En arrière-plan du débat sur les violences policières et le projet de loi « sécurité globale », la question de la confiance des citoyens en la police apparaît déterminante. Comment ce lien a-t-il évolué en France et dans d’autres pays, et des réformes sont-elles à l’ordre du jour ?
Anne Wuilleumier, docteure en science politique, est chargée de recherche à l’IHESI / INHES / INHESJ depuis septembre 2001 où elle travaille sur les politiques publiques de sécurité, les partenariats de la police et la relation police population. Ancienne rédactrice en chef des Cahiers de la sécurité intérieure, chercheure associée au CESDIP, elle participe à des réseaux de recherche consacrés à la sociologie des institutions au sein de l’association française de sociologie (AFS) et de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). Elle est devenue en janvier 2021 cheffe du département Études et recherche de l’IHEMI. Elle a notamment publié :
–« La légitimité des institutions pénales. Un programme démocratique et scientifique », Lien social et politiques, 2020, Numéro 84, p. 184–203 ;
– « Du choc des légitimités au « partenariat » entre sociologues et institutions policières. Quelles logiques d’action administratives, quelles postures de recherche ? », in Laforgue D. (dir.), Le faire sociologique. Épreuves et horizons d’une recherche impliquée, 2018, Presses de l’Université Savoie Mont Blanc, p. 103-133.
La Vie des idées : L’image de la police française semble s’être profondément dégradée depuis le mouvement des Gilets jaunes et la diffusion des violences policières sur les réseaux sociaux. La police a-t-elle déjà été plus « populaire » à d’autres moments ? Qu’en est-il ailleurs ?
Anne Wuilleumier : Les enquêtes quantitatives sur la confiance dans la police et ses déterminants sont devenues nombreuses. Leurs questionnaires font l’objet de discussions animées dans la communauté des chercheurs. On peut partir de l’enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) qui a le mérite de s’inscrire dans une certaine durée. Dans le cadre de son « baromètre de la confiance politique » [1], le CEVIPOF mesure ainsi chaque année, depuis 2009, la confiance des Français dans la police comme organisation, et la compare à celle des citoyens allemands et britanniques. Si l’on reprend les indices de confiance collectés au cours des treize enquêtes d’opinion conduites en France depuis cette date, on obtient la représentation suivante :
Sur 10 ans, le CEVIPOF évalue donc la confiance moyenne des Français dans la police à 70%, ce qui signifie que la part des Français qui déclarent avoir confiance dans la police est comprise entre deux tiers et trois quarts des personnes majeures inscrites sur les listes électorales. Deux tiers est un socle ordinaire, assez bas, si on le compare par exemple avec ceux de la police allemande (78 % dans le baromètre CEVIPOF de février 2020, 81 % en avril 2020) ou britannique (respectivement 73 % et 76 %) pour ne rien dire de la police canadienne (le service de police de la ville de Montréal se situe de manière constante au-dessus de 90 % de confiance de sa population de référence et mène chaque année des plans d’action ad hoc dans le but de se rapprocher davantage encore des 100 %) ; le seuil des trois quarts, celui qui distingue dans l’analyse du CEVIPOF les institutions les plus appréciées par les Français, témoigne lorsqu’il est franchi qu’il existe des années meilleures que les autres pour la police. La police française a ainsi bénéficié d’un regain de confiance à l’occasion de la crise terroriste, ce que traduit particulièrement le haut niveau (80 %) de confiance recueilli juste après les attentats de janvier 2015 (tuerie de Charlie hebdo, prise d’otages de l’Hyper Cacher). Ce nouveau socle s’est maintenu pendant quelques années, mais cinq ans plus tard cette « embellie » a disparu. On en revient à l’étiage antérieur, soit environ deux tiers de confiance et un tiers de méfiance. Il parait incontestable que le regain de confiance placé dans la police a largement pâti du face à face entre police et gilets jaunes au cours de l’année 2019 et de la documentation répétée (sur les réseaux sociaux mais aussi par le biais de plaintes à l’Inspection générale de la police nationale ou de saisines du Défenseur des droits d’un usage excessif de la force publique (blessures graves de manifestants, images choquantes de violences policières).
