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Recension Histoire

Élites d’Empire

À propos de : D. Lambert, Notables des colonies, Presses universitaires de Rennes.


par Pierre Vermeren , le 10 décembre 2009


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L’Empire français a fait naître des dynasties de notables coloniaux. C’est à ces « élites de circonstance », composées d’Européens partis vivre au Maroc et en Tunisie, que l’historien David Lambert s’est intéressé. Son livre éclaire le fonctionnement du pouvoir colonial, au risque, selon Pierre Vermeren, d’oublier la société indigène.

Recensé : David Lambert, Notables des colonies. Une élite de circonstance en Tunisie et au Maroc (1881-1939), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

Le livre de David Lambert est consacré aux notables coloniaux des deux protectorats français d’Afrique du Nord [1], durant la période qui court de 1881 à 1939. Si l’on retrouve dans ce livre les qualités propres au doctorat d’histoire (il s’agit de la version remaniée d’une thèse d’histoire soutenue à l’université Paris I) et le poids de passages obligés, il est plus surprenant (mais non moins agréable) de renouer avec l’érudition, l’amour des mots, les préoccupations scientifiques et le positionnement épistémologique chers au directeur de cette thèse, l’historien spécialiste du Maroc colonial Daniel Rivet. Ce travail d’histoire coloniale porte sur les si mal connus « Prépondérants », ainsi qualifiés en son temps par l’historien Charles-André Julien. Ces notabilités coloniales des deux protectorats de Tunisie et du Maroc sont étudiées dans leur phase d’ascension, des traités du Bardo (1881) et de Fès (1912) à 1914, puis durant leur apogée dans l’entre-deux-guerres. Jacques Berque, mentionné par l’auteur, voyait dans l’année 1930 l’acmé coloniale en Afrique du Nord, mais aussi le point de bascule sur la pente de la décolonisation.

Des élites de médiation

David Lambert présente un travail circonstancié et précis qui fait la part belle à la prosopographie historique. Le groupe de notables sélectionnés dans l’ouvrage l’a été selon des critères justifiés dans la première partie. Il identifie deux groupes de notabilités : un premier groupe de 810 personnes dans l’Empire chérifien, et un second de 527 dans la Régence de Tunis. Non négligeables, ces ensembles de personnalités combinent fonctions de commandement – souvent électives (chambres professionnelles ou administratives) –, et rayonnement social, au détriment des fortunes et des alliances [2]. Quant aux fonctionnaires métropolitains ou coloniaux, souvent en poste pour quelques années, ils échappent pour l’essentiel à ces groupes enracinés en Afrique du Nord (c’est le cas des officiers, des magistrats ou des enseignants détachés).

L’empathie de l’auteur pour ces élites de médiation, tampon entre l’État colonial, l’armée, le petit peuple européen et les indigènes des protectorats, est manifeste, en dépit des insuffisances et des travers qu’il leur reconnaît. Ce livre constitue en outre un pendant historiographique aux nombreux ouvrages consacrés aux colons d’Algérie, les « pieds-noirs ». À l’inverse de ces derniers, ces Européens de Tunisie et du Maroc coloniaux ne jouissent pas de la citoyenneté, puisqu’ils vivent dans des États « protégés » mais « étrangers ». David Lambert lève le voile sur ces minorités mal connues, qui représentent pourtant près de 600 000 personnes (400 000 au Maroc et 200 000 en Tunisie en fin de période), en comptant il est vrai les Français musulmans (c’est-à-dire Algériens), mais pas les juifs indigènes des protectorats [3]. Rapportés à la brièveté de la période coloniale, qui dura trois générations en Tunisie et deux au Maroc, les Européens des protectorats sont presque aussi nombreux qu’en Algérie (100 000 à Tunis, plus de 200 000 à Casablanca, 50 000 à Rabat, etc.).

Mais l’auteur s’en tient aux Prépondérants. Cette élite constitue, avec la haute administration, une sorte de Janus dans la direction des protectorats, une fois passées les phases de conquête et de déploiement missionnaire, où l’armée et l’Église s’étaient illustrées au premier plan. Aux côtés des hauts fonctionnaires, des officiers et des prélats, les notables constituent donc un quatrième pouvoir, à Rabat comme à Tunis. Ce travail met en évidence la fragilité constitutive de cette élite, opportuniste et suractive par nécessité (ces hommes se lèvent très tôt et semblent brûler leur existence). Leur condition les pousse vers de multiples activités sous la protection et avec les faveurs de la machine coloniale. Cette « élite de circonstances » semble consciente des limites de temps et de droit qui enserrent son action : d’où sa boulimie d’activités, d’honneurs et de prébendes. Ces hommes d’action, souvent d’extraction modeste, préfigurent l’individualisme de la société démocratique des Trente Glorieuses, quand celle-ci parvient à émanciper de nouveaux promus en dehors des hiérarchies de la bourgeoisie lignagère. Mais à l’inverse des parvenus d’après-guerre, ceux-ci redoutent la précarité de leur destinée, ce qui les pousse à intégrer des réseaux de notabilités et à tisser des liens avec la métropole.

L’étude de David Lambert investit le monde colonial, constitué en « objet d’histoire », et présenté en tant que tel. Il y a certes quelques éclairages en direction de l’interface parlementaire et des lobbys métropolitains qui manoeuvrent et s’agitent à Paris. Mais, pour l’essentiel, l’ouvrage éclaire les réseaux de pouvoir et de commandement de l’appareil colonial des protectorats. L’histoire des peuples colonisés n’apparaît qu’en toile de fond.

Il y a un intérêt certain à reconstituer et à présenter ces dynasties de notables coloniaux. On regrettera que la coupure de 1939 interdise de suivre les familles et les groupes ayant saisi l’opportunité de la guerre, étant parvenus à entrer dans les bonnes grâces du gaullisme et des Américains, et à conforter leur fortune et leur ascension économique et sociale. À cet égard, il faudra un jour consacrer une thèse aux dynasties corses de l’Afrique du Nord (et de l’Empire), trop rapidement évoquées ici, moins sous leur forme communautaire en réseaux qu’à travers l’élévation de quelques notabilités. Or de Marseille à Paris, en passant par New York, la puissance de la diaspora corse durant la guerre froide (dans ses diverses ramifications) n’est pas compréhensible sans cette base arrière impériale en Afrique, souvent renforcée par les indépendances.

L’oubli de la société indigène

Mais le plus gênant dans ce travail est son oubli, ou plus exactement son absence de regard sur la société indigène, presque ignorée. Il est vrai que la société coloniale vit sa domination dans l’illusion de son bon droit, et qu’elle accorde peu d’importance aux élites musulmanes (et secondairement israélites) dominées. Il n’empêche que les relations des notables avec les « indigènes » sont quotidiennes, que ce soit sur leurs terres, dans leurs entreprises ou dans les conseils élus où ils siègent. Au demeurant, ces Français des protectorats ne sont pas citoyens, mais étrangers en droit. À leur grand dam, ils ne peuvent pas élire des municipalités comme en Algérie, et en Tunisie le président du Conseil municipal est un indigène. Ces notables souvent patelins, dont on a souligné la fonction de médiation entre élites indigènes et fonctionnaires coloniaux, sont en contact avec les élites tunisiennes et marocaines. Collaborateurs indigènes, « béni-oui-oui », professions libérales, affairistes, notables ambitieux, vieux turbans et opportunistes ne manquent pas. L’ouvrage nous parle très peu de cet entre-deux.

La pratique des langues, les rares mariages mixtes, les relations professionnelles et politiques, les sentiments d’amitié ou de peur, sont à peine mentionnés à travers quelques biais ou citations diverses. Les dernières pages de l’ouvrage consacrent quelques passages à l’interface entre les Prépondérants et le peuple colonisé. Mais rien n’est dit du regard porté par les indigènes sur ces hommes souvent imbus d’eux-mêmes et de leur récente notabilité. Or les effets politiques de la morgue et d’une certaine condescendance coloniale (sans être nullement exclusives) furent considérables sur le devenir politique de la région. Marc Ferro a bien souligné la puissance du ressentiment dans le devenir et l’histoire des sociétés.

