D’où viennent nos émotions ? Sont-elles propres à notre sensibilité ou sont-elles produites par notre environnement ? Et comment deviennent-elles collectives ? Questions majeures, que L. Quéré entend reprendre à nouveaux frais.
À propos de : Louis Quéré, La fabrique des émotions, Puf
D’où viennent nos émotions ? Sont-elles propres à notre sensibilité ou sont-elles produites par notre environnement ? Et comment deviennent-elles collectives ? Questions majeures, que L. Quéré entend reprendre à nouveaux frais.
Dans La fabrique des émotions, Louis Quéré, directeur de recherche émérite au CNRS, présente, sur la base d’une solide littérature sociologique et philosophique, une enquête théorique et ontologique sur les émotions individuelles et collectives. Il y propose de caractériser et d’expliquer les émotions dans leurs dynamiques, en donnant tout leur poids aux actions et aux situations dans lesquelles elles s’inscrivent.
L’orientation proposée suppose de se départir de la tendance à définir l’émotion par l’expérience du « Je » et par les sensations qui l’accompagnent. La subjectivation produite par le primat accordé au « vécu » dans le sens commun risquerait en effet de réduire les émotions à des états ou à des processus corporels et mentaux. Or, en s’appuyant sur Wittgenstein, l’auteur estime que ce cadrage réifie les émotions et sous-estime l’importance de l’action en cours, de l’environnement, et du caractère expressif des émotions. Il conduirait en outre à postuler l’antécédence du psychisme sur le comportement et donc à faire des émotions un révélateur rapide de l’identité et des valeurs individuelles. Au contraire, penser l’émotion dans l’action permettrait de voir l’émotion davantage comme un mode de comportement en transaction avec l’environnement que comme un « état ».
Loin d’établir un dualisme individu / environnement, l’émotion manifesterait en effet l’interdépendance entre « l’intérieur » et « l’extérieur » des individus. Dans une approche écologique, elle serait une partie d’un processus plus global d’engagement, de rupture et d’ajustement avec l’environnement qui « se développe dans une structure d’intrigue » (p. 404). Avec Merleau-Ponty, l’auteur estime qu’elle serait « une variation de nos rapports avec autrