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Recension Philosophie

Classer les classes

À propos de : Erik Olin Wright, Pourquoi la classe compte. Capitalisme, genre et conscience de classe, Amsterdam


par Étienne Penissat , le 15 novembre


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Si les classes sociales suscitent de nouveau un intérêt certain, leur définition comme leur articulation avec d’autres rapports sociaux souffrent souvent d’approximations. La traduction posthume d’un ouvrage du sociologue Erik Olin Wright apporte des clarifications et un éclairage marxiste utiles.

Erik Olin Wright (1947-2019) a joué un rôle majeur pour défendre une sociologie marxiste en dépit de vents, académiques et politiques, contraires. En France, ses travaux sont restés peu mobilisés jusqu’à une période récente [1], et les ouvrages traduits concernent principalement des écrits plus politiques et prospectifs qui entrent en résonance avec la résurgence de la critique du capitalisme et l’élaboration d’alternatives émancipatrices [2]. Autre promoteur d’une sociologie marxiste, Michael Burawoy suggère la présence de deux marxismes chez Wright : un « marxisme scientifique », qui s’attelle à en définir les concepts pour les mettre à l’épreuve d’une approche empirique, et un « marxisme critique », dont l’attention se porte sur les chemins possibles de dépassement du capitalisme en combinant philosophie politique et étude d’expériences émancipatrices [3]. Le premier correspond plutôt aux travaux de Wright des années 1980-1990 et le second à la période suivante. Si la réception du second est plus diffusée, le premier n’est toutefois pas inconnu en France. Son schéma de classe a par exemple été présenté dans le manuel sur Les classes sociales (2004) de Yannick Lemel. Plus récemment sa sociologie des classes sociales a fait l’objet de plusieurs articles [4] et la redéfinition du « marxisme sociologique » qu’il propose avec M. Burawoy a été introduite dans un recueil de textes [5].

Publié en 1997, Class Counts est un ouvrage difficilement classable. Composé de dix-sept chapitres dans sa version originale, il marque l’aboutissement de vingt-ans de réflexions et d’enquêtes sur les classes sociales aux États-Unis, mais aussi dans une dizaine d’autres pays occidentaux. Wright y aborde successivement « les structures de classes et leurs transformations », « la perméabilité des frontières de classe », les relations entre «  classe et genre » et celles entre « structures et conscience de classe ». Une version abrégée, destinée aux étudiants, a également été publiée par la suite, et c’est celle-ci qui est aujourd’hui disponible en français, grâce à la traduction du sociologue Ugo Palheta, sous le titre Pourquoi la classe compte. Bien que raccourcie, cette version donne à voir l’épaisseur et la densité de son approche pour analyser les classes.

Marxisme sociologique et théorie des classes sociales

Dans les années 1980, Wright s’inscrit dans le courant pluridisciplinaire dit du « marxisme analytique » (avec notamment Jon Elster ou John Roemer) qui vise à en asseoir la dimension scientifique [6]. Il prend des distances avec une approche trop idéologique du marxisme, mais aussi avec la sociologie historique marxiste qui se développe alors en insistant sur la diversité des contextes de formation des classes sociales ainsi que sur le rôle des facteurs culturels dans ce processus. Pour Wright il ne s’agit pas de considérer le marxisme comme une science, mais d’appliquer à la théorie des classes sociales une approche scientifique, que l’on pourrait qualifier de positiviste. « Le caractère distinctif du marxisme ne tient ni dans sa méthode ni dans son épistémologie mais dans ses concepts » (p. 371). Ceci implique d’en circonscrire l’espace de validité : « l’analyse de classe n’est pas fondée sur l’idée que la classe serait partout et toujours le facteur le plus important, mais sur la conviction qu’elle constitue une cause sociale omniprésente, et qu’il vaut donc la peine d’explorer la manière dont elle influe sur de nombreux phénomènes sociaux » (p. 19).

La plupart des chapitres sont construits selon le même format : définition des concepts et des hypothèses, opérationnalisation empirique, modélisations afin de tester des relations causales entre variables, retour sur les hypothèses et enfin formulation de nouvelles. Une telle approche étonnera probablement le lecteur tant elle s’éloigne des canons les plus répandues dans les sciences sociales françaises, ce qui contribue d’ailleurs sans doute à expliquer la faible réception de ses travaux dans la sociologie hexagonale où seuls les tenants de l’individualisme méthodologique mobilisent ce type d’approche.

