Les racines du poutinisme résident dans l’eltsinisme. Poutine lui-même est un produit du passé : c’est non seulement un produit du KGB mais aussi du régime d’Eltsine. Loin d’être le « premier dirigeant démocratiquement élu en mille ans d’histoire de la Russie », comme l’ont annoncé triomphalement les journaux après sa première élection, c’est en réalité quelqu’un à qui le pouvoir a été apporté sur un plateau, après le triomphe d’un clan d’initiés du Kremlin sur un autre. Poutine n’a pas seulement gouverné grâce à l’appui des services de renseignement et de louches milieux d’affaires mais aussi, de 2000 à 2008, sur la base de la Constitution « hyperprésidentielle » de 1993.
Pour bien réfléchir à la question de la démocratie dans le contexte de la Russie postcommuniste, il faut en fait renoncer à l’idée d’une discontinuité du régime et à la dichotomie autoritarisme/démocratie sur laquelle se fonde cette idée de discontinuité. Il faut au contraire examiner de près les nombreuses formes de continuité existant entre le régime d’Eltsine et celui de Poutine. Une telle approche n’a certes rien qui puisse alimenter les espoirs ou les craintes des adversaires ou des apologistes d’Eltsine et de Poutine, mais elle peut en revanche déboucher sur une vision empreinte de bon sens et d’un certain scepticisme.
Quand on regarde les choses de près, l’eltsinisme et le poutinisme présentent plus de similitudes que ne veulent bien le reconnaître leurs apologistes ou leurs adversaires. En dépit des apparences, les points communs entre les deux systèmes l’emportent sur les différences. D’un point de vue historique, il est révélateur à cet égard que l’élite russe qui n’avait de comptes à rendre à personne sous Eltsine soit parvenue à se métamorphoser en une élite qui n’avait de comptes à rendre à personne sous Poutine, sans aucun bouleversement social notable. Il ne faut donc pas se laisser abuser par quelques retouches de façade.
De la difficulté à stabiliser un système autoritaire
Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans la controverse sur la question continuité/discontinuité, il est fondamental de comprendre qu’il est aussi difficile de créer et de stabiliser un système autoritaire qu’une démocratie. Que les membres de l’entourage de Poutine aient nourri ou non des rêves autoritaires, le fait est qu’ils n’ont jamais eu ni les capacités ni les raisons d’imposer un régime autoritaire à la société russe. Il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire de gouverner d’une main de fer, et cela ne rapporte pas non plus autant qu’on croit. En l’absence d’une idéologie susceptible de rassembler des partisans, les possibilités autoritaires du régime de Poutine ont toujours été limitées. Toute véritable restauration d’un pouvoir dans le style soviétique aurait exigé un retour à la fermeture des frontières et à la situation dans laquelle Moscou était la seule voie d’accès au pays, ou du moins une brutale diminution des contacts avec l’Occident, qui sont aujourd’hui totalement libres. Un tel retour à l’autarcie n’a jamais été envisagé, pour diverses raisons. Non seulement il aurait eu des conséquences directes sur les intérêts matériels des membres les plus influents de l’establishment russe, mais il aurait aussi laissé la Russie seule face à un certain nombre de problèmes qui ne peuvent être résolus à long terme sans une aide importante de l’Occident (comme par exemple le maintien de l’intégrité territoriale du pays, qui est militairement exposé sur son flanc sud).
Les citoyens les plus actifs de Russie ne votent peut-être pas régulièrement, mais ils voyagent beaucoup. 10 millions de Russes environ se rendent à l’étranger chaque année. Ce chiffre n’a rien à voir avec le dispositif autoritaire qui a caractérisé l’époque antérieure. Staline contrôlait les élites en les empêchant d’avoir des contacts libres avec les étrangers. Poutine « contrôle » ses élites en faisant l’inverse : il les autorise à avoir des contacts de ce type. Cette différence avec Staline montre bien la proximité entre Poutine et Eltsine sur ce point également. Le maintien fondamental de l’ouverture des frontières est une raison de plus pour rejeter le vieux refrain journalistique d’un « retour à l’autoritarisme » de la Russie sous Poutine.
