À travers l’étude de Saint-Simon, Buchez, Leroux, Fourier et les républicains, cet essai se penche sur la relation entre les doctrines politiques et l’esthétique dans le premier XIXe siècle. La philosophie radicale a eu de profondes répercussions sur l’esthétique et la critique d’art, et vice versa. Quand l’idéologie s’empare de la culture – et échoue à renouveler ses formes.
Recensé : Neil McWilliam, Rêves de bonheur. L’art social dans la gauche française (1830-1850), traduit de l’anglais par Françoise Jaouën, Paris, Les presses du réel, 2007, 495 p.
Ce livre, paru en 1993 chez Princeton University Press et récemment traduit en français, est une contribution essentielle, indispensable même, pour qui veut comprendre la relation entre les doctrines politiques, l’art et l’esthétique dans la première moitié du XIXe siècle. Bien que l’auteur ne présente pas un panorama général de l’ensemble des doctrines (il concentre son propos sur la gauche française entre 1830 et 1850), la qualité de ce travail fait regretter qu’il n’y ait pas, à ce jour, le même type de recherche pour la droite française pendant la même période [1]. L’ouvrage se propose d’examiner « la profonde répercussion de la philosophie radicale sur l’esthétique et la critique d’art de l’époque et les tentations menées pour enrôler l’art au service de la doctrine ». Il va sans dire que ces doctrines sont nombreuses, et l’auteur nous les présente tout à tour : Saint-Simon et le saint-simonisme, Buchez et ses disciples, Pierre Leroux, le fouriérisme et, enfin, l’esthétique républicaine. C’est ainsi l’ensemble de l’histoire politique, de la Restauration à la Deuxième République, dans ses rapports avec l’art (mais pas seulement), qui est exposée. On regrettera, peut-être, qu’il ne soit question que de peinture, parfois de sculpture et d’architecture, et très peu des autres arts comme la musique.
Être l’historien des logiques occultes du désir
L’auteur fait remonter le concept d’art social à Condorcet. « Dans l’encart annonçant son Journal de la société de 1789, publié au cours de l’été 1790, le philosophe appelle de ses vœux l’élaboration d’un « art social », terme qui « désigne l’organisation rationnelle de la vie en collectivité selon les principes de la nature humaine, afin d’assurer le plus grand bonheur possible au plus grand nombre » (p. 5). La thèse du livre est en même temps une démarche méthodologique. Partant du constat que « le concept relativement abstrait [d’art social] inventé par la science politique à la fin du siècle des Lumières est devenu une véritable ambition culturelle », l’auteur montre comment, « dans les années 1830, la notion d’art social prend son essor dans les cercles radicaux », opposés au régime de Juillet mais sur sa gauche. Comme le souligne l’auteur dans une formule bien frappée, « l’idéologie s’empare de la culture qui est enrôlée en faveur d’un nouvel ordre politique » (p. 6).
La démarche utilisée ici est fondamentalement celle du double éclairage. Le politique éclaire l’artistique et l’artistique révèle le politique, l’ensemble étant envisagé dans une démarche archéologique. Les deux, loin d’être juxtaposés ou construits en double miroir, sont mis en système de façon à mettre en évidence des processus évolutifs par interaction d’éléments, agrégation dynamique d’objets :
« L’art social fait partie intégrante de l’histoire sociale du milieu du XIXe siècle, car il fournit un élan décisif à des initiatives radicales en littérature et dans les arts plastique. Il contribue, en outre, à éclairer certains aspects de l’évolution de la théorie politique à un moment crucial de la formation de l’état capitaliste moderne. » (p. 6).
C’est une véritable radiographie des « fondations du progressisme post-révolutionnaire » (p. 6) que nous propose l’auteur dans une approche aussi souple que nuancée. L’auteur « s’intéresse d’abord et avant tout à la relation entre deux types de discours apparemment divergents : la théorie politique et la critique d’art » (p. 6). Tel est le credo de l’auteur : « Seul un regard compréhensif mais critique peut permettre à l’histoire cette signification souterraine et de reconstruire la logique occulte de désir qui fait de ces mouvements bien autre chose que des curiosités marginales dans une société instable et en pleine évolution » (p. 9). Être l’historien des logiques occultes du désir qui construisent la marche des sociétés, quel magnifique programme ! Infiniment plus exaltant que celui de la mise en fiche de données objectives et factuelles qui ne sont jamais interprétées. Il y a ici une prise de risque, un engagement intellectuel qu’il faut souligner.