L’un des principaux apports de Pourquoi la classe compte réside dans le travail rigoureux de définition des concepts marxistes par son auteur : structure de classe (p. 21-22), positions de classe, pratiques de classe, conscience de classe, formation de classe et lutte de classe (notamment p. 264-270). Un bon exemple de cette démarche se trouve dans l’introduction, lorsque Wright défend une définition des classes basée sur le concept d’exploitation contre les approches inspirées par la sociologie de Max Weber, qu’il s’agisse, comme John Goldthorpe, de mettre en avant les chances de vie (life chances) ou, comme Pierre Bourdieu, de lui substituer le concept de domination. Selon lui, le concept d’exploitation fonde en effet les classes sur « l’interdépendance antagoniste entre les intérêts matériels d’acteurs au sein des rapports économiques plutôt que dans l’injustice de ces relations en tant que telles » (p. 26).

Loin d’être une notion floue ou morale, l’exploitation recouvre trois principes : le bien-être interdépendant inversé (qui pour les capitalistes dépend de la dépossession matérielle des salariés), l’exclusion des travailleurs du contrôle des ressources productives (garantie par les droits de propriété) et l’appropriation des fruits du travail des exploités par les exploiteurs. Elle implique ainsi une interaction entre exploiteur et exploité, et donc une relation qui ne peut reposer uniquement sur la répression mais nécessite un niveau minimal de consentement de l’exploité. Les conflits de classe sont latents dans le cadre de cette relation d’interdépendance. Le rôle de la sociologie est alors d’identifier les variations des formes d’exploitation et de structures de classes qui lui sont associées dans le temps et dans l’espace.

Comment définir les classes moyennes ?

Ce travail définitionnel s’accompagne d’une volonté de confronter le marxisme à plusieurs « défis » au cœur des controverses académiques et politiques dans les années 1980. Le premier est celui de la définition de la « classe moyenne ». Si Wright considère que le clivage principal se structure entre la « classe capitaliste » et la « classe travailleuse [7] » (chapitre 1), il admet également que l’expansion du salariat intermédiaire invalide la thèse de la prolétarisation des sociétés capitalistes (chapitre 2). Les membres de la classe moyenne sont alors envisagés comme occupant des « positions contradictoires au sein des rapports de classe » (p. 34) qui se constituent de deux manières. D’une part, elles correspondent aux salariés à qui les capitalistes délèguent un pouvoir d’encadrement et qui par ce biais peuvent revendiquer l’appropriation d’une partie de la survaleur (« rente de loyauté »). D’autre part, elles recouvrent les salariés qui dotés de qualifications spécifiques (notion que Wright rapproche de concept de capital culturel chez Bourdieu) peuvent revendiquer l’appropriation de ressources spécifiques par leur position de force dans les rapports d’exploitation (« rente de compétences »).

Ainsi, l’autorité et la qualification organisent les divisions internes au salariat, ce qui conduit à complexifier la conceptualisation des structures de classe. La composition de la classe moyenne n’est pas si éloignée de la « service class  » définie par Ralf Darhendorf puis reprise par John Goldthorpe, mais sa conceptualisation est différente. En combinant trois critères de divisions (propriété des moyens de production, autorité et qualification), Wright propose une cartographie de douze « positions fondamentales au sein de la structure de classe » (p. 40-41). Si par convention les positions de « capitalistes » et de « travailleurs » sont appelées « classes », cette cartographie dessine avant tout des positions dans des rapports d’exploitation, plus ou moins contradictoires, mais pas des classes à part entière. Wright montre d’ailleurs que selon les contextes nationaux, ces positions de classe ne s’agrègent pas de la même façon du point de vue de la conscience de classe dans ce qu’il appelle des « coalitions idéologiques » (bourgeoisie, classe moyenne, ouvrière) (chapitre 10).

