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Dossier / États-Unis 2024 : sauver la démocratie

En Arizona, un mur en héritage


par Thomas Grillot , le 5 novembre


Construit pour bloquer le passage des migrants illégaux du Mexique, le Mur constitue aussi en Arizona un barrage pour les non-humains. Au nom de la sécurité nationale, toutes les lois de protection environnementale ont été ignorées.

L’Arizona n’est un État que depuis 1912. Mais ce territoire peu densément peuplé (7,4 millions d’habitants pour 295 254 km²) l’est assez à présent pour être représenté par 11 grands électeurs au collège électoral qui élit le président. Depuis qu’en 2020 il a accordé une courte majorité au candidat Biden, il est aussi devenu un de ces États en balance dont les citoyens font l’objet de l’attention médiatique et politique la plus soutenue. On scrute le positionnement des Arizoniens sur les grands sujets clivants, comme l’avortement, au sujet duquel se livre en ce moment même une bataille judiciaire si féroce que le procureur général de l’État lui-même croit bon d’avertir sur son site : « Vous voulez avoir accès à un traitement lié à une grossesse et ne savez pas ce qui est légal en Arizona ? Vous n’êtes pas seul. La loi n’est pas toujours claire et en ce moment, elle est fluctuante ». Mais s’il est un sujet qui plus que les autres est associé à l’Arizona, c’est bien sûr celui de l’immigration. Car si les mouvements des humains sont bien un problème international, l’impact des constructions censées la freiner est d’abord local – et les humains ne sont pas les seuls à le ressentir. Indépendamment de leur efficacité réelle ou supposée et des morts qu’ils ont déjà causées, le Mur, c’est-à-dire l’ensemble des installations de contrôles frontaliers, ont profondément, et dans certains cas irrémédiablement, modifié la vie dans le sud de l’Arizona. Ils ont bouleversé un environnement à la fois extraordinairement riche et fragile, dont le caractère exceptionnel ne s’est vraiment révélé que dans les années 1980. Aucun des deux candidats à l’élection présidentielle de novembre 2024 n’a évoqué le possible démantèlement de ces installations, et pour cause : Donald Trump en a fait un de ses principaux chevaux de batailles, tandis que Kamala Harris doit se défendre d’avoir échoué à contrôler l’immigration en tant que vice-présidente – bien qu’elle n’ait en vérité jamais été chargée de ce rôle. Mais quel que soit le vainqueur du scrutin, les habitants de l’État connu pour les beautés du Grand Canyon devront faire face à l’héritage du mur : une frontière construite pour bloquer les humains, mais qui bloque surtout les animaux ; un espace où au nom de la sécurité nationale toutes les lois de protection environnementale sont ignorées ; mais aussi une histoire de mobilisation sociale dans laquelle, à côté des humanitaires et des groupes de frontaliers, les écologistes ont joué et continueront sans aucun doute de jouer un rôle central.

Barrière frontalière : avant et après Trump, 2021

L’idée d’un mur

L’Arizona partage 600 kilomètres de frontière et neuf points de passage officiels avec le Mexique. À chaque moment de crise migratoire, c’est-à-dire à chaque fois que se présente un nombre jugé anormalement élevé de migrants aux portes des États-Unis, les Arizoniens font l’objet de reportages sensationnalistes et d’appels angoissés de leurs proches vivant dans d’autres États : est-ce que tout va vraiment si mal, là-bas, à la frontière ? Peu importe la mobilité des flux, la nationalité changeante des migrants, la diversité de leurs projets migratoires. Les images de groupes franchissant les barrières au péril de leur vie ; de caravanes conduites dans le désert par des passeurs au service des cartels mexicains ; l’idée même de la frontière comme espace de transit des drogues et des trafiquants d’êtres humains : voilà qui paraît justifier amplement l’inquiétude, et la politisation de ce sujet si explosif.

