâtre Ashtar, Ramallah, Palestine.{}

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