Cette approche invite de façon stimulante à spécifier ce que recouvre la classe moyenne autrement que sous la forme d’un empilement de strates de revenus (ni les pauvres ni les riches), comme le font régulièrement les économistes, ou d’une constellation centrale et moyenne de groupes sociaux aux contours flous, comme le suggérait Henri Mendras dans les années 1980 [8]. En revanche, l’importance accordée par Wright au concept d’autorité ne convainc pas toujours. La notion d’encadrement est en effet relativement vague et difficile à circonscrire empiriquement. Elle conduit à amalgamer des situations assez différentes au sein du salariat, par exemple entre encadrements des grandes et petites entreprises. Les analyses conduites à partir de données d’enquêtes montrent d’ailleurs que la position d’encadrement est bien moins pertinente que la détention des moyens de production, mais aussi que celle de qualifications pour prédire les mobilités sociales (chapitre 4). Ceci conduit Wright à réinterroger l’autorité moins comme une position de classe spécifique que comme un critère de stratification du salariat (p. 350).

Quelle est la classe des femmes ?

Le second « défi » auquel s’attaque Wright est d’articuler l’analyse de classe avec le genre (chapitre 5). Alors que jusque dans les années 1980, la sociologie quantitative est dominée par une mesure de la classe sociale qui attribue au ménage la position de l’homme sans prendre en compte celle de sa femme (approche dite conventionnelle que l’on peut qualifier d’androcentrée), il se positionne en reprenant une partie des arguments critiques des sociologues du genre. D’un point de vue conceptuel, il propose de définir des « positions de classe indirectes » (p. 44, p. 189-192) pour ne pas exclure les enfants, les femmes au foyer, les retraités ou les chômeurs de l’analyse des classes. D’un point de vue empirique, ceci l’amène à concevoir des schémas de classe croisés (cross-class families) prenant en compte la position de deux membres du couple pour ensuite comparer les structures de classe-ménage (chapitre 1) ou identifier les effets de l’hétérogamie/homogamie des couples sur les identités de classe (chapitre 6). À partir d’une comparaison entre la Suède et les États-Unis, il démontre également que la part du travail domestique assumée par les hommes varie très peu en fonction des positions de classe, ce qui le conduit à reconnaître l’autonomie du genre, mais aussi l’importance de l’autonomie des luttes féministes (p. 366-67).

Compter : l’assise empirique de l’analyse des classes et ses limites

La traduction empirique des concepts s’appuie sur plusieurs enquêtes par sondage menées par Wright entre 1982 et 1995 dans une dizaine de pays occidentaux. L’accumulation de données est d’autant plus impressionnante que d’une part, la définition exigeante des positions de classe nécessitait la passation de questionnaires relativement longs et denses [9] et que d’autre part, les enquêtes internationales étaient encore balbutiantes. Comme le souligne Ugo Palheta dans sa postface, cet investissement empirique fastidieux et méthodique rend possible une macro-sociologie comparée des classes qui demeure relativement rare, à l’exception des travaux menés par les sociologues autour de John Goldthorpe. Wright en tire des analyses stimulantes, comme par exemple lorsqu’il confronte les différentes configurations constituées par l’articulation entre positions de classe, conscience de classe, structure de classe et formation de classe aux États-Unis, en Suède et au Japon qu’il met en perspective avec les formes d’État et de capitalisme (chapitre 10). On peut toutefois regretter que les annexes méthodologiques présentes à la fin de chaque chapitre de la version originale n’aient pas fait l’objet d’une traduction en français. En effet, le travail d’opérationnalisation empirique des concepts et les questions méthodologiques qu’il implique, par exemple les difficultés rencontrées pour quantifier la qualification et l’autorité des salariés dans plusieurs pays - deux concepts clés de son schéma de classe - constituent des enjeux importants pour comprendre ses analyses et leurs limites.

Cet édifice empirique n’est d’ailleurs pas sans poser question. L’approche positiviste et le recours exclusif aux modélisations enferment souvent l’analyse de classe dans la mise au jour de quelques relations causales pas toujours originales. Wright admettait d’ailleurs dès la fin des années 1980 :

La plupart du temps, l’analyse des données a permis de soutenir modérément certains arguments théoriques concernant la structure des classes et ses effets, mais souvent - comme c’est chroniquement le cas dans ce jeu – les résultats sont ambigus, troublés par le bruit et les faibles corrélations et ne parviennent donc pas à trancher de manière convaincante entre les arguments rivaux. Je ne m’attendais pas, par exemple, à trouver des interactions aussi omniprésentes et souvent spectaculaires entre la classe sociale et le sexe. J’avais toujours pensé que les mécanismes de classe auraient plus ou moins les mêmes effets empiriques pour les femmes que pour les hommes, mais ce n’est tout simplement pas le cas. Dans l’ensemble, il n’en reste pas moins que les retombées empiriques directes de la recherche n’ont pas été spectaculaires, du moins jusqu’à présent. [10]

La focalisation sur la hiérarchisation de quelques principes de structuration des classes (l’autorité est-elle un facteur davantage prédictif de la perméabilité des positions de classe que la propriété ou les qualifications ?) ne rend pas compte de l’articulation des dimensions constitutives (ou, dit autrement, des formes de capitaux) des classes entre elles. Cela laisse ainsi pendante la question cruciale de savoir comment se déplacent les frontières entre classes en lien avec les transformations du capitalisme. Comment se structurent les clivages internes à la classe capitaliste, à la classe moyenne et à la classe travailleuse et avec quels effets sur les pratiques et la conscience de classe ?

De même, le recours à quelques variables d’opinions sommaires pour identifier la consistance idéologique des classes permet difficilement de saisir la complexité des formes de conscience sociale et de leur évolution dans un contexte de recul des organisations historiques du mouvement ouvrier (partis, syndicats) et de transformations des conditions d’emploi et de travail dans le capitalisme contemporain. Ceci n’est pas sans lien avec une approche théorique qui réduit les macro-entités (structure et formation de classe) à un agrégat de micro-unités (c’est-à-dire l’agrégation des comportements et préférences individuelles, cf. chapitre 9) et ce faisant qui vide en partie l’étude des classes de la prise en compte de la formation des pratiques et des représentations de classe. De ce fait, le cadre théorique et empirique peut se présenter comme relativement mécaniste et aride.

Finalement, l’approche de Wright possède a minima un double intérêt. Il tient d’abord à son effort pour ancrer la définition des classes dans le travail et les rapports des productions là où cette dimension a certainement été trop délaissée théoriquement par les autres approches des classes sociales. Il correspond ensuite à la rigueur avec laquelle il articule définition des concepts, protocoles empiriques et retour critique sur les hypothèses théoriques. De ce point de vue, cet ouvrage constitue un modèle de construction et de discussion scientifique qui intéressera au-delà des sociologues des classes sociales.

Erik Olin Wright, Pourquoi la classe compte. Capitalisme, genre et conscience de classe, traduit par Ugo Palheta, Paris, Éditions Amsterdam 400 p., 25 €.

par Étienne Penissat, le 15 novembre

Pour citer cet article :

Étienne Penissat, « Classer les classes », La Vie des idées , 15 novembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Erik-Olin-Wright-Pourquoi-la-classe-compte

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Notes

[1Par exemple, on ne compte qu’une petite dizaine de références à Class Counts dans la base Persee entre 1997 et 2003 et une trentaine dans Cairn dont les deux tiers après 2016.

[2Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017 et Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2020.

[3Michael Burawoy, “A Tale of Two Marxisms : Remembering Erik Olin Wright (1947–2019)”, Politics & Society, vol. 48, n°4, 2020, p. 467-494.

[4Par exemple, Ugo Palheta, «  Penser les classes avec Erik Olin Wright  », Savoir/Agir, n° 49, 2019, p. 13-22.

[5Michael Burawoy et Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Paris, Les Éditions sociales, 2021.

[6Pour une introduction à ces débats, Loïc Wacquant, Craig Calhoun, «  Intérêt, rationalité et culture  », Actes de la recherche en sciences sociales. vol. 78, juin 1989, p. 41-60.

[7Ugo Palheta justifie ce choix de traduction de working class par le fait que cette expression déborde celle de classe ouvrière qui désigne surtout les ouvriers de l’industrie d’une part, par la volonté de conserver la dimension du travail et du rapport salarial que masque la notion de «  classes populaires  » dominante dans la sociologie française d’autre part.

[8Henri Mendras, La Seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988.

[9Le questionnaire utilisé en 1980 aux États-Unis est disponible sur son site web (en anglais).

[10Erik Olin Wright, “Reflections on Classes”, Berkeley Journal of Sociology, vol. 32, 1987, p. 19-49. Notre traduction.

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