Certes, il n’y a pas en Arizona de grande agglomération transfrontalière, comme El Paso/Ciudad Juarez au Texas, ou San Diego/Tijuana en Californie ; seulement des petites villes comme Nogales, ou des bourgs comme Naco, Sasabe ou Yuma, dont les noms mexicains et amérindiens évoquent le Hollywood de l’âge d’or. Mais lorsqu’en 2006 l’administration Bush a lancé le projet de fermer la frontière par un système de barrières, le Mur frontalier, l’Arizona est devenu un point de passage essentiel des migrants illégaux. En 2017, le président Trump a déclaré l’état d’urgence pour obtenir du Congrès le financement de nouvelles emprises, clôtures, barbelés, lampadaires, et proposé d’ériger une palissade continue du Pacifique au golfe du Mexique. Après l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, en 2020, les républicains ont entretenu l’idée que la présidence démocrate cachait l’ampleur de la crise migratoire et que, loin de ne concerner que les territoires frontaliers, celle-ci s’étendait en réalité à l’ensemble du pays puisque, selon Steve Scalise,le leader républicain de la Chambre des représentants, « chaque ville [des États-Unis] est une ville-frontière ». Cette approche a fait des territoires situés le long du Mur la première ligne d’interception d’un vaste système de surveillance et de criminalisation des migrants. Les appels à étudier avec précision les effets mesurables du « Mur » sont de peu de poids dans ce contexte politique extrêmement partisan, malgré plusieurs études sur la question (voir ici et ). La prolongation de ces barrières, ralentie depuis l’arrivée de Biden, est un enjeu important de la prochaine élection présidentielle. En parallèle, une proposition de loi aggravant les contrôles d’identité en Arizona et donnant aux juges de l’État le pouvoir d’expulser les migrants sera soumise à référendum.

L’Arizona vit depuis longtemps dans l’ombre d’un mur qui fut longtemps imaginaire. L’idée en remonte aux années 1880 et aux débats qui mènent à la prohibition de l’immigration chinoise. Les « nativistes » étatsuniens rêvent alors d’une « grande muraille » contre les sujets du Céleste Empire, qui ont pourtant aidé à coloniser l’Ouest dans toutes sortes d’emplois. Les Chinois candidats à l’immigration deviennent alors les premiers étrangers à devoir passer secrètement la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Point encore de barrière, pourtant, et pendant des décennies, la vie à la frontière consiste surtout en des mouvements saisonniers de manœuvres mexicains qui viennent chercher du travail dans les secteurs minier et agricole des États frontaliers : Californie, Arizona, Nouveau-Mexique, Texas. Alternent les phases d’ouverture, accompagnées d’embauches, et de fermeture, caractérisées par des expulsions parfois massives, comme pendant la Grande Dépression. Diverses formes de ségrégation raciale complètent ce régime migratoire dans l’arrière-pays de la frontière. Le bétail mexicain est lui aussi soumis à contrôle. Mais dans les ranchs frontaliers, les vaches (et les voleurs de bétail) franchissent d’autant plus facilement la frontière qu’elle n’est alors matérialisée, de loin en loin, que par de fragiles barrières de fil barbelé et des monuments certes symboliques mais tout à fait inaptes à proscrire le mouvement des êtres animés, hommes ou bêtes [1].

Le mur frontalier

Les premières barrières ne sont érigées par l’État fédéral qu’en 1990, à San Diego. Sous la présidence Clinton, une loi sur l’immigration (Illegal Immigration Reform and Immigration Responsibility Act, ou IIRIRA) autorise en 1996 le triplement de cette première barrière : la frontière s’épaissit entre Tijuana et San Diego. Pour hâter la construction de ce mur, l’IIRIRA a autorisé l’État fédéral à ignorer deux lois écologiques majeures : National Environmental Policy Act (NEPA) de 1969 et the Endangered Species Act (ESA) de 1973, qui auraient rendu nécessaire une étude approfondie de ses impacts environnementaux. Des organisations écologistes, comme le Sierra Club, contestent ce principe. Elles sont déboutées en 2004, mais parviennent à empêcher la construction d’un tiers de la structure initialement prévue [2].