Les travaux existants nous enseignent que la confiance dans une institution comporte deux composantes, que l’on nomme en reprenant des termes anglais : « confidence » et « trust ». « Confidence » renvoie à la confiance générique qu’inspire la compétence supposée d’un acteur (ou d’une institution) : expertise, qualités professionnelles, etc. « Trust » est la confiance générée à travers une interaction ou une relation plus ordinaire, avec un acteur (ou une institution). Dans ce cas, la confiance naît du sentiment que l’action de l’autre, prévisible, inscrite dans des normes et des intérêts qui coïncident avec les nôtres, sera animée de bienveillance à notre égard.
Concernant les questions policières en France, on peut résumer le débat ainsi : comme dans toutes les sociétés démocratiques, la police dispose d’un capital de confiance élevé car sa fonction, sa mission, son mandat sont reconnus comme importants si ce n’est fondamentaux ; c’est un peu ce que nous dit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 août 1789 à l’article XII : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ». On ne peut mieux ancrer la légitimité (démocratique) d’une telle fonction ! Mais la police française apparaît lointaine, davantage tournée vers la défense des institutions que le service rendu à la population ; elle a manqué le tournant de la proximité, et ce, violemment, avec la condamnation politique sans appel de la réforme du même nom conduite entre 1997 et 2002 ; elle investit peu dans une politique relationnelle avec la population. La confiance dans la police est particulièrement tirée en France par la dimension confidence ; comme l’observe le CEVIPOF, les indices de confiance élevés récoltés dans son baromètre sont aimantés par une demande de protection des citoyens, certains contextes de crise rendant bien évidemment encore davantage centrale cette recherche de sécurité [2]. La confiance dans la police française est en revanche particulièrement vulnérable aux interactions pratiques entre police et population : des interactions mal vécues viennent entamer la confiance générique de citoyens et plus particulièrement de certaines catégories de population envers « leur » police. On rappellera ici la question des contrôles d’identité répétés, maintes fois évoquée par la recherche spécialisée, qui viennent très clairement miner les soutiens à la police dans certaines catégories de la population et notamment en France chez les jeunes et les minorités ethniques, ce qu’on retrouve en partie aux États-Unis également s’agissant des minorités ethniques. Sébastian Roché le résume de manière caustique : « Moins on a de rapport avec la police, plus on l’apprécie » [3].
La Vie des idées : En France, comment les politiques publiques de sécurité actuelles intègrent-elles la question du lien entre police et population ?
Anne Wuilleumier : Elles l’intègrent très peu en réalité. Cette question du lien entre police et population, bien que posée de manière explicite depuis la fin des années 1970 – on prend généralement comme point de référence le rapport Peyrefitte Réponses à la violence de 1977 – reste un impensé des politiques policières. Pour reprendre une assertion de plus en plus répandue, il n’y a pas de doctrine française concernant la relation entre la police et la population. Ce qui reste une énigme quand on sait que c’est d’une relation de qualité avec sa population de référence que la police tire non seulement sa légitimité mais également son efficacité ! Le moindre des paradoxes n’étant pas ici que ce sont les chercheurs en sciences sociales qui mettent en avant la nécessité d’une telle codification au nom de l’efficacité policière...
