Alors qu’un large éventail d’acteurs – institutionnels, académiques ou militants – soutient qu’il est nécessaire de donner davantage de pouvoir aux citoyen·nes, au-delà du vote, les modalités de cette évolution de la démocratie demeurent floues. D’un côté, les citoyen·nes peuvent être considéré·es comme des acteurs centraux des contre-pouvoirs, contestant et protestant contre les actions et les dirigeants politiques à travers divers modes d’engagement, des plus techniques (contre-expertise) aux plus agonistiques (manifestations, désobéissance civile). De l’autre, la montée d’un « impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer, 2002) participe à la construction d’une figure de citoyen·ne capable de coproduire des politiques publiques, à travers des dispositifs au sein desquels, formé·es à des sujets parfois très complexes, des participant·es tiré·es au sort délibèrent sur un certain nombre de propositions ou de recommandations. La Convention Citoyenne pour le Climat, inaugurée en octobre 2019, a familiarisé les Français avec ces mini-publics délibérants, en contribuant à les présenter comme des outils crédibles permettant de répondre à la pluralité des crises démocratiques.
Deux figures, celle d’une citoyenneté contestataire et celle d’une citoyenneté délibérante, semblent ainsi s’affronter. Leur opposition fait écho aux débats actuels sur la nature même de la démocratie, conçue comme arène d’un conflit indépassable (Mouffe 2014) ou au contraire comme espace délibératif visant à obtenir les meilleures décisions (Habermas 1981). La pertinence de cette opposition constitue l’objet d’investigation de l’ouvrage de Laura Seguin, Apprentissage de la citoyenneté : Expériences démocratiques et environnement. Issu de son travail de thèse, ce livre propose une analyse comparative du mouvement de contestation contre le gaz de schiste en Ardèche et d’un panel de citoyen·nes tiré·es au sort sur la gestion de l’eau dans la région Poitou-Charentes. Laura Seguin s’appuie sur la notion d’apprentissage pour dénouer l’opposition entre délibération et conflictualité et déplacer le débat autour de la question des modalités et des effets de ces différentes formes de participation.
Pour mener à bien ce projet, L. Seguin privilégie l’enquête ethnographique, « la seule à même de recueillir une expérience, c’est-à-dire non seulement ce que les acteurs font, mais également ce que cela leur fait » (p. 15). Après une introduction où sont présentés les enjeux d’une analyse conjointe des contestations et des délibérations, elle décrit ses deux terrains dans une première partie, pour mettre en avant dans une deuxième partie les processus d’apprentissage, dont les effets et modalités sont analysés dans la dernière partie de l’ouvrage. En creux, le livre dresse ainsi les contours d’une politique plurielle de la non-violence qui ne soit pas pour autant une politique de l’absence de conflictualité.
Sortir du mythe de la neutralité citoyenne
Laura Seguin propose une analyse pragmatiste de la démocratie participative qui permet de décrire précisément la participation en train de se faire et ce que les acteurs en apprennent. Cette approche permet de sortir, d’abord, d’une conception du « citoyen » renvoyant à un imaginaire de neutralité, à une identité civique par-delà les affiliations partisanes et les clivages politiques classiques. Alors que l’idée de participation citoyenne véhicule généralement l’image du mouvement d’une société civile sans parti pris et sans penchant politique propre, le livre de L. Seguin permet précisément d’analyser la tension persistante entre cet idéal de neutralité et l’engagement particulier des acteurs.
L’autrice saisit ainsi le rôle de l’ensemble des parties prenantes du panel citoyen en Poitou-Charente, montrant que la constitution d’un tel panel se fait au prix de conflits et d’arbitrages. Dans le cadre du débat sur la gestion de l’eau, le tirage au sort s’organise ainsi autour d’une lutte entre deux organismes : l’Établissement public territorial du bassin (EPTB) et l’Institut de formation et de recherche en éducation à l’environnement (Ifrée). Acteur peu habitué à la participation citoyenne lorsque celle-ci n’est pas circonscrite au public intéressé, l’EPTB, créé en 1977, est un syndicat ayant pour but la coordination des actions relatives à la gestion de l’eau sur le bassin-versant du fleuve Charente. Quant à l’Ifrée, il s’est spécialisé dans les formations pour adultes et l’accompagnement des acteurs. Nombre de ses salariés sont des professionnels issus du militantisme, à l’image de son président, très engagé. Là où l’EPTB insiste sur la question de la représentativité, l’Ifrée se concentre sur la qualité des débats : les contours de la délibération se construisent alors par une série de négociations, au gré de rapports de force entre les organisateurs, et par un art du compromis, loin de l’idéal d’une délibération en terrain neutre.