Les attaques du 11 septembre 2001 entraînent la création d’un ministère de la sécurité intérieure, le Department of Homeland Security (DHS) en 2003, chargé de renforcer le contrôle de l’immigration pour mieux lutter contre le terrorisme. La suspension de toute considération écologique et de toute prise en compte des impacts archéologiques ou religieux sur les sites amérindiens est alors étendue à quatre-vingt-quatre lois fédérales ainsi qu’aux lois et ordonnances similaires des États fédérés et des municipalités frontalières (Real ID Act, 2005). Au nom de la sécurité nationale, un véritable État d’exception environnemental est décrété pour faciliter la construction de 1125 kilomètres de barrières physiques à la frontière (Security Fence Act, 2006). Associées à de nouveaux checkpoints, à des éclairages, des caméras et autres systèmes de détection, près de 1000 kilomètres d’obstacles sont mis en place entre 2006 et 2009. Un peu moins de la moitié consiste en des « barrières de Normandie », de gros rails métalliques, faciles à installer et destinés surtout à empêcher le passage des véhicules de trafiquants de drogue. Seule l’autre moitié peut réellement être qualifiée de « mur ». La frontière est encore loin de s’être transformée en une ligne continue d’obstacles et de fortifications. Surtout, les constructions n’ont pas arrêté les traversées illégales. Chassés des secteurs urbains, les migrants ont dès les années 1990 tenté leur chance ailleurs, comme en Arizona, dans le secteur de Tucson.

L’espace transfrontalier des animaux… et des écologistes

Jeune ours sur le mur de la frontière piétonne à Naco, Arizona

Malgré la nature désertique de la frontière à cet endroit, les migrations ne s’y déploient pas dans un no man’s land. Depuis les années 1980, des municipalités et des associations frontalières et transfrontalières, locales, nationales et parfois bi-nationales ont tissé des liens solides et variés entre l’Arizona et le Sonora, l’État mexicain voisin. L’arrivée de centaines de milliers de réfugiés issus de pays d’Amérique latine fuyant des conflits armés largement financés par les États-Unis a provoqué une mobilisation de la société civile, faite d’actions humanitaires et de désobéissance civile, appelé le mouvement des sanctuaires. Certains de ses acteurs les plus en vue, comme le quaker Jim Corbett, s’emploient par la suite à collaborer à des projets environnementaux impliquant des éleveurs de la région. Ceux-ci sont alors sous le feu des critiques de nouvelles organisations écologistes [3]. Parmi celles-ci, le Center for Biological Diversity, fondé en 1986 au Nouveau-Mexique, est particulièrement actif. Pour protéger les espèces animales en danger dans la région, ses fondateurs sont prêts à en découdre avec l’État fédéral devant les tribunaux, mais aussi avec les éleveurs qu’ils jugent indirectement responsables de l’inaction des agences environnementales étatiques. Craignant d’être évincés de la région au nom de considérations écologistes, les éleveurs arizoniens s’autoproclament « le centre radical » et s’organisent en associations développant leur propre version de la conservation, l’entretien et la restauration des sols et des espèces animales qui y vivent [4].

Les concepts de corridor écologique et de connectivité émergent alors de nombreuses études consacrées d’abord à l’écologie des îles puis à celle d’espaces menacés de fragmentation comme la forêt vierge. Le champ de la « biologie de la conservation » se développe aux États-Unis avec pour objectif non plus seulement de comprendre l’apparition et l’extinction d’espèces, mais aussi de guider les efforts de protection dans un contexte où les habitats naturels des espèces sont fragmentés par l’intrusion humaine. Identifier les espaces où se distribuent et circulent ces espèces pour mieux concentrer les efforts de protection devient un enjeu crucial. La perspective du changement climatique pose une question supplémentaire : le réchauffement planétaire ne va-t-il pas s’accompagner de migrations d’espèces rendant caduque le vieux concept de réserve naturelle ? [5]

Le milieu arizonien-sonorien se prête particulièrement à ces débats. Toute une partie du sud de l’Arizona et donc de la Frontière, souvent imaginés comme un désert plat et uniforme, est en réalité la pointe extrême d’un ensemble de quarante-quatre massifs montagneux, confettis septentrionaux de la Sierra Madre occidental, berceau du trafic de drogue mexicain. Cet archipel dans le désert est caractérisé par une remarquable biodiversité, avec un grand nombre d’espèces endémiques, dont les plus mobiles doivent leur survie à la possibilité de passer d’un massif à l’autre, à la recherche d’eau et de nourriture. On y trouve plus de la moitié des espèces d’oiseaux d’Amérique du Nord, 29 espèces de chauve-souris, plus de 3500 espèces de plantes, 150000 espèces d’invertébrés, et 104 espèces de mammifères, soit le plus haute concentration de cette classe d’animaux aux États-Unis. Selon le mot d’un des plus éminents spécialistes de la région, l’étagement des espèces végétales dans ces massifs permettrait même au randonneur qui en fait l’ascension de passer en quelques heures des paysages du désert à ceux du nord du Canada [6].

Le caractère remarquable de la région transfrontalière se fait jour dans les années 1980, et se matérialise dans des cartes des milieux naturels et de « communautés biotiques » de la région qui ignorent les frontières nationales [7]. Les massifs montagneux sont alors désignés en anglais sous le nom d’« îles dans le ciel » (sky islands) -une appellation poétique qui s’avère particulièrement apte à mobiliser les défenseurs de l’environnement dans la région [8]. En 1991, à Tucson, ils se fédèrent en une « Sky Island Alliance » regroupant défenseurs de l’environnement et biologistes. L’Alliance obtient la fermeture au tourisme de certaines zones sensibles sans pour autant parvenir à faire classer la région comme « aire nationale de conservation de la biodiversité ». Des expéditions de relevés de la flore et de la faune sont organisées au Sonora, où les collaborations avec la partie mexicaine se mettent en place. Du côté étatsunien, le travail de mobilisation écologiste est facilité par le fait que 42% des terres de l’Arizona sont la propriété de l’État fédéral et qu’à la frontière moins de 4% des terres sont privées – là où se trouvent justement la partie arizonienne des sky islands. Les militants de la biodiversité peuvent faire pression sur les agences fédérales pour obtenir qu’elles prennent en compte le caractère exceptionnel d’une région qui n’est pas encore marqué par « le Mur » et qu’ils sillonnent en tous sens... tout comme les migrants, et les grands mammifères ; herbivores comme le mouflon canadien ou l’antilocapra du Sonora, ou carnivores, comme le loup gris ou l’ours noir.

Des espaces de 3 à 4 pouces entre les bornes en acier arrêtent pratiquement toute migration de la faune.

Malgré cette densité de biologistes à la frontière, c’est un éleveur de bétail, Warner Glenn, grand chasseur de pumas dont le ranch jouxte la frontière avec le Mexique, qui fait en 1996 la découverte la plus spectaculaire : il y a des jaguars en Arizona. Glenn en prend un en photo, sans le tuer. Quelques mois plus tard, un autre chasseur, Jack Childs, photographie un autre individu, qui comme le premier est probablement venu du Sonora. Autour de ces deux jaguars, nommés « Macho A » et « Macho B » (mâle A et mâle B) par allusion à leurs origines mexicaines, un groupe de travail incluant ranchers, agences gouvernementales et défenseurs de l’environnement se crée pour imaginer un plan de protection de ce grand félin présent de l’Argentine au Mexique, et dont on pensait le dernier spécimen étatsunien exterminé dans les années 1960. Le jaguar est idéal pour jouer le rôle d’espèce porte-drapeau de la biodiversité transfrontalière. Il bénéficie du prestige associé aux grands prédateurs, sans en avoir l’aura de danger pour les populations ou le bétail -au contraire de l’ours ou du loup, dont les programmes de réintroduction se heurtent à la résistance féroce des éleveurs étatsuniens ou mexicains. Au sud de la frontière, un plan de sauvegarde a été lancé en 1989, avec pour objectif de créer des corridors de protection continus du Panama jusqu’au Mexique. Au Sonora des chercheurs mexicain et américain identifient la population de jaguars dont seraient issus les individus aperçus dans l’Arizona. En 2003, une alliance entre organisations privés des deux pays permet la création d’une réserve entièrement dévolue à la préservation du jaguar dans une région isolée des contreforts de la Sierra Madre occidentale, dans le Sonora, qui n’est plus seulement perçue comme terre des cartels de la drogue mais aussi Tierra del jaguar. L’objectif est non seulement de préserver la population de jaguars locaux mais de faciliter leurs allers et venues entre les deux pays [9].

Alors que l’idée d’un « mur frontalier » devient de plus en plus présente dans le débat public étatsunien, les militants de la biodiversité de l’Arizona ne se contentent donc pas de mettre en évidence l’existence d’un espace naturel transfrontalier. Ils s’affirment aussi comme des « frontaliers » habiles qui savent composer avec des espaces politiques nationaux où la place de l’État et du secteur privé dans la gestion des problèmes environnementaux est très différente. Pour obtenir, par exemple, l’inscription du jaguar sur la liste des espèces en danger aux États-Unis, il leur faut développer un argumentaire qui mette en avant le caractère indigène de cette espèce, dont les seuls exemplaires vivants sont pourtant très certainement venus du Mexique. Leur position sur les barrières physiques à la frontière est tout aussi complexe. Tucson est un haut-lieu du mouvement des sanctuaires. Mais les traversées de migrants dans les zones désertiques de l’Arizona ne sont pas sans conséquences pour l’environnement : passages de véhicules et d’êtres humains suscitent leur lot de déchets et de perturbation pour les espèces locales. Tant que le mur reste essentiellement un ensemble discontinu de barrières anti-véhicules, comme c’est le cas en Arizona jusqu’au mandat de Donald Trump, il ne fait guère l’objet de contestation du point de vue environnemental. Les écologistes contestent le terrain frontalier aux douaniers, mais utilisent les mêmes moyens de détection qu’eux : caméras, avions, visites d’inspection. Il arrive aussi que les douaniers transmettent des photos d’animaux repérés par leur propre système de détection. En 2009-2011, le service des douanes finance même, au titre de remédiation pour les dommages que ces installations frontalières causent à l’environnement, plusieurs projets de recherche sur les jaguars [10]. Au tournant des années 2010, la frontière devient ainsi, par l’action conjuguée d’acteurs privés, des associations écologistes et de l’État fédéral, une des régions naturelles la plus densément équipée en caméras au monde.

Des dommages irréparables, de nouveaux points de passage

Ces arrangements avec « le Mur » cessent d’être possibles à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Entre 2017 et 2020, profitant de la loi de 2005 permettant d’ignorer toute considération écologique dans l’intérêt de la sécurité nationale, le DHS construit et reconstruit les installations frontalières sur plus de 80% de la longueur de la frontière de l’Arizona avec le Mexique. La diversité reste la règle, depuis les barrières anti-véhicules jusqu’aux palissades de poteaux métalliques pouvant atteindre 9 mètres de haut et enfoncés dans des socles de béton. Et le projet reste marqué par la discontinuité : les différents segments de mur sont mal reliés entre eux, et laissés inachevés depuis l’élection de Joe Biden. Il n’empêche : les dégâts infligés à l’environnement sont massifs. Certains secteurs montagneux ont été entamés à la dynamite. Les véhicules de chantier ont arasé des zones entières, perturbant faune et flore. Mammifères petits et grands, papillons et chauve-souris indispensables à la pollinisation des cactus, mais aussi certaines espèces d’oiseaux sont arrêtés dans leurs trajets par ces nouvelles constructions. Certes, des jaguars parviennent encore à franchir la frontière : leurs corridors, à l’ouest de la frontière avec le Nouveau-Mexique, n’ont pas encore été entravés par le Mur. Mais le DHS n’est tenu qu’à une prise en compte minimale de ces dommages [11]. Et la défaite de Donald Trump en 2020 ne suspend pas toute construction. En 2022, le gouverneur républicain de l’Arizona est même allé jusqu’à édifier à la frontière, sur des terres fédérales, un mur de containers long de 7 kilomètres, avant d’être forcé de le démanteler [12].

Le mur frontalier

Pour les militants de la biodiversité, le constat est clair : le Mur laisse passer tout le monde (les actualités ne cessent de montrer des migrants le franchissant [13]), sauf les animaux. Face à ce danger, les organisations écologistes actives en Arizona sont parmi les premières à contester l’érection des nouvelles barrières, en en démontrant la dangerosité [14] ; en en documentant leurs effets [15] ; en manifestant sous le signe du jaguar à la frontière ; mais aussi en portant l’affaire devant les tribunaux. Les écologistes prennent la tête de vastes coalitions impliquant tribus amérindiennes, associations et gouvernements locaux, organisations religieuses. Ils échouent à remettre en cause la suspension des lois environnementales à la frontière mais contestent efficacement le financement du mur à l’aide de fonds initialement destinés au ministère de la Défense. À l’issue de quatre ans de procédure, un accord est trouvé qui assure un plan de financement d’opérations de remédiation environnemental, qui se traduit notamment par l’ouverture de passages pour les animaux et les rivières en crue à certains endroits du Mur. La victoire a cependant été de courte durée : dès mars 2024, elle a été invalidée par un juge fédéral du Texas qui a considéré que les fonds destinés au ministère de la Défense ne pouvaient pas plus être consacrés à réparer les dégâts du Mur qu’au Mur lui-même [16].

La mobilisation écologiste en Arizona est remarquable. Adossée à un vaste système d’organisations privées ayant activement contribué à mettre en valeur et à accroître les liens entre États-Unis et Mexique, elle s’est développée à la faveur des mêmes tendances qui expliquent que l’Arizona est aujourd’hui un État-bascule : l’arrivée de représentants des classes moyennes venus, entre autres, de Californie, et plutôt ancrés à la gauche du paysage politique, mais aussi la croissance de la population latino, largement issue de l’immigration. Il est peu probable que les animaux eux-mêmes fassent pencher la balance dans un sens ou dans un autre. Mais la capacité mobilisatrice des organisations luttant pour la préservation de l’environnement est désormais bien établie. Et leur diagnostic tiendra quelle que soit l’issue du scrutin de novembre 2024 : les dommages infligés par « le Mur » aux humains comme aux non-humains sont profonds ; qu’il se développe encore ou qu’il soit démantelé, les Arizoniens devront encore longtemps vivre avec les séquelles de sa construction.

par Thomas Grillot, le 5 novembre

Pour citer cet article :

Thomas Grillot, « En Arizona, un mur en héritage », La Vie des idées , 5 novembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/En-Arizona-un-mur-en-heritage-6307

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Rachel St. John, Line in the Sand : A History of the Western U.S.-Mexico Border, Princeton University Press, 2011.

[2Blas Nuñez-Neto and Michael John Garcia, «  Border Security : The San Diego Fence  », CRS Report for Congress, 23 mai 2007.

[3Geraldo L. Cadava, Standing on Common Ground : The Making of a Sunbelt Borderland, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2013  ; Davidson, Miriam, Convictions of the Heart : Jim Corbett and the Sanctuary Movement, University of Arizona Press, 1988.

[4Nathan F. Sayre, Ranching, Endangered Species, and Urbanization in the Southwest : Species of Capital, University of Arizona Press, 2016.

[5Rob L. Peters, et Joan D. S. Darling. « The greenhouse effect and nature reserves ». BioScience 1985 35, p. 707-717.

