Recensé : P. Barron, A. Bory, S. Chauvin, N. Jounin, On bosse ici, on reste ici ! La grève des travailleurs sans papiers : une aventure inédite, La Découverte, 2011.
Le 15 avril 2008, près de trois cents salariés débutent une grève avec occupation dans la région parisienne. A priori, rien de réellement original, si ce n’est que les travailleurs en question proviennent d’entreprises et de secteurs différents, et surtout ont en commun d’appartenir à la catégorie des « sans-papiers ». Ils ne revendiquent pas l’amélioration de leurs conditions de travail auprès de leurs employeurs, mais la régularisation de leur situation administrative « irrégulière » par les pouvoirs publics. Comme l’écrivent les auteurs, « faire grève, pour obtenir des papiers : le mode d’action comme l’objectif sont classiques, mais leur association est inédite ».
Pas si inédite que cela en réalité, puisque, comme ils le rappellent eux-mêmes, les ouvriers de Margoline, une société de recyclage de papier, avaient déjà mené un mouvement du même type. C’était en mai 1973, quelques mois après l’entrée en vigueur des fameuses circulaires Marcellin-Fontanet ; durcissant considérablement les conditions d’entrée et de séjour des étrangers sur le territoire français, elles avaient notamment mis un terme à la pratique routinière des régularisations d’étrangers sans papiers déjà présents sur le territoire français. Reste que depuis cette période, la question du séjour des étrangers avait été dissociée de celle des conditions d’emploi et de travail dans les mobilisations de sans-papiers, comme si ces derniers avaient intériorisé un découplage artificiel introduit par la décision de suspendre l’ « immigration de travail » le 3 juillet 1974 [1], et d’autoriser le seul « regroupement familial », garanti par le droit international. Cette mobilisation « improbable » – du fait de la faiblesse des ressources des catégories revendicatives – qui marque un « retour du travailleur immigré » [2] a fait l’objet d’une étude menée par le collectif ASPLAN – acronyme formé par les initiales des prénoms de ses membres, quatre sociologues, Anne Bory, Pierre Barron, Nicolas Jounin et Sébastien Chauvin [3] – et une journaliste, Lucie Tourette.
Entre sociologie et journalisme
Leur ouvrage s’inscrit précisément à la croisée de la recherche et du journalisme, s’efforçant de concilier la rigueur méthodologique de la première et l’accessibilité du second. Ce faisant, ils s’inscrivent dans la lignée d’entreprises éditoriales [4] que l’on pourrait qualifier d’ « engagées », qui ont le mérite non seulement d’essayer d’atteindre un public plus large que celui des lecteurs habituels de sciences sociales, fortement dotés en « capital culturel », mais aussi d’éclairer certains angles morts de notre société contemporaine pour alimenter le débat public.
Les auteurs mêlent analyse d’archives documentaires et méthodes ethnographiques, par le biais d’observations variées et d’une centaine d’entretiens avec les parties prenantes du mouvement regroupées en quatre catégories : les grévistes, leurs soutiens associatifs et syndicaux, leurs employeurs et les agents de l’État à différents échelons. Ils proposent ainsi une chronique vivante, entre octobre 2006 – première grève dans la blanchisserie industrielle Modeluxe dans l’Essonne – et octobre 2008 – date à laquelle l’occupation des marches de l’opéra Bastille à Paris est brutalement expulsée vers la Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI), plus discrète, mais lourde de symbole. Loin cependant de se cantonner à un récit factuel, les auteurs ne cessent de replacer celui-ci en perspective pour souligner les multiples contradictions qui le traversent.
Une pièce en plusieurs actes
Après être revenus en introduction sur les récentes évolutions législatives en matière d’immigration et avoir rappelé que l’un de leurs principaux artisans est Patrick Stéfanini [5], les auteurs reviennent sur les premières mobilisations sporadiques qui ont préparé le coup d’éclat du 15 avril 2008. Celles-ci sont provoquées par des changements réglementaires qui compliquent considérablement les techniques de dissimulation sur lequel reposait jusque-là le marché liant les salariés sans-papiers et leurs employeurs. Il n’est plus possible d’affirmer comme avant : « j’ignore que vous me présentez de faux papiers et vous ignorez que je vous exploite » ; les rapports de force entre travailleurs, employeurs et État s’en trouvent modifiés. Ce dernier se trouve alors face à un dilemme : faut-il réprimer l’immigration irrégulière ou pourvoir en main-d’œuvre des secteurs dits « en tension », c’est-à-dire faisant face à des difficultés de recrutement. Sous l’impulsion de Frédéric Lefebvre, alors député et porte-parole de l’UMP, un amendement dote la « loi Hortefeux » du 20 novembre 2007 d’un article 40 autorisant les régularisations exceptionnelles pour les sans-papiers titulaires d’un contrat de travail dans un de ces secteurs identifiés. « Associant utilitarisme et arbitraire » dans la droite ligne de politiques migratoires vieilles d’au moins trois décennies, cet article prévoit cependant que les régularisations seront accordées au cas par cas, et, surtout, que les interlocuteurs privilégiés des préfectures seront les employeurs – plutôt que les associations ou syndicats. L’amendement se révèle en fait à double-tranchant, puisqu’il érige les syndicats en courroies de transmission entre les travailleurs et l’État, et favorise ainsi le recours à la grève.
C’est aussi à cette période que se nouent les premiers contacts entre les travailleurs sans-papiers et leurs soutiens. Les plus importants n’étaient pas nécessairement disposés à s’engager à leur côté, et se trouvent entraînés par les circonstances. Ainsi de Raymond Cheveaux, permanent à l’Union Départementale CGT de l’Essonne, ancien mécanicien à la RATP qui n’avait guère été mêlé aux luttes des sans-papiers. C’est aussi le cas d’employeurs comme Johan Le Goff, jeune patron de trois entreprises qui fédère une trentaine de ses homologues au sein du GERS, le « Groupement des employeurs pour la régularisation de leurs salariés ». La position de ces employeurs évolue au fil des événements comme celle de leurs salariés, dont ils soutiennent à certains moments la grève. Après la première phase, le mouvement va ainsi entrer à l’automne 2009 dans un « acte II » où vont se reconfigurer les positions des acteurs engagés, ainsi que leur répertoire d’action. Aux larges débrayages multi-sites va succéder une « grève nomade » dont le foyer – l’entreprise occupée – se déplace au gré des opportunités.
Des délocalisations sur place
L’identification des métiers en tension constitue l’un des enjeux du conflit. Il faut noter que ceux-ci concernent essentiellement des activités de services « peu qualifiés », ce qui signifie, comme l’ont montré de nombreux sociologues des professions à la suite d’Everett Hughes [6], que les compétences requises de fait de la part des salariés y œuvrant ne sont pas ou peu reconnues. Ces activités, notamment la construction, le nettoyage, la restauration (en cuisine), mais aussi la surveillance et l’« aide à domicile », ont en commun de ne pas être délocalisables et de ne pas exiger de contact direct des salariés avec la clientèle. Toutefois, comme le montre bien Nicolas Jounin à propos du BTP, la pénurie de main-d’œuvre dans de telles branches est, comme dans d’autres [7], le résultat d’une suite de décisions qui y entretiennent bas salaires et mauvaises conditions de travail. Or, plutôt que d’améliorer ces derniers, les principaux employeurs de ces secteurs préfèrent mettre en œuvre de véritables « délocalisations sur place », en recourant pour se couvrir à une sous-traitance en cascade impliquant une myriade de sociétés intermédiaires et d’agences d’intérim [8].
La grève du 15 avril 2008 révèle subitement aux yeux du « grand public » cette interdépendance entre conditions d’emploi et conditions de séjour des étrangers. Elle rompt en même temps l’invisibilité sociale dans laquelle étaient confinés les travailleurs concernés. C’est désormais devant l’arbitrage de cette audience, filtrée par les médias, que vont se dérouler les négociations entre les représentants de l’État, des travailleurs sans-papiers et des employeurs, qui viennent compléter la configuration repérée par Johanna Siméant dans les mobilisations antérieures de sans-papiers qu’elle qualifie de « zone d’interdépendance tactique » [9]. Le répertoire d’actions a pourtant changé, puisqu’il n’est plus question de grève de la faim avec leurs représentations des migrants réduits à leurs corps souffrants, mais d’arrêt de travail avec occupations plus classiques. Il s’agit alors d’exhiber son contrat de travail ou sa feuille d’imposition sur le revenu pour revendiquer la normalité de son insertion dans la société française. On est ainsi passé d’un registre humanitaire à un terrain politique, où est promue une conception de la citoyenneté adossée à la résidence, et plus encore à la participation économique et sociale, à l’opposé d’une citoyenneté légaliste où prime la nationalité.
Les différentes parties en présence sont loin d’être unifiées et traversées de vives tensions. Des options tactiques parfois radicalement opposées s’affrontent, conflits qu’aggravent encore le flou des instructions officielles définissant critères et procédures, parfois par le biais de simples « télégrammes » au statut incertain. Les institutions étatiques sont divisées quant à la marche à suivre, de même que le patronat ; mais c’est également le cas des sans-papiers et de leurs soutiens, comme le révèle l’occupation de la Bourse du travail de mai 2008 à fin juin 2009 et son évacuation musclée par le service d’ordre de la CGT. S’agit-il de revendiquer la régularisation de tous les sans-papiers ou des seuls travailleurs ? De négocier des « régularisations à froid » ou de revendiquer de nouveaux textes par des conflits ouverts ? De considérer les patrons comme des alliés ou des adversaires ? Telles sont quelques-unes des questions qui clivent de manière plus ou moins ouvertes les sans-papiers et leurs soutiens [10], auxquelles s’ajoutent la diversité des secteurs et statuts d’emplois, celle des soutiens mais aussi l’individualisation des produits de la lutte, à savoir les régularisations. Chaque publication d’une nouvelle circulaire, ou à l’inverse un « enlisement » de la grève, invite également à prendre de nouvelles décisions quant à la poursuite du mouvement.
Le poids des incertitudes
Cet exercice de sociologie collective [11] sur le vif a le mérite d’apporter une véritable contribution à la sociologie de l’action collective, en même temps qu’il permet de recadrer le débat public sur les questions d’immigration et de travail. Il montre combien l’analyse dynamique d’une mobilisation permet de mettre en évidence les reconfigurations qu’y entraînent de nouveaux événements. Ceux-ci viennent redéfinir les enjeux en même temps que les positions respectives des participants, certains acteurs y entrant ou en sortant, ce qui s’accompagne d’ambiguïtés, incertitudes, malentendus et conflits de stratégies traversant toutes les parties en présence. Contre une conception trop mécaniste des conflits sociaux qui tendrait à réduire les participants à leurs intérêts matériels immédiats, une telle analyse montre combien la manière dont chacun « définit la situation » joue un rôle décisif dans ses positionnements tactiques. Notons aussi que l’ouvrage représente également une pièce à apporter à la réflexion collective quant à l’engagement des sociologues sur leur terrain, question particulièrement vive pour l’analyse des mouvements sociaux, en particulier quand elle se mène de manière ethnographique [12]. Le parti pris des auteurs en faveur de ceux qu’ils nomment en conclusion les « sous-citoyens qui se lèvent tôt » est difficilement niable ; cela ne les conduit pas pour autant à héroïser ces derniers dont ils soulignent les contradictions avec la même acuité que ceux qui sont autant leurs partenaires que leurs adversaires dans cette configuration que constitue le mouvement. Ils montrent bien notamment comment beaucoup parmi ces derniers semblent résolus à consentir à leur domination économique et à sa reproduction en échange de la régularisation de leur situation individuelle.
Explorant leurs marges, cette enquête contribue aussi aux débats publics par la mise en évidence de l’interdépendance entre définition de la citoyenneté et division du travail. Elle met en évidence les fondements et les contradictions d’une politique que ses auteurs qualifient de « libérale nationaliste », qui, en mêlant laisser-faire économique et renforcement de barrières civiques au sein du marché du travail, favorise de véritables « délocalisations sur place ». Si la situation peut apparaître simple, la résolution de ses contradictions est loin de l’être. Le mouvement, en veille suite à l’évacuation de la Cité nationale de l’immigration après avoir impliqué jusqu’à plus de 2 000 travailleurs sans-papiers, semble loin d’être achevé [13].