Cet oubli s’accompagne (de manière cohérente) de trous dans la bibliographie, dans laquelle très peu d’ouvrages sont consacrés à l’histoire des indigènes et de leurs élites. Paradoxalement, elle présente davantage de livres sur les empires coloniaux à travers le monde que sur l’Algérie coloniale. Or les travaux que Charles-Robert Ageron a consacrés aux indigènes musulmans face à la France (à la même époque que cette étude) auraient pu nous instruire sur une situation qui inspire profondément les notables des protectorats (l’auteur précise qu’une forte proportion d’entre eux est née en Algérie).

Pour être légitime, ce parti pris historiographique n’en est pas moins problématique. S’inscrit-il dans le champ des « deux écoles » de l’histoire coloniale observées par Daniel Rivet en 1992 [4], quand celui-ci opposait une école structuraliste (dont il dénonçait l’esprit de système) à une école qu’on pourrait qualifier de « personnaliste », centrée sur les acteurs et les trajectoires individuelles ? Cette étude consacrée aux notabilités s’inscrit bien dans ce second champ. Mais cela n’excluait pas nécessairement l’étude des interactions avec la société indigène. Cet ouvrage participe en réalité d’une nouvelle tendance historiographique des études coloniales françaises, de plus en plus resserrée sur la machine coloniale et les hommes qui la servent, au risque d’oublier les indigènes.

Certes, cette approche prend acte de la situation particulière des élites coloniales, suspendues entre deux mondes, celui de leur patrie d’origine, et la société indigène dans laquelle elles sont immergées. Placées dans cet entre-deux, ces élites expatriées sont comme suspendues en l’air, déterritorialisées au milieu du monde invisible des indigènes (c’est bien ainsi qu’elles se donnent à voir lors des célébrations du centenaire de l’Algérie en 1930, où les indigènes sont invisibles, sauf comme éléments du décor). Peut-être eût-il fallu revenir au préalable sur ces considérations, afin de mieux introduire cette riche étude prosopographique d’élites françaises expatriées. Car la méconnaissance du milieu et du terrain indigènes nous éloigne des postcolonial studies (il est vrai peu développées dans le champ historiographique français).

La recherche pratiquée sur les archives coloniales rapatriées, sur la production littéraire coloniale et au travers d’interviews d’anciens acteurs coloniaux produit des effets parfois surprenants. Car la coupure entre ces élites coloniales, constituées de manieurs d’hommes et de brasseurs d’affaires (dont l’auteur souligne l’hyperactivité), et le monde indigène est certainement moins réelle que construite (ou plutôt reconstruite). Les lacunes des archives n’expliquent pas tout, car cette hémiplégie est aussi un choix épistémologique, à défaut d’être politique. Il est certain qu’il porte le risque d’aggraver la coupure avec les historiographies et les historiens nord-africains, de plus en plus tournés, à l’inverse, vers leur société, ses fondements, ses productions et la langue arabe.

Si cette divergence entre nouvelles générations d’historiens français et maghrébins était amenée à perdurer, voire à s’amplifier, il deviendrait délicat d’envisager des récits compatibles, à défaut d’être convergents. Il y a lieu de se demander comment sera reçu ce travail par la génération montante des historiens au Maghreb qui a de moins en moins de contact avec notre langue et notre pays. Le pire serait son indifférence.

par Pierre Vermeren, le 10 décembre 2009

Pour citer cet article :

Pierre Vermeren, « Élites d’Empire », La Vie des idées , 10 décembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Elites-d-Empire

Nota bene :

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Notes

[1Le mot « Maghreb » employé par l’auteur est quelque peu anachronique en français, son usage étant postérieur à 1962.

[2Ces archives ne sont pas encore accessibles.

[3Parmi les 900 000 pieds-noirs d’Algérie sont en revanche comptabilisés les « indigènes israélites » naturalisés par le décret Crémieux.

[4Daniel Rivet, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 33, 1992, p. 127-138.

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