[6Peter Warshall, « Biogeography of the high peaks of the Pinalenos », Reprinted from the Environmental Data Book, US Forest Service, Coronado National Forest, by the Maricopa Audubon Society, Phoenix, Arizona, 1986.

[7David E. Brown et C. H. Lowe 1980. « Biotic Communities of the Southwest » (1:1,0002_000). Gen. Tech. Rep. RM-78, U. S. Forest Service, Fort Collins, CO.

[8DeBano, Leonard F. et al. Biodiversity and management of the Madrean Archipelago : The Sky Islands of southwestern United States and northwestern Mexico. Gen. Tech. Rep. RM-GTR-264. U.S. Department of Agriculture, Forest Service, Rocky Mountain Forest and Range Experiment Station, 1995.

[9Eric W. Sanderson et al., "A systematic review of potential habitat suitability for the jaguar Panthera onca in central Arizona and New Mexico, USA" Oryx 56(1) janvier 2022, p. 116-127.

[10U.S. Customs and Border Protection, Environmental Assessment for the Proposed SBInet Tucson West Project, Washington, D.C, septembre 2008  ; Melanie Culver, Jaguar surveying and monitoring in the United States (ver. 1.1, November 2016) : U.S. Geological Survey Open-File Report 2016–1095  ; Melanie Culver et al., « The University of Arizona Jaguar Survey Project », Sonorensis 33(1) Winter 2013, p. 18-20.

[11Department of Homeland Security, Final Environmental Stewardship Plan, Fence Construction and Replacement Projects in Cochise, Pima, and Santa Cruz Counties, Tucson Sector, Arizona, septembre 2020.

[12Healy, Jack, « Arizona Agrees to Dismantle Border Wall Made From Cargo Containers », The New York Times, 21 décembre 2022.

[13En 2024, l’Arizona reste le premier secteur pour les traversées illégales. Cf. Camilo Montoya-Galvez, Taylor Johnston, «  Arizona sector becomes No. 1 hotspot for migrant crossings, despite border walls and treacherous terrain  », CBS News, February 24 2024  ; pour le décompte des douanes américaines, voir ici.

[14sur les risques que posent «  le Mur  » pour la biodiversité locale, cf. Jesse R. Lasky, Walter Jetz, Timothy H. Keitt, «  Conservation biogeography of the US–Mexico border : a transcontinental risk assessment of barriers to animal dispersal  », Diversity and Distributions 17(4), juillet 2011, p. 673-687  ; Noah Greenwald, Brian Segee, Tierra Curry and Curt Bradley, «  The Disastrous Impacts of Trump’s Border Wall on Wildlife a Wall in the Wild  » Center for Biological Diversity, May 2017  ; Robert Peters et al. «  Nature Divided, Scientists United : US–Mexico Border Wall Threatens Biodiversity and Binational Conservation  », BioScience 68(10), octobre 2018, p. 740–743  ; Curt Prendergast, «  Border wildlife cameras show animals facing ‘completely unprecedented’ barrier  », Tucson.Com, 2 septembre 2020  ; Defenders of Wildlife, Take Down the Wall. Reconnecting Wildlife Corridors on the U.S.-Mexico Border, avril 2021.

[15Voir les photos de Myles Traphagen, «  The Border Wall in Arizona and New Mexico-July 2021  », Wildlands Network, 8 juillet 2021.

[16"ACLU Files Lawsuit Challenging National Emergency Declaration", site de l’ACLU, 19 février 2019, page consultée 18 Octobre 2024. "Sierra Club, Southern Border Communities Coalition, and ACLU Reach Settlement with U.S. Government in Border Wall Case Challenging the Illegal Transfer of Military Construction Funds", July 2023, site du Sierra Club, page consultée 18 Octobre 2024  ; March 8, 2024 : un juge fédéral du Texas a interdit de rediriger des fonds repris au ministère de la défense vers des projets de remédiation environnementale.

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