La gendarmerie nationale est sans doute plus avancée dans ce domaine que la police nationale. Sous les coups de boutoir de rapports administratifs successifs et de travaux de recherche en sociologie (qui poussent pour un aggiornamento sur cette question depuis plus de trente ans), la gendarmerie a en effet incorporé cette problématique dans sa « feuille de route », un document de cadrage inauguré par le directeur général de la gendarmerie Denis Favier en juin 2013 dans le cadre de la modernisation de l’action publique et mis à jour régulièrement depuis. Alors que toutes les administrations sont sommées par le vent de réformes néolibéral de réfléchir sur leur « cœur de métier », la gendarmerie décide de fixer le sien sur « le service public de la sécurité », reprenant à son compte une terminologie proposée dès les années 1980 par le rapport Belorgey pour la police nationale [4]. Elle fait sienne l’idée selon laquelle l’efficacité policière passe par une proximité avec la population. Cette feuille de route a eu pour effet l’institutionnalisation en gendarmerie d’une fonction « contact » et d’une fonction « prévention de la délinquance » qui viennent désormais s’afficher à côté des fonctions plus classiques des gendarmes départementaux relatives à l’intervention d’urgence et à l’enquête judiciaire, même si bien entendu ces deux dernières fonctions conservent une centralité sans égale. Cette séquence politique, dont l’avenir nous montrera si elle sera durable ou non, donne naissance à une nouvelle formule d’autodéfinition rétrospective de la gendarmerie portée par les sommets de l’institution et relayée assez largement dans ses rangs, selon laquelle « être proche des citoyens fait depuis toujours partie de l’ADN de la Gendarmerie nationale ». Ce positionnement a bien entendu tout son sens comme stratégie de distinction vis-à-vis de la police, dans un contexte de concurrence exacerbée entre les deux institutions, pour permettre à la gendarmerie de s’imposer comme la force nationale de référence face à la montée en puissance des autres acteurs de la sécurité (polices municipales, sociétés de sécurité privée...). Elle permet d’ailleurs tout à fait concrètement à la gendarmerie d’engranger des distinctions : la Gendarmerie reçoit ainsi le premier prix du Podium de la Relation client dans la catégorie “service public” en avril 2020 pour la cinquième année consécutive [5].
Néanmoins, la démocratisation de la police ne procède pas bien évidemment uniquement de l’adoption d’une doctrine d’emploi. Pour assurer une prise en compte systémique par la police de sa relation avec le public, il faudrait également adapter les « outils d’intelligence » (pour parler comme mon collègue Thierry Delpeuch) à la disposition des acteurs. En dépit d’une critique développée depuis vingt ans, qu’elle soit interne et professionnelle ou externe et scientifique, l’évaluation de l’action policière est toujours fondée sur des données d’activité policière (nombre de plaintes enregistrées, nombre de personnes présentées à la justice) ; elle ne requiert pas de s’intéresser au ressenti de la population dans ses multiples dimensions (sentiment de sécurité, type de victimisation, perception de l’action policière). Pour améliorer en profondeur la qualité des relations entre police et population, il faudrait que les polices puissent disposer d’un outil quantitatif alternatif, permettant de suivre la perception de l’action de police par la population sur un territoire donné et d’en analyser les vulnérabilités ou encore les marges de progression, comme on dit quand on ne veut vexer personne. C’est la voie que nous avions suggérée en 2018 avec Thierry Delpeuch à l’occasion d’une recherche financée par le ministère de l’Intérieur intitulée « améliorer les capacités d’évaluation dans les services de sécurité intérieure ». Le ministère de l’Intérieur s’est saisi de l’idée dans le cadre du lancement de la Police de Sécurité du Quotidien (PSQ), le programme du Président Macron pour rapprocher police et population. Le « Lab’ PSQ » a ainsi lancé, avec l’appui de l’Université Savoie Montblanc, une enquête de perception de la police auprès des habitants des quartiers prioritaires (dits QRR). Mais l’investissement budgétaire est resté faible, obligeant à bricoler en matière de recueil des données… ce qui évidemment n’est pas très satisfaisant d’un point de vue scientifique. La réforme en cours de la statistique publique au sein du ministère de l’Intérieur permettra peut-être d’opérer un saut qualitatif dans ce domaine, on peut le souhaiter en tout cas.
La Vie des idées : D’autres États (comme l’Allemagne) essaient de retisser le lien entre police et population, notamment en pratiquant des politiques de désescalade. Un tel projet est-il à l’ordre du jour en France ?
Anne Wuilleumier : La notion de désescalade a trouvé un écho particulier en matière de gestion des manifestations à travers ces équipes de liaison police / manifestants affublées de chasubles colorées les distinguant des forces spécialisées de maintien de l’ordre à la tenue sombre si ce n’est entièrement noire. Elle renvoie à un concept de « police de dialogue », que la police suédoise a développé à partir de 2001 dans un contexte où la mobilisation altermondialiste bousculait les pratiques apaisées de gestion des manifestations qui s’étaient installées dans les années 1990 (Wuilleumier, 2020 [6]). Son principe en a été timidement inscrit dans le « schéma national du maintien de l’ordre » présenté à l’automne 2020 par le ministre de l’Intérieur. La décision a ainsi été prise de déployer, en province, des équipes de liaison et d’information (ELI) au contact des manifestants pendant toute la durée de la manifestation ou du rassemblement [7]. Mais cette notion renvoie en réalité à quelque chose de plus large, à savoir l’exploitation de compartiments de la « boite à outils policière » souvent délaissés par les polices. Pour parler comme Philipp Stenning : « Leurs pouvoirs légaux ne constituent qu’une partie des instruments de la boite à outils des policiers. Celle-ci comporte également des (...) propriétés liées à leur personne (notamment par exemple leur constitution et leur force physique, leurs compétences, dont les compétences verbales et tout ce qui peut relever du charisme personnel qu’ils peuvent posséder) ainsi que ce que j’appellerais des outils symboliques (comme (...) le respect, la déférence qu’inspirent au public les organisations auxquelles ils appartiennent) ». Les stratégies de contrôle de la criminalité développées à partir des années 2000, en France mais aussi en Angleterre ou encore aux États Unis, ont eu tendance à concentrer les polices sur la répression des infractions, leur faisant oublier la diversité des moyens humains et relationnels à leur disposition pour obtenir la compliance du public.
Dans la littérature spécialisée, on oppose classiquement police d’ordre et police des citoyens. Cette typologie rejoue une distinction européenne entre police continentale (en particulier française) et police britannique laquelle très tôt, dès le début du XIXe siècle, construit un modèle de police coopérative avec le public (qui reçoit le nom de police by consent). Pendant longtemps, la police britannique a fait figure d’exception en Europe. Mais à partir des années 1960 des pays comme l’Allemagne ou plus tard, dans les années 1980, la Belgique, qui avaient développé un modèle de polices encasernées, s’inspirent de cette police de maintien de la paix pour retisser le lien entre police et population dans des contextes nationaux marqués par des crises de légitimité policière. En Allemagne, mis en mouvement par la mort d’un étudiant berlinois Benno Ohnesong en 1967, le pays se lance dans une démilitarisation systématique des forces de police et enclenche un mouvement de concentration de celles-ci sur la lutte contre le crime (Jobard, 2003) [8]. L’adoption d’une approche résolument coopérative avec la population, en particulier dans le domaine de la gestion des foules, y sera consacrée par un arrêt de la cour constitutionnelle dit arrêt Brokdorf en 1985. En Belgique, la démilitarisation de la gendarmerie en 1991 apparaît comme le point d’orgue des années 1980, considérées comme des années noires de la police sur le plan de la criminalité (tueries du Brabant wallon entre 1982 et 1985, attentats des cellules communistes combattantes en 1984-85) et du contrôle des foules (drame du Heysel en 1985). Le pays adopte en 1992 une loi sur la fonction de police qui en consacre « l’encastrement social » : « Dans l’exercice de leurs missions de police administrative ou judiciaire, les services de police veillent au respect et contribuent à la protection des libertés et des droits individuels, ainsi qu’au développement démocratique de la société » [9]. Cette orientation sera ensuite déclinée par deux circulaires de 2003 et 2010 qui viendront préciser ce que le pays entend par « police orientée vers la communauté », le nouveau cadre de référence qu’il décide alors d’adopter. Ces deux pays font leur également la notion de désescalade de la violence, qui même si elle recouvre des significations distinctes dans les deux contextes est significative de la volonté de faire de l’usage de la force l’ultime recours du répertoire d’action policier, celui qui sera utilisé lorsque tous les autres moyens disponibles auront été mis en échec, ce qui en pratique arrive rarement. En Allemagne cela aura pour effet l’exploration d’un répertoire d’action publique tourné vers les systèmes locaux (Aden, 2001 [10]) et mobilisant fortement la prévention (Gauthier, 2015 [11]). La Belgique, de son côté, a institutionnalisé une fonction d’agent de quartier, imposant à toutes les forces de police locales le ratio minimal d’un policier de contact pour 4000 habitants. Celui-ci est chargé d’entrer en relation avec tous les résidents de son secteur, dont il doit en réalité d’abord vérifier la domiciliation pour le compte de la mairie ; mais il est chargé aussi de recenser leurs attentes en matière de sécurité et de traiter ce qui peut l’être dans un registre non pénal recourant à des techniques de médiation et d’apaisement des conflits. En 2017, Emmanuel Macron a relancé en France le chantier d’une police plus proche de la population dite police de sécurité du quotidien (la PSQ abordée plus haut). Néanmoins convertir une police de contrôle de la criminalité, axée sur l’intervention, à la diversification de son répertoire d’action n’est pas simple et les travaux de recherche conduits récemment sur la PSQ montrent que la succession des états d’urgence (anti-terroriste puis sanitaire) n’y aide pas.