Il est vrai que ce n’est pas la résistance obstinée des forces démocratiques qui a empêché un véritable retour à l’autoritarisme dans la Russie de Poutine. Ces forces sont restées mal organisées, ne sont pas véritablement enracinées dans la société et sont fondamentalement inefficaces. C’est pour une tout autre raison qu’il a été difficile de créer un régime véritablement autoritaire en Russie. Le principal obstacle au rétablissement d’un contrôle centralisé et tout-puissant a été la disproportion entre l’énormité des problèmes auxquels est confronté le pays et la faiblesse des outils et des ressources dont dispose le Kremlin. Quand je parle de problèmes énormes, je pense à ce mélange décourageant entre une natalité rappelant celle des pays européens et une espérance de vie faisant penser à l’Afrique, mais aussi à une crise massive de l’équipement dans un pays où existent onze fuseaux horaires — une crise de démodernisation qui va de l’état catastrophique du système de santé à la pollution qui a contaminé les fleuves, sans oublier la dégradation apparemment impossible à enrayer de l’infrastructure des transports, du système d’enseignement et des autres grands services publics. Quand je parle de faiblesse des outils, je pense aux luttes fractionnelles auxquelles se livre l’élite politique et à l’impossibilité d’imposer une discipline ou des objectifs communs à des bureaucrates atomisés et corrompus qui vivent de dessous-de-table et recourent à l’intimidation physique et à la violence pour capter et redistribuer à eux-mêmes et à leurs plus proches associés les richesses publiques et privées.
Même sans corruption généralisée, le fait que les organismes gouvernementaux et les ministères se dissimulent des informations essentielles et travaillent les uns contre les autres a tendance à entraîner des choix politiques incohérents et contre-productifs, des blocages et des impasses, des retards dangereux en cas de crise imprévue. Les tensions manifestes entre Gazprom et Rosneft, par exemple, montrent bien que ceux qui exercent le pouvoir ne poursuivent pas toujours les mêmes objectifs. Aujourd’hui, le manque de coordination entre les divers centres de pouvoir mène souvent à des raiderstvo (prises de contrôle illégales). Ces batailles expriment une faiblesse majeure de l’État, soigneusement cachée, qui permet de penser que la consolidation du pouvoir vertical à l’époque de Poutine relève de l’illusion plus que de la réalité.
Les différentes bureaucraties de Russie peuvent être caractérisées comme des orphelins abandonnés par feu le Parti communiste d’URSS. Cette vérité fondamentale est apparue sous Eltsine et n’a pas connu de modification sensible sous Poutine. En tant que fragments de l’ancien système, par exemple, Gazprom (l’ancien ministère soviétique du gaz) et la Procurature ont été soustraits à la supervision du Parti communiste. Ces deux institutions sont l’une et l’autre peuplées d’individus concrets. Elles ont donc d’importants intérêts qui leur sont propres, des intérêts qui ne correspondent pas nécessairement à ceux du Kremlin. Russie unie, la machine politique créée par le groupe dirigeant, ne peut pas faire ce que faisait le Parti communiste pendant l’ère soviétique : imposer sa discipline et une certaine coordination à tous les rouages de l’immense bureaucratie soviétique et de l’appareil industriel, national et local. Elle ne peut pas non plus réoccuper l’espace laissé vacant par le Parti communiste ni rétablir l’unité brisée de l’élite dirigeante.
C’est en cela que réside la véritable originalité de l’évolution politique de la Russie postcommuniste. La disparition du Parti communiste a laissé derrière elle un paysage politique jonché de fragments extrêmement développés d’un État extrêmement développé, mais sans le système traditionnel qui permettait d’imposer un minimum de cohérence et de coordination à des dizaines de départements administratifs et d’organismes dont les domaines se recoupent. Cette situation étrange n’a pas de précédent historique. La puissante bureaucratie soviétique n’a pas disparu mais a survécu par petits bouts sous un contrôle affaibli du Kremlin, ce qui veut dire sans véritable incitation à s’abstenir de toutes les formes anarchiques d’enrichissement, sans que rien n’empêche les gens en place de s’en mettre plein les poches quand ils en ont l’occasion. La corruption à tous les échelons de l’État russe, intérieurement morcelé, est un des principaux obstacles à la consolidation politique dans la Russie postcommuniste. C’est en fait un obstacle presque insurmontable à une quelconque consolidation, que celle-ci soit autoritaire ou démocratique.
Poutine et les oligarques
Il est très difficile d’apprécier la puissance d’un dirigeant quand les adversaires qu’il combat et qu’il élimine parfois sont intrinsèquement faibles et sans défense, quand les plantes qu’il arrache n’ont pas de racines solides. Arracher une plante sans racine ne nécessite pas une grande force. Contraindre Vladimir Gusinski et Boris Berezovski à l’exil ou mettre Khodorkovski en prison n’a pas été particulièrement difficile. Ces coups de main ne sont donc pas le signe d’un grand pouvoir. Disons les choses autrement : pour apprécier la puissance de Poutine en tant que consolidateur du pouvoir, il est nécessaire de prendre la mesure des résistances dont il a triomphé avec beaucoup de bruit. L’élimination d’un ou deux milliardaires de la privatisation ne nous dit à peu près rien. Si les résistances qu’il a vaincues étaient bruyantes mais fondamentalement fragiles et exposées, il faut bien réfléchir avant de se joindre à ceux qui lui reprochent ou le félicitent d’avoir recentralisé des pouvoirs éparpillés. Il y a une meilleure indication du pouvoir (limité) de Poutine : bien qu’il utilise parfois la Procurature pour satisfaire des vengeances privées, il n’a pas été capable de la transformer en organisme discipliné capable de se mettre au service d’objectifs nationaux plutôt que privés.