Dans ce contexte, pourtant, cet idéal de la neutralité citoyenne conduit les organisateurs à exclure du panel toute personne engagée. Toutefois cet idéal d’un panel représentatif et sans intérêt propre se confronte à une réalité faite de citoyen·nes investi·es, situé·es socialement et politiquement. Pour Laura Seguin, les citoyen·nes « se distinguent par leurs connaissances préalables du conflit sur l’eau, leurs socialisations politiques ainsi que leurs motivations pour prendre part à cette démarche » (p. 43). Dans la région, un conflit voit s’affronter les défenseurs d’une agriculture conventionnelle fondée sur l’irrigation et les promoteurs de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Or, à l’opposé d’individus neutres et vierges de tout positionnement sur la gestion locale de l’eau, les participant·es sont investi·es et embarquent dans la délibération leurs expériences passées, à l’image de Georges, agriculteur retraité, anciennement syndiqué à la FNSEA, toujours investi dans l’exploitation laissée à son fils, et très impliqué dans le confit de la gestion de l’eau.
Le mouvement contre le gaz de schiste : entre radicalité et institutionnalisation
La mobilisation contestataire contre l’extraction du gaz de schiste fait quant à elle suite aux alertes lancées par un militant de Greenpeace, porte-parole local d’Europe-Écologie Les Verts, sur des permis de recherche accordés en Ardèche. L’autrice rend compte de la pluralité des personnes engagées, avec de fortes inégalités de culture politique entre les nouveaux militants et les militants expérimentés. La majorité fait état d’une distance avec les institutions politiques, voire avec l’idée même de militantisme – qui contraindrait la liberté de penser – et lui préfère celle d’engagement.
Quand la base du mouvement s’élargit, à la suite de plusieurs réunions publiques, différents modes du militantisme se font jour : un militantisme pragmatique, centré sur l’activisme et la communication, un militantisme de contre-expertise, centré sur la constitution de dossiers pour plaider la cause, un militantisme à dominante politique, ancré dans des engagements politiques préalables, et un militantisme « politicophobe », qui se présente parfois comme en rupture totale avec le monde politique. Si le mouvement fait finalement le choix de la mobilisation collective contre la stratégie de la contre-expertise, signe de la prédominance des militant·es au parcours plus politique, il s’institutionnalise progressivement, autour du Collectif 07, qui se veut horizontal et démocratique. L’institutionnalisation, et la professionnalisation du mouvement qu’elle implique, répondent à deux objectifs principaux : l’exigence d’être pris au sérieux et la volonté d’instaurer un dialogue avec les pouvoirs publics. Ce mouvement conduit alors à valoriser différentes compétences, les représentants devant être à la fois tribuns – capables de s’adresser aux militants – et débateurs – sachant s’adresser aux acteurs institutionnels. L’institutionnalisation progressive du mouvement a toutefois plusieurs conséquences : un fonctionnement de plus en plus vertical et de moins en moins participatif ; le dépassement d’une attitude « Not In My Backyard » [1], en faveur d’une véritable conception politique des enjeux énergétiques ; ainsi qu’une disposition à la coopération avec les acteurs publics, qui ouvre la voie à l’apprentissage de compétences argumentatives et délibératives.
Des apprentissages analogiques
Au-delà de la description minutieuse de la participation en train de se faire, l’apport théorique principal du livre tient à l’articulation qu’il dessine entre conflictualité et délibération, à partir de l’analyse de ce qu’apprennent les acteurs et des modalités de cet apprentissage.
Au sein du panel citoyen, malgré la tendance d’une partie du comité de pilotage à éviter les conflits politiques, la décision, poussée par l’Ifrée, a été de défendre l’« instruction des conflits » quant à l’usage de l’eau. Lors du premier week-end de discussion, l’apprentissage de premières compétences conflictuelles ont constitué le cœur du dispositif, avec une tentative de présenter les forces en présence autour de la gestion de l’eau. Cet attrait pour le conflit n’est pas spontané : L. Seguin montre la propension des citoyen·nes à éviter le politique, que les méthodes d’animation et d’apprentissage par la mise en situation vont permettre de dépasser.
De la même manière, dans le mouvement de mobilisation contre l’extraction du gaz de schiste en Ardèche, l’apprentissage de la délibération cohabite avec celui de la conflictualité : les acteurs prennent leurs décisions internes par consensus, se familiarisent avec le langage des acteurs publics, et participent à différents dispositifs comme des jeux de rôle, des débats mouvants ou des théâtres-forum.