La Vie des idées : Les récentes affaires de violences policières ont mis au jour les défaillances dans la formation et l’encadrement des policiers. Ne faudrait-il pas des réformes de structure, dans la hiérarchie et la chaîne de commandement, afin de contrôler davantage les interventions sur la voie publique ? Des dispositions vont-elles dans ce sens dans le projet de loi en cours ou d’autres ?
Anne Wuilleumier : Si police et démocratie sont intimement liées, cela soumet les agents de police à une forte obligation de rendre des comptes de l’usage de leurs pouvoirs (accountability en anglais) : leurs actes doivent pouvoir être perçus comme associés à « l’avantage de tous ». C’est ce que précise l’article XII de la DDHC : « cette force est donc constituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée ». D’où une mise en débat permanente de ce qu’est non pas tant une police légitime mais plus surement une action de police légitime, cas par cas. Les polices européennes ne sont pas égales entre elles de ce point de vue [12]. La police française n’est pas très bonne pour justifier l’usage de ses pouvoirs légaux, comme celui par exemple de réaliser un contrôle d’identité. Elle se complaît dans un style légaliste, pour parler comme René Lévy. Elle considère assez promptement un attroupement autour d’une intervention de police comme une menace, et cherche à faire « circuler » les badauds, voire à faire éteindre les caméras. L’exigence sociale d’accountability qui va plutôt en se développant nourrit le sentiment des policiers d’appartenir à l’institution « la plus contrôlée », en interne mais également en externe, ce qu’on lit et entend très souvent dans les interviews de policiers. Une partie d’entre eux aimeraient, et cela ressort désormais très nettement avec les débats sur l’article 24 de la loi sur la sécurité globale, pouvoir s’y soustraire. Mais, si un tel regard social peut en effet sembler lourd à porter au quotidien, la détention de pouvoirs exceptionnels [13], et la faculté d’user de la force (symbolique, physique, létale même) en fait indéniablement partie, s’accompagne d’une exigence de vertu renforcée. C’est un des intérêts du métier policier d’être associé à une exigence de réflexivité individuelle, et il faudrait sans doute d’abord réussir à comprendre pourquoi le corps professionnel des policiers associe au contraire discernement et servitude.
Former la police : le rôle de l’IHESI.
L’Institut national des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) accompagne depuis trente ans les politiques de sécurité. Sa création en 1989 prolonge l’ambitieuse politique de formation de la police développée par la gauche, qui y voit un levier de changement, après son accession au pouvoir en 1981. Elle suit l’émergence d’une direction de la formation de la police nationale et est portée par la même coalition réformatrice [14]. L’IHESI reçoit comme première mission d’être un espace de formation diplômante pour les dirigeants policiers et tout particulièrement les commissaires de police arrivés à mi carrière. Les formations, qui immergent les responsables policiers dans des collectifs interministériels composés d’agents publics d’horizons divers (ministères « régaliens » mais aussi sociaux et éducatifs, administration territoriale, parlementaires, etc.), accompagnent le développement d’un nouveau référentiel qui fait de la sécurité « l’affaire de tous ». Pour parler comme Jean Jacques Gleizal et ses collègues, elles font résolument entrer les dirigeants policiers dans l’ère des politiques publiques [15].