Et pour ce qui est des oligarques, tout le monde s’accorde maintenant à reconnaître qu’en dehors de quelques exceptions importantes, Poutine n’a pas vraiment détruit leur pouvoir mais n’a fait qu’introduire parmi eux ses propres favoris, en les obligeant à se faire nettement plus discrets qu’auparavant. Poutine n’a jamais remis en cause la privatisation des grandes entreprises. Il a simplement obligé les oligarques de l’ère Eltsine, qui sont pour la plupart restés en place, à baisser la tête, et a un peu diminué leur assurance, tout en les laissant profiter de la plus grande partie de leurs richesses mal acquises.
Non seulement les oligarques, mais les autorités politiques elles-mêmes semblent avoir perfectionné l’art de faire profil bas. Face à l’incompétence des responsables officiels quand éclate une crise nationale (naufrage du Koursk, prise d’otages de Beslan, etc.), le cercle de Poutine a répondu non pas en résolvant le problème et en améliorant la qualité des services publics mais en rendant la réaction de l’État moins lisible qu’auparavant. Un exemple récent en est l’attitude du Kremlin face aux feux de tourbières dans la région de Moscou : « Les autorités de la région de Moscou ont déclaré que, dans un souci de sécurité, les journalistes n’auraient pas le droit d’aller dans les forêts sans autorisation spéciale ». En d’autres termes, le Kremlin s’efforce systématiquement de réduire la transparence des organismes gouvernementaux clés et de faire en sorte que les citoyens ne puissent critiquer les décisions gouvernementales ou proposer une autre politique sur la base d’informations rapides et émanant de sources indépendantes et fiables.
Le ressort de la « tandémocratie » : la dissimulation de l’incompétence
En conséquence, un observateur extérieur pourrait être tenté de croire que ce dont il s’agit, en particulier sous la « tandémocratie » Poutine-Medvedev, c’est moins de former des compétences que de dissimuler l’incompétence. Peut-être les dirigeants de la Russie sont-ils tellement démunis face aux innombrables crises du pays qu’ils ne peuvent conserver la confiance accordée par l’opinion au gouvernement (ou éviter une humiliation publique du gouvernement) qu’en imposant un black-out à la presse. Mais le désir et la capacité qu’a le régime de rendre ses actions opaques et illisibles pour les citoyens ne font pas pour autant de lui un régime autoritaire au sens classique.
Le goût apparemment insatiable du régime pour le secret, en tout cas, n’est pas seulement un reste de la formation dispensée par le KGB. C’est aussi un signe. Ce secret montre que les décideurs politiques comprennent parfaitement la faiblesse du gouvernement et que celui-ci ne dispose pas de solutions de rechange. Cette conscience donne une urgence particulière à l’impératif politique qui veut qu’il soit indispensable de « ne jamais montrer de signe de faiblesse », parce que le moindre signe de fragilité risque de déclencher des actes d’insubordination, de mutinerie, voire même une OPA hostile.
Il faut rappeler aussi dans ce contexte que le système soviétique n’a pas été renversé par une forme quelconque de « révolution orange ». Il s’est effondré sous le poids de sa propre incapacité et de son insolvabilité. Le système soviétique, qui était un authentique système autoritaire, ne s’en est pas moins effondré. Cela veut dire que ceux qui ont survécu à l’effondrement soviétique, en particulier les hommes liés aux services de sécurité, ont de bonnes raisons de douter que l’autoritarisme soit une solution à la décadence et au déclin d’un système. Ils ont personnellement vécu l’incapacité de l’autoritarisme à soutenir un édifice croulant, et n’ont pas oublié cette expérience. Cela ne fait pas d’eux des démocrates, mais cela les empêche d’éprouver de la nostalgie pour le passé autoritaire qui a engendré les problèmes qu’ils doivent aujourd’hui résoudre.
La grande rupture
L’absence d’obstacles n’implique pas que les conditions préalables à quelque chose soient réunies. Ainsi, le relâchement des contrôles autoritaires n’entraîne pas automatiquement l’émergence de la démocratie. On peut même aller plus loin. En fait, les facteurs qui empêchent la consolidation autoritaire sous le régime Poutine/Medvedev sont les mêmes que ceux qui avaient empêché la consolidation démocratique sous Eltsine. Parmi ces facteurs, l’existence de luttes fractionnelles au sein des élites et la fragmentation des institutions et organismes gouvernementaux jouent un rôle important. Mais le problème est encore plus profond.
Au cours des vingt dernières années, nous avons eu sous les yeux un État incohérent faiblement relié à une société faible. Cet état de choses n’est ni un dispositif démocratique ni un dispositif autoritaire. Pour dire les choses simplement, dans une démocratie, les gouvernants sont soumis aux gouvernés. À l’inverse, dans un régime autoritaire, les gouvernés sont soumis aux gouvernants. Dans la Russie d’Eltsine et dans celle de Poutine, la société et l’État se sont mutuellement tourné le dos, en jouant à cache-cache chaque fois que c’était possible. Une légère exagération aidera à clarifier les choses. Dans la Russie d’Eltsine, personne ne gouvernait et personne n’était gouverné. Cela reste vrai aujourd’hui. Quelques-uns se livrent au pillage, la plupart des autres restent sur la touche. La corruption des élites irresponsables s’est perpétuée d’un président à un autre. C’est pourquoi la transition d’Eltsine à Poutine ne peut être présentée ni comme un démantèlement de la démocratie ni comme un retour à l’autoritarisme.
Une population déconnectée de la politique
Tout le monde s’accorde à dire que la politique en Russie dans les années 1990 était dominée par des groupes dirigeants avides et irresponsables. Des élections avec candidatures multiples avaient lieu, mais elles n’incitaient guère les riches et les puissants à s’intéresser sérieusement au bien-être des citoyens en général. L’opposition impuissante de la Douma sous Poutine n’avait aucun effet ni dans un sens ni dans un autre pour le Russe moyen. Ainsi, ni la disparition des partis indépendants ni la nouvelle attitude de servilité opportuniste de la Douma n’ont été perçues comme des changements importants. Au cours des vingt années qui ont suivi la chute du régime communiste, l’opinion a vu la politique comme un jeu réservé à des initiés se préoccupant exclusivement de leurs intérêts, malgré le respect affiché des rites et des symboles démocratiques. La politique était et est encore considérée comme une activité sans rapports avec la vie quotidienne de la plupart des gens.
On peut dire la même chose de la liberté de la presse. Alors que les médias, marqués par un certain pluralisme, étaient florissants sous Eltsine, leur contribution à la mise en place d’un régime responsable fut négligeable. Ce fait était dû, avant toute chose, à la concentration des grands médias entre les mains de quelques oligarques poursuivant des objectifs très particuliers, n’ayant aucun rapport avec le droit d’une opinion démocratique à disposer de multiples sources d’information. En conséquence, la liberté de la presse, sous Eltsine, était en général perçue comme une des armes faisant partie de l’arsenal des groupes industrialo-financiers qui cherchaient à affaiblir leurs rivaux par la publication sélective de compromat (matériel compromettant). Puisque la liberté de la presse, sous Eltsine, était ouvertement au service des intérêts de quelques-uns et ne contribuait en rien à l’amélioration de la vie du plus grand nombre, il ne faut pas s’étonner que, sous Poutine, la prise de contrôle par l’État des grandes chaînes de médias, par exemple, n’ait pas suscité de protestation dans le grand public.
Les élites coupées des citoyens
Chaque État qui fonctionne doit avoir ce que Machiavel appelait des « amis » ou des soutiens politiques. Cela implique que tout État doit aussi, dans une certaine mesure, avoir ses favoris. Le choix consiste toujours à gouverner avec un groupe de partisans ou avec un autre. La Russie est un État faible non parce que ses dirigeants manquent de volonté politique, mais parce que ses possibilités de mobilisation de soutiens politiques sont limitées. De quel côté Anatoli Tchoubaïs s’est-il tourné en 1996 quand il a essayé de trouver des soutiens financiers pour Eltsine, qui voulait conserver la présidence face à la contestation de ce qui restait du Parti communiste ? Il ne s’est pas tourné vers des groupes bien organisés dont les intérêts auraient coïncidé avec le bien-être du pays, parce que de tels groupes n’existaient pas en Russie. Il a conclu un accord (« prêts contre actions ») avec les réseaux prédateurs-redistributeurs qui mettaient le pays en coupe réglée. Cet accord passé au temps d’Eltsine avec les oligarques n’est pas tellement différent de l’accord passé au temps de Poutine avec les Siloviki. En conséquence, l’élection présidentielle de 1996 a été tout aussi « non démocratique » que l’élection présidentielle de 2008, malgré le fait que la machine antidémocratique n’était pas la même dans les deux cas.
Résumons : la continuité entre l’eltsinisme et le poutinisme repose sur le fait que, sous ces deux présidents, les élites du pays ont été coupées des citoyens en général. Sous Eltsine comme sous Poutine, le pouvoir et les privilèges ont été monopolisés par une « élite hovercraft » (en sustentation). Les riches et les puissants restent fondamentalement détachés de la population et se préoccupent uniquement de leur propre bien-être. Au cours des vingt années qui se sont écoulées depuis la chute du communisme, les dirigeants de la Russie ont mis en scène des rituels démocratiques sans se montrer réellement désireux de consulter les forces respectueuses des lois de la société civile. Certes, le profil des membres vraiment influents de la coalition dirigeante a changé d’un régime à l’autre. Les élites spécialisées dans la répression ont joué un rôle plus important, alors que les élites spécialisées dans l’extraction des matières premières se sont faites plus discrètes. Ces relations changeront encore certainement encore de façons difficiles à prévoir, peut-être lors d’un deuxième mandat de Medvedev si cette hypothèse se réalise. Mais l’expérience montre que, même si l’identité des initiés de Russie change d’année en année, nous ne sommes pas près d’assister à l’émergence d’une forme de pouvoir responsable devant les citoyens ordinaires. L’État restera coupé de la société. Il restera une « organisation » qui, même si elle est déchirée par les luttes internes, s’occupe fondamentalement d’elle-même. Le fait que l’État russe n’ait pas de comptes à rendre à la société russe est le trait commun qui parcourt les années écoulées après le communisme. Ce qui dégoûtait Poutine dans le système Eltsine n’était pas l’irresponsabilité du pouvoir mais seulement le manque de consolidation de ce pouvoir irresponsable. En ce sens, fondamental, la Russie de Poutine ressemble plus à celle d’Eltsine que les fidèles de l’un ou de l’autre ne seraient prêts à le reconnaître.
La malédiction des pétrodollars
Pour expliquer cette situation, on parle souvent de la part qu’occupent les ressources naturelles dans l’économie russe. Le Kremlin de Poutine flotte sur des pétrodollars, c’est-à-dire sur un afflux de recettes qui se déversent dans les coffres de l’État sans qu’il soit nécessaire d’exercer la moindre pression fiscale sur la population. Ces sommes énormes fournies par la consommation mondiale de gaz et de pétrole expliquent en partie pourquoi la Russie de Poutine se sent tellement plus prospère que la Russie d’Eltsine. Mais une économie fondée sur la vente des matières premières à l’étranger n’incite pas les milieux au pouvoir à répondre aux soucis des électeurs. L’imposition, on le sait, suscite une certaine résistance et ne marche bien que lorsque le gouvernement offre des services publics aux contribuables en échange des impôts qu’ils versent. La théorie démocratique classique affirme que la « citoyenneté » se développe là où il y a contestation, c’est-à-dire là où l’État cherche à extraire des ressources de la population (les impôts et le service militaire des hommes) et se heurte à une résistance de la population, ce qui rend nécessaire une sorte de règlement négocié.
La « malédiction du gaz et du pétrole » explique peut-être la faiblesse de la société politique et de la citoyenneté en Russie aujourd’hui. En tout cas, la solution que représentent les hydrocarbures en garantissant des revenus à l’État permet de faire l’économie de la phase de négociation entre l’État et la société. Les élites politiques des sociétés dans lesquelles on extrait des matières premières pour l’exportation n’ont guère de raisons concrètes d’investir dans le bien-être des sociétés auxquelles elles appartiennent. En Russie, les princes des hydrocarbures préféreraient vendre les réserves nationales de gaz à l’étranger à des tarifs élevés que permettre aux retraités du pays de se chauffer en faisant une perte nette. Il est vrai que cette préférence pour les consommateurs étrangers ayant la capacité de payer et contre les consommateurs du pays n’ayant pas cette capacité a ses limites. Elle se heurte en particulier au fait que la demande intérieure de chauffage n’est pas élastique et à l’idée selon laquelle une pénurie de gaz dans le pays est la seule chose qui pourrait provoquer une « révolution orange » en Russie.
Pourquoi truquer les élections ?
Pour approfondir l’inadéquation de la dichotomie autoritarisme/démocratie aux réalités politiques de la Russie et à la continuité fondamentale entre le système d’Eltsine et celui de Poutine, il n’est pas inutile de revenir brièvement sur le remplacement soudain du maire de Moscou l’année dernière.
Le 28 septembre 2010, Iouri Loujkov, maire de Moscou, a été limogé par décret présidentiel. Ce coup de grâce illustre bien l’énigme de l’actuelle « démocratie » russe. Loujkov a été nommé maire par Boris Eltsine en 1992, puis il a été élu en 1996 (avec 95% des suffrages), en 1999 (70%) et en 2003 (75%). En Russie comme ailleurs, la lutte contre le terrorisme a servi de prétexte pour affaiblir ou éliminer les centres de pouvoir faisant concurrence au pouvoir central. De la même façon que la télévision indépendante fut fermée après la prise d’otages du théâtre Dubrovka en octobre 2002, après la tragédie de Beslan de septembre 2004 le président Poutine supprima les gouverneurs élus et les remplaça par des gouverneurs désignés par le Kremlin (le maire de Moscou a le même statut que le gouverneur d’une région). De nombreux gouverneurs élus, y compris Loujkov, conservèrent leurs postes et furent confirmés dans leurs fonctions.
Ce que révèle le limogeage de Loujkov en 2010, c’est surtout que le passage d’un système avec gouverneurs élus à un système avec gouverneurs désignés n’a pas permis au Kremlin de contrôler les responsables en question aussi étroitement qu’il le voulait. Pour dire les choses autrement, la légitimité indépendante sur laquelle Loujkov pouvait s’appuyer, avant et après 2004, ou plutôt ses atouts dans ses négociations avec le Kremlin, ne découlaient pas de son statut d’élu mais avaient d’autres sources plus obscures. Les trois victoires électorales de Loujkov furent sans doute un effet de sa capacité à mobiliser des ressources pour faire face à de réels problèmes urbains, qui lui permettait de discuter avec le Kremlin non pas comme un subordonné ou un demandeur mais comme une sorte de puissance indépendante, pour ne pas dire d’égal à égal. Non seulement Loujkov conserva son poste mais il disposa aussi d’une marge relativement large pour agir avec une certaine indépendance parce qu’il était capable de donner à la direction nationale un bien précieux que cette direction ne savait pas créer ou entretenir toute seule. En ce sens, la position de Loujkov était comparable à celle de Ramzan Kadirov. De la même façon que Kadirov dispose d’une certaine latitude du moment que personne n’entend parler de la Tchétchénie, Loujkov bénéficia d’une certaine liberté du moment que Moscou fonctionnait comme une métropole moderne relativement sûre et dynamique.
Le changement de statut de Loujkov en 2004, de responsable démocratiquement élu à responsable désigné par le Kremlin, ne suffit pas à le rendre docile, mais il prépara le terrain à son limogeage préventif en 2010. Il existe diverses théories sur les raisons de ce limogeage, dont certaines, naturellement, évoquent le désir des responsables du Kremlin de mettre la main sur les ressources accessibles au maire de Moscou et à son entourage. Mais réfléchissons à la thèse suivante, avancée en octobre 2010 par un journaliste étranger. Elle reflétait une perception des choses très répandue :
« Le président Dmitri A. Medvedev a nommé un loyaliste à la mairie de Moscou vendredi, consolidant le contrôle exercé par le Kremlin sur la vie politique moins de trois semaines après avoir s’être débarrassé d’un des hommes politiques les plus indépendants et hauts en couleur. M. Medvedev a nommé à ce poste Sergueï S. Sobianine, vice-premier ministre et chef de cabinet du premier ministre Vladimir V. Poutine. M. Sobianine, 52 ans, est un membre du premier cercle du Kremlin venu de Sibérie, pratiquement inconnu du grand public russe. […] Le choix de M. Sobianine montre que M. Medvedev et M. Poutine installent des alliés fidèles aux postes politiques majeurs avant les élections législatives et l’élection présidentielle qui vont se dérouler au cours des 18 prochains mois ».
La dernière phrase souligne un paradoxe : le Kremlin supprime les élections locales afin de préparer les élections nationales qu’il lui est impossible d’abolir. En d’autres termes, les élections régulières en Russie, sont à la fois une corvée à éviter et une obligation à laquelle il est impossible de se dérober. La Russie est peut-être un État pétrolier gouverné par des clans corrompus liés aux services de sécurité. Mais les groupes dirigeants sont convaincus, probablement à juste titre, qu’ils ne peuvent pas rester au pouvoir sans élections périodiques (aussi peu respectueuses de la concurrence démocratique soient-elles) du plus haut responsable de l’État.
Nous découvrons ici un autre aspect important de la continuité entre le système d’Eltsine et celui de Poutine. Poutine dut se faire réélire en 2004 exactement comme Eltsine avait dû se faire réélire en 1996. La nécessité de monter des élections ne correspondait pas aux préférences subjectives de groupe dirigeant : elle reflétait plutôt sa manière de comprendre les impératifs politiques objectifs. La présidence n’aurait pas pu être transférée à Poutine en 2000 ou à Medvedev en 2008 sans l’organisation d’une élection nationale. Ni Poutine ni Medvedev ne seront capables d’occuper la Présidence après 2012 sans élection. Pourquoi ?
Dans le cas d’Eltsine, nous pourrions nous contenter d’invoquer une sorte de croyance idéaliste en la démocratie. Mais pourquoi une direction qui n’aime manifestement pas les élections périodiques et s’en méfie se sent-elle obligée d’organiser et de maintenir une élection périodique à la plus haute fonction politique ?
La fonction des élections sans choix
Pour illustrer la méfiance du Kremlin à l’égard des élections, il suffit de constater sa stratégie consistant à substituer des maires désignés aux maires élus par le peuple :
Dans sa tentative en cours visant à transformer le paysage politique, le gouvernement s’est efforcé de remplacer les maires directement élus par des maires désignés parmi les membres de la Douma d’État — lesquels ne sont eux-mêmes pas choisis par les électeurs dans les circonscriptions qu’ils représentent mais sont élus sur des listes établies par les partis. Ce processus s’est étendu à un certain nombre de grandes villes. L’élection directe des maires a été annulée à Nijni Novgorod, Chelyabinsk, Oulianovsk et à Penza. L’élection a aussi été annulée dans des villes qui n’ont jamais organisé d’élections directes, comme Ufa et Saratov, et à Kazan, où des élections directes devaient être organisées. Il est maintenant question d’annuler les élections à Ekaterinbourg, Perm et Volgograd, entre autres. Selon diverses estimations, l’élection directe des maires a déjà été annulée dans le tiers ou la moitié des municipalités.
La décision de supprimer les élections à l’échelon municipal semble avoir été prise après la défaite de Russie unie, le parti au pouvoir, aux élections municipales d’Irkoutsk et de Bratsk. Comme les gouverneurs en 2004, beaucoup de maires élus ont accepté ce changement à condition de pouvoir rester à leur place comme maires désignés.
Et n’oublions pas que Poutine et Medvedev sont sortis de l’obscurité pour être élus à la présidence après avoir été sélectionnés secrètement par un noyau d’initiés du Kremlin. Ces deux présidents ont été fondamentalement des présidents « désignés », dont le choix a été ratifié par référendum populaire, et non des candidats qui eurent à combattre d’autres candidats sérieux pour recueillir le soutien du peuple. Les citoyens russes n’ont joué aucun rôle dans le transfert du pouvoir présidentiel d’Eltsine à Poutine en 2000 ou de Poutine à Medvedev en 2008. Dans la Russie postcommuniste, répétons-le, le transfert du pouvoir est un jeu réservé à des initiés, et le public est autorisé à observer la cérémonie sans comprendre sa dynamique interne et les luttes entre clans opposés. Mais les transferts du pouvoir d’Eltsine à Poutine et de Poutine à Medvedev mettent-ils sérieusement en question la généralisation d’Adam Przeworski, selon laquelle les élections n’ont de sens que quand leurs résultats sont incertains ? Les résultats des élections présidentielles de 2000, 2004 ou 2008 n’eurent rien d’inattendu. Et il n’y aura pas de surprise dans les résultats des élections de 2012 quand elles auront lieu. Aucune solution de rechange claire n’était ou ne sera proposée aux électeurs. Mais cela ne signifie pas forcément que les élections soient insignifiantes ou superflues. Ainsi, que nous apprennent sur le système politique russe les vybori bez vybora (élections sans choix) ?
Pourquoi Poutine a-t-il été élu en 2000 ? Pourquoi Medvedev a-t-il été élu en 2008 ? Il n’est pas certain qu’on ait bourré les urnes. Les électeurs se sont montrés obéissants. Mais pourquoi ? Une des raisons était qu’on avait fait comprendre aux gens qu’il n’existait aucune solution de rechange. Ce qui a donné un « sens » aux élections présidentielles de 2000 et de 2008, pour dire les choses autrement, c’est le contraire de l’imprévisibilité du résultat. En flirtant avec l’alternance, ces mises en scène semblent avoir été conçues pour transmettre le message suivant : vous n’avez pas le choix. Si la machine d’un parti peut fabriquer un candidat du jour au lendemain, peut transformer un obscur bureaucrate en vainqueur élu en un clin d’œil, cela indique, à tout le moins, que quelqu’un contrôle les choses. C’est peut-être une source de réconfort mineur et de consolation dans une société où les dirigeants semblent contrôler si peu de choses (pas même le prix du pétrole dont peut dépendre la survie du régime) et où la vie quotidienne est pleine d’imprévus et d’incertitudes.