Une des intuitions fécondes de ce livre est de mettre en évidence le fait qu’« en lançant un appel aux artistes, les théoriciens radicaux leur offraient une sorte de garantie dans un contexte de bouleversement culturel en leur proposant de troquer une survie précaire dans une économie de marché contre la promesse d’un statut prestigieux » (p. 9). On regrettera évidemment que ne soit pas plus développée la question fondamentale de la confrontation des artistes avec l’économie de marché et le renversement de statut qui en découle (le passage d’un statut relativement sécurisé de sujétion, celui du système monarchique des arts, centré sur le mécénat, vers celui d’une liberté, plus prestigieuse et valorisante, mais très fragilisante). La mise en évidence de la mercantilisation de l’art dans la première moitié du XIXe siècle est intéressante, mais il faudrait la traiter avec toute l’ampleur qu’elle exige.
Déclencher l’enthousiasme des masses
L’ouvrage est fondé sur un très vaste corpus de textes dont beaucoup sont inédits et qui permettent à l’auteur, sans jamais perdre de vue ses travaux antérieurs sur le même sujet, de les compléter, voire de les critiquer, tant il est vrai que le foisonnement des doctrines sociales rend leur clarification difficile. S’agissant du projet saint-simonien, Neil McWilliam a bien mis en évidence l’instrumentalisation de l’art et des artistes à des fins de contrôle social, offrant du même coup une réflexion sur l’essence du politique. Une véritable sociologie implicite des États modernes apparaît ainsi en filigrane : conscient du potentiel didactique de l’art, Saint-Simon se méfie du potentiel subversif des artistes. Le rôle de l’art n’est-il pas de contenir les antagonismes de classe dans des limites raisonnables, et la volonté de Saint-Simon d’intégrer les artistes ne vise-t-elle pas aussi à les contrôler ? L’auteur met bien en évidence la sociologie pragmatique, voire cynique, de cet aristocrate d’Ancien Régime à la fois dirigiste, progressiste, oligarchique et visionnaire, de ce cadet de grande maison féodale traumatisé par la Révolution et beaucoup proche de Bonald et de Maistre qu’on ne le pense a priori. On le voit, pour Saint-Simon, l’artiste est autant un manipulateur de sentiments qu’un guide moral dont le rôle est avant tout de « transpose[r] le rationalisme hermétique qui sous-tend les propositions des administrateurs dans les divers langages artistiques » et d’« utilise[r] le caractère universel et spontané du sentiment pour déclencher l’enthousiasme des masses » afin qu’elles se « rallient aux idées avancées par leurs dirigeants » (p. 55).
On ne reviendra pas ici sur les disciples de Saint-Simon comme Bazard et Enfantin, prêtres étonnants d’une Église qui a été l’objet, au début du régime de Juillet, de toute l’attention de la police et du gouvernement. Retenons seulement, parmi les nombreux coups de projecteur de l’auteur, celui qui concerne la réflexion des saint-simoniens sur la question de la forme. Un des artistes les plus sensibles à cette question n’est ni peintre ni architecte, mais musicien. Il s’agit de Franz Liszt. Même si McWilliam aborde très peu la question de la musique, sachons-lui gré de montrer combien, pendant la période dite de Ménilmontant, les textes du Producteur sur la notion de divin vont explorer une des directions les plus hardies du saint-simonisme : prétendre que l’art ne remplit sa fonction sociale qu’en explorant de manière inédite ses propriétés formelles. Le dernier chapitre, essentiellement historico-sociologique, analyse l’échec du saint-simonisme dans ses entreprises de séduction envers les artistes. Il offre de surcroît une véritable plongée au cœur de la culture d’une certaine classe moyenne aux alentours de 1830 en brossant une galerie de portraits de ces nouveaux convertis du saint-simonisme. Qui sont-ils ? Des petits René en proie au mal du siècle et qui veulent échapper à leur condition de petits-bourgeois et au matérialisme d’une société de plus en plus industrialisée. C’est l’occasion pour Neil McWilliam de proposer d’extraordinaires portraits, tels ceux de Hawke, de Bras, etc.
Buchez, Leroux, Fourier
Comme il l’a fait pour le saint-simonisme, l’auteur évoque les doctrines de Buchez, Leroux, Fourier, mais aussi le courant républicain. L’auteur crée ainsi un champ et met en évidence une cohérence globale nonobstant la diversité des doctrines. L’intérêt du portrait de Buchez est de mettre en évidence, par delà cette synthèse bien connue entre jacobinisme et catholicisme analysée par François Furet, deux choses : d’une part, l’attention de Buchez envers ce qu’on appellerait aujourd’hui la réception, extrêmement originale dans le sens où elle « pose les fondations d’une esthétique qui s’intéresse davantage au mécanisme de la connaissance chez le spectateur qu’aux origines de la pulsion créatrice » (p. 189) et, d’autre part, une théorie du signe, indissociable de sa pensée sociale et esthétique. Pour Buchez, le fonctionnement du raisonnement et de l’émotion repose sur la réactivité au système de signes, signes qui eux-mêmes dépendent du milieu social des individus. Il y a ici l’intuition très forte que le langage met l’individu et la collectivité en accord et garantit la solidarité autour d’un but commun.
S’agissant de Pierre Leroux, l’auteur dégage l’originalité foncière de sa pensée, profondément marquée par la métaphysique allemande. Neil McWilliam montre en particulier comment Leroux se dégage du saint-simonisme en abordant les questions artistiques sous un angle analytique et non dans un but de propagande. Sa conception très particulière de l’art prend sa source dans une approche métaphysique de la psychologie et du lien social. Là où les saint-simoniens voient la société, Leroux voit l’humanité. Là où les saint-simoniens construisent un holisme inégalitaire au service d’une oligarchie éclairée, Leroux propose un holisme égalitaire qui est véritablement un socialisme démocratique et anti-élitiste. Selon Leroux le sentiment permet aux hommes d’établir des relations fraternelles. Pour Leroux, l’artiste est doté d’une faculté prophétique de discernement lui permettant d’analyser correctement son époque et de réconcilier hommes entre eux. En mettant l’émotion artistique (plutôt que la forme) au centre de la création, l’humanitarisme de Leroux réconcilie l’art, la vie avec le social.
Les chapitres sur Charles Fourier et la pensée républicaine ne sont pas sans résonances contemporaines.
« Pour Fourier et ses disciples, le bonheur va bien au-delà d’un simple sentiment de bien-être ou de confort ; il renvoie à un environnement social où le désir peut être satisfait à loisir. […] Convaincu que les déviances sont les résultats de passions réprimées, il affirme donc qu’une société permettant aux émotions de s’exprimer librement atteindra un équilibre idéal, où la recherche individuelle du bonheur aura un effet bénéfique maximal sur la société. […] L’harmonie ne peut être atteinte que dans un univers qui tient compte des désirs naturels de chacun, et les satisfait. » (p. 245).
Dans cette perspective, l’art « acquiert une importance à la fois en tant qu’expression idéelle de l’harmonie et en tant qu’impulsion vers sa réalisation, provoquant ainsi chez le spectateur une sensation harmonieuse qui possède en définitive des ramifications politiques » (p. 245). Chez Fourier, dynamique du désir et pouvoir émotionnel de la forme sont indissociables. Cette relation entre forme, société et besoin conduit l’auteur à des développements sur la critique comme pratique sociale, à travers l’étude de quelques figures comme Laverdant et Sabatier.
Une esthétique républicaine
Le seul chapitre ne concernant pas un individu mais une doctrine ou une pensée est celui sur l’esthétique républicaine. La République est avant tout la cristallisation d’un ensemble de représentations rationnellement structurées à laquelle adhèrent des individus divers, la rencontre d’une idée et d’un moment [2]. L’abstraction rationnelle de la pensée républicaine ne doit pas occulter l’existence d’une véritable esthétique républicaine. L’artiste n’endosse plus le rôle du prêtre mais celui du professeur « qui instruit ses semblables dans l’art du civisme » (p. 343). Les républicains aiment la peinture d’histoire qui enseigne, édifie le sens moral et construit la mémoire d’une communauté nationale par le spectacle de ses grands hommes. Ils aiment aussi la peinture moralisante qui peut aider à la construction par l’émotion et l’empathie d’une morale privée.
Dans son étude, l’auteur met en évidence des aspects généralement sous-estimés et qui ont des résonances très contemporaines, comme par exemple l’anti-académisme foncier des penseurs républicains. « Mort à l’Institut ! Mort au professorat », lit-on dans l’éphémère journal La Liberté au début 1830 (p. 365). Cet anti-académisme (alors que par ailleurs la République donne à l’art une véritable mission d’enseignement) illustre une volonté refondatrice et le souci de substituer aux traditions héritées des modèles de société et des cultures antérieures à la République son propre modèle progressiste. Cette ambition de concilier enseignement et progrès jette une singulière lumière sur notre XXe siècle : cette équation impossible de la conciliation de la table rase, du didactisme et du progrès n’a-t-elle pas fini par cristalliser une forme d’académisme du progrès ?
Les républicains ont pour ambition de révolutionner la culture et de la purger de toute forme d’académisme et d’artifice par une esthétique où le souci de la vérité et du réel prend une dimension véritablement politique et subversive. Pour que l’art réalise son potentiel progressiste, il faut le débarrasser de la tradition et de toute forme de préjugé. Mais Neil McWilliam souligne la faille de l’esthétique républicaine, qui est d’être un modernisme sans vision claire de la modernité, de vouloir un art tourné vers le peuple sans pouvoir dire clairement ce qu’est le peuple ni ce que doit être l’art par le peuple et pour le peuple. Cette indécision met en évidence la nature profonde d’une esthétique républicaine beaucoup plus traditionnelle qu’elle n’est prête à se l’avouer. Les valeurs d’une haute culture sont in fine bien peu remises en question. À lire Neil McWilliam, on croit comprendre que la culture républicaine est celle d’une petite bourgeoisie devenue grande, mais qui reste dominée culturellement par un ensemble de représentations léguées, avec comme conséquence une grande difficulté à faire coïncider programme d’émancipation politique et progressisme esthétique.
L’échec esthétique des doctrines radicales
La conclusion de l’ouvrage ouvre sur le XXe siècle par tout un ensemble de considérations sur les relations finalement complexes des socialistes radicaux de la classe moyenne avec les intellectuels ouvriers. C’est l’occasion pour l’auteur de proposer un des concepts les plus forts de son livre qui est, citant Richard Terdiman, que « toutes les stratégies de résistance se trouvent inévitablement prises dans les structures des discours dominants » (p. 404). En définitive, l’échec partiel de toutes les doctrines issues de la radicalité (au sens de mouvements politiques de gauche des années 1830) tient à ce que, par leur vision tant du monde ouvrier (vision tributaire d’une conception élitiste d’une classe dangereuse à éduquer), de la famille (assez paternaliste), que de l’art (conçu comme grand art ou objet de délectation, mais en tout cas bien peu populaire), elles n’auront pas su renouveler véritablement les cadres mentaux de leur temps, apprendre à « représenter le monde différemment » (p. 404) par l’invention de formes nouvelles. Ceci introduit à l’étude du réalisme socialiste du XXe siècle, auquel les dernières pages, passionnantes, sont consacrées.
On soulignera pour finir l’art avec lequel l’auteur clarifie les doctrines qui constituent son propos, la subtilité avec il les met en relation, les critique, en analyse la cohérence, les limites et les contradictions. En prenant pour objet d’étude la relation entre esthétique et politique, l’auteur nous conduit aux origines des représentations structurantes du corpus d’images de la gauche française ou au moins d’un certain nombre d’entre elles. Il rend aussi palpables les ambiguïtés des pensées centrées sur le changement social, leurs difficultés à se départir des représentations dominantes qu’elles prétendent critiquer et renouveler, leur faiblesse intrinsèque qui est de refléter essentiellement les pensées de couches sociales en quête de reconnaissance de la part des élites en place ou en situation de demande d’accès au pouvoir. Fondamentalement, elles n’ont pas été les laboratoires de renouvellement capables de puiser dans leur propre identité les modalités du changement.
Bruno Moysan, « Esthétique de la gauche »,
La Vie des idées
, 4 février 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Esthetique-de-la-gauche
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[1] L’auteur a coédité avec June Hargrove, Nationalism and French Visual Culture, 1879-1914 (2005) et annonce la parution d’un ouvrage consacré au traditionalisme en art et qui sera intitulé The Aesthetic of Reaction, Tradition, National identity and the Visual Arts in France, 1900-1914.
[2] C. Nicolet, L’Idée républicaine en France. Essai d’histoire critique (1789-1924), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », Paris, 1982 (rééd. coll. « Tel », 1994) ; Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain, Paris, Gallimard, 2005.