La première évolution significative de l’IHESI a lieu au cours des années 2000 lorsque celui-ci distend sa relation jusque-là fusionnelle avec le monde policier. L’institut diversifie sa mission de formation : il prend en charge deux nouvelles thématiques l’une en matière de sécurité civile, autour de la notion de « gestion de crise », l’autre en matière de sécurité économique. Cela l’amène à prendre en charge la formation continue d’autres cadres du Ministère de l’Intérieur, notamment du côté du corps préfectoral (en charge de l’animation des centres de crise) et à s’ouvrir aussi très largement aux acteurs du secteur privé (il contribuera par exemple à la professionnalisation de la fonction de directeur sécurité dans les grandes entreprises). Cette transformation induit un premier changement de nom pour l’IHESI qui devient Institut national des hautes études de sécurité (INHES) en 2004. C’est aussi à cette époque qu’il hérite d’une mission d’analyse statistique de la délinquance avec la création en son sein toujours en 2004 d’un observatoire national de la délinquance. Cette période brève (2004-2009) peut être vue comme une période de transition et d’incubation d’un nouveau référentiel laquelle amènera à la création en 2009 de l’Institut national des hautes études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ). Formalisé par le rapport Bauer de 2008, celui-ci donne comme objet au nouvel institut l’étude « des risques et des menaces ». Entre les deux périodes, l’objet des programmes de formation a donc considérablement évolué puisqu’il s’agit désormais moins de réfléchir sur les structures et les organisations publiques en charge des politiques de sécurité que de renforcer l’expertise des acteurs publics et privés sur les enjeux de sécurité. Une entrée donc dorénavant par les problèmes publics, davantage que par les acteurs des politiques publiques.
Marieke Louis, « Que peut-on attendre de la police ?. Entretien avec Anne Wuilleumier »,
La Vie des idées
, 19 mars 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Entretien-avec-Anne-Wuilleumier
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[1] La question utilisée est la suivante : Q25. Avez-vous très confiance, plutôt confiance, plutôt pas confiance ou pas confiance du tout dans chacune des organisations suivantes... ?
[2] Madani Cheurfa, « L’état d’urgence modifie-t-il la confiance des Français ? », note du Cevipof, 17 janvier 2016.
[3] Après demain, Le rapport police population, n° 54, 2e trimestre, 2020, p. 11.
[4] Jean-Michel Belorgey, 1982, Pré-rapport sur les réformes de la police.
[5] Ce prix est décerné chaque année depuis 2013 par la société de conseil BearingPoint.
[6] Anne Wuilleumier, 2020, « Distance et proximité. Deux modalités complémentaires de gestion des foules protestataires », Les Cahiers de la sécurité et de la justice, p. 194-209.
[7] La Préfecture de police de Paris reste à l’écart de cette innovation.
[8] Fabien Jobard, 2003, « Les deux visages de la sécurité en Allemagne », in Jean-Charles Froment (dir.) Les États à l’épreuve de la sécurité, Presses universitaires de Grenoble, p.192-216.
[9] Dispositions générales de la loi sur la fonction de police du 5 août 1992, article premier, chapitre 1.
[10] Hartmut Aden, 2001, « L’état protecteur, mobilisation de nouveaux acteurs et repli sécuritaire. Les politiques de sécurité et de prévention en Allemagne dans les années 1990 », Déviance et Société, n°4, p. 459 -477.
[12] Sébastian Roché, 2016, De la police en démocratie, Paris, Grasset.
[13] Des « pouvoirs exorbitants du droit commun », comme dit le droit.
[14] À l’époque la gendarmerie ne relevait encore que du seul ministère de la défense, raison pour laquelle la formation développée à l’ihesi n’est alors pensée que dans l’articulation avec celle de la police nationale.