Les Vybori bez vybora ont conduit de nombreux analystes à recourir à la catégorie de « démocratie de façade » pour caractériser la réalité actuelle en Russie. Voyez cette description caractéristique de l’élection de 2000 qui porta Poutine pour la première fois à la présidence :
À la télévision, sur les panneaux d’affichage, dans les journaux, on trouvait tous les signes habituels de la démocratie — une large gamme de candidats, d’authentiques divergences sur l’avenir du pays, des reportages photographiques réalisés dans un esprit de flagornerie. Mais au lieu d’être les manifestations d’une nouvelle culture politique, ces signes étaient trompeurs, reflétant le talent des Russes pour la pokazukha — les mises en scène destinées uniquement à faire de l’effet.
L’idée d’une démocratie Potemkine, appliquée au système russe actuel de recrutement des individus auxquels sont confiées des responsabilités politiques, peut sembler intéressante. Mais elle reste à la surface des choses. D’ailleurs, elle ne répond pas à la question essentielle, et ne la pose même pas. Cette question est la suivante : quelle est la fonction politique des élections truquées dans la Russie d’aujourd’hui ?
Nous comprenons plus ou moins quelle était la fonction des grands procès sous Staline. Les accusations et les condamnations mises en scène, en particulier quand les accusés sont manifestement innocents, sont des démonstrations saisissantes de la puissance illimitée du gouvernement. Les spectateurs sont prévenus : il ne faut pas mécontenter le pouvoir en place. L’humiliation et la liquidation publiques des anciens loyalistes contribuèrent à imposer la main de fer du chef sur le pays en « encourageant les autres ». Les grands procès spectacles ont donc un effet d’intimidation. Mais quelle est la fonction des élections-spectacles ?
On peut penser que les cambrioleurs expérimentés ne perdent pas leur temps à voler des objets sans valeur. Mais qu’y a-t-il à voler dans une élection ? Il faut que l’élection ait une certaine valeur aux yeux des techniciens de la politique qui ont organisé le vol. La réponse pourrait avoir un rapport avec la légitimation d’un régime qui se sent intérieurement assez fragile.
Les élections sans surprise n’aident pas à résoudre des conflits sans violence. Elles ne canalisent pas non plus les frustrations à l’intérieur de système pour les empêcher d’exploser sous la forme de mouvements extraparlementaires. Elles ne réduisent pas les dessous-de-table versés aux responsables officiels en augmentant la transparence du gouvernement. Elles ne donnent pas aux citoyens ordinaires l’occasion, périodiquement, de mettre les puissants à bas de leur piédestal. Elles ne contribuent évidemment pas à discipliner les membres de l’élite en les forçant à se battre pour gagner des soutiens ou à expliquer leurs actes à une opinion très critique. Elles ne fournissent pas des mandats que doivent respecter les élus. Alors à quoi servent-elles ? La première réponse est qu’elles permettent de démontrer publiquement que le gouvernement est capable de sortir un lapin de son chapeau. Dimitri Medvedev a remporté l’élection présidentielle de 2008 avec 71% des voix. Cet événement se produisit alors que Medvedev ne s’était jamais présenté à une quelconque élection avant l’élection à la présidence de la Fédération de Russie. Quelques années plus tôt, c’était un bureaucrate totalement anonyme. Presque aucun électeur russe ne l’aurait reconnu dans la rue. Un tel miracle n’a pu être accompli que par un magicien. Cela montre que les élections-spectacles ont une valeur de démonstration vaguement analogue, mais moins cruelle, à celle des grands procès. Elles démontrent du vlast dans une société où la popularité d’un dirigeant est l’effet et non la cause de l’emprise qu’il exerce sur le pouvoir.
Mais il y a beaucoup d’autres choses à dire. Voici une autre hypothèse intéressante. Les Vybori bez vybora ont peut-être la même fonction que des manœuvres militaires. Ce sont peut-être des répétitions préparant au « combat » réel. Elles sont peut-être destinées à évaluer la disponibilité des « troupes » et leur niveau d’entrainement. Elles permettent peut-être au Kremlin de voir quels sont les dirigeants régionaux compétents et dignes de confiance, quels dirigeants, par exemple, peuvent rassembler le plus de voix pour Russie unie. Il est vrai que les manœuvres militaires se distinguent des vrais combats sur un point qui les rapproche des élections russes : ce sont toujours les « bons gars » qui l’emportent. Quand les exercices se déroulent sous les yeux des chefs, la victoire est organisée à l’avance et la défaite est inconcevable.