Le livre de Laura Seguin donne à voir la possibilité de penser « une pratique et un modèle agonistique de démocratie délibérative » (Blondiaux 2008, p.135). En se concentrant sur la notion d’apprentissage et ses modalités, l’autrice pense les analogies formelles entre participation institutionnalisée – au sein de mini-publics – et mouvements sociaux. Cet ouvrage apporte ainsi un éclairage nouveau sur les porosités entre les « débats d’élevage » institutionnalisés, et les « débats sauvages », qui dépassent le cadre des institutions (Mermet 2007). Il permet aussi d’éclairer, en creux, l’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat, marquée par le fort investissement d’activistes, qui deviennent des soutiens du dispositif. Au sein de la Convention Citoyenne, la médiatisation et le temps long entre les séances ont permis de véritables échanges entre certains acteurs engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique et les citoyen·nes délibérant·es. Les analyses de Laura Seguin permettent de comprendre comment de nombreux militant·es pour le climat se sont fait·es « activistes délibératifs » (Fung 2011) à cette occasion, et pourquoi tant des citoyen·nes tiré·es au sort sont devenu·es, en participant aux manifestations pour le climat et en se réinscrivant dans l’horizon de la lutte contre le gouvernement et la loi climat jugés décevants, des délibérants contestataires.
Vers une politique de la non-violence ?
Deux dimensions supplémentaires du travail de Laura Seguin méritent d’être soulignées. La première est l’opposition entre technique et politique qui traverse l’ouvrage. Elle se manifeste d’abord, dans l’étude de l’organisation du panel citoyen, entre un EPTB aux missions principalement techniques et un Ifrée fondé sur l’engagement, mobilisant des acteurs souvent militants. Elle trouve encore à s’exprimer, dans l’analyse de la mobilisation contre l’extraction du gaz de schiste, dans la tension entre modes d’actions politiques (manifestations) et techniques (contre-expertise). Elle apparaît enfin encore plus clairement dans l’analyse de la réception des conclusions du panel citoyen par les acteurs institutionnels. Laura Seguin note que « certains passages de cet avis citoyen semblent non “entendables” car ils ne correspondent pas à une conception de la politique comme “gestion” experte, technique, sectorisée et dépolitisée » (p. 196), lorsque le président de l’EPTB écarte d’emblée certaines mesures considérées trop « dures ». L’apprentissage du registre de l’expertise scientifique et technique apparait alors comme le seul moyen de rendre la parole citoyenne audible.
Si cette opposition a une valeur heuristique certaine, elle mériterait toutefois d’être approfondie. L’opposition entre technique et politique, dans ce contexte, suppose qu’existe un cadre des politiques publiques, susceptible d’être modifié par certains choix politiques, et inchangé par d’autres. L’opposition entre visée gestionnaire (technique) et visée politique pourrait plutôt être interprétée comme l’affrontement de deux régimes de faisabilité. Si le discours technique insiste grandement sur le caractère acceptable – socialement ou économiquement – des recommandations, il serait intéressant d’approfondir la manière dont les discours considérés comme « politiques » thématisent la question de la possibilité. L’instruction de la conflictualité ne se ferait donc pas nécessairement en passant d’un registre technique à un registre politique, mais en approfondissant le regard technique pour élargir la question de la possibilité, sans restreindre a priori le champ des possibles par des conceptions non questionnées de l’acceptabilité sociale ou du coût économique.
Deuxièmement, l’ouvrage de Laura Seguin construit une conception de la violence comme l’antithèse de la participation, comprise comme ensemble des activités délibératives et conflictuelles. En tant que refus du dialogue, la violence représenterait la négation d’une participation inclusive où s’acquièrent des savoirs. Dans sa conclusion, l’autrice invoque un « impératif de la non-violence » : « Dans les deux cas étudiés, ce n’est pas le conflit qui est exclu des arènes de discussion – celui-ci fait au contraire l’objet d’une construction, d’un apprentissage – mais ses modalités d’expressions violentes conduisant à la rupture du dialogue » (p.315). Pour autant, cette disqualification de la violence, saisie dans le livre comme l’ensemble des modalités d’expression conduisant à la rupture du dialogue, mérite d’être interrogée, car si cette dernière forme l’autre de la participation, elle peut tout de même avoir une fonction démocratique qui est celle, précisément, de fixer les frontières de l’acceptable. La distinction entre les participant·es acceptant la non-violence et les autres suppose un espace politique agonistique qui autorise toutefois le débat avec l’ensemble des acteurs qui le composent. Pour autant, rien n’indique que les moments de rupture du dialogue ne soient pas inhérents et nécessaires, à la fois aux mouvements sociaux et aux processus participatifs. S’il est indéniable que ces moments sont rejetés par les organisateurs dans les espaces de délibération et de contestation, cela ne doit pas empêcher de s’interroger sur leur potentiel démocratique.
Laura Seguin, Apprentissages de la citoyenneté. Expériences démocratiques et environnement, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020. 358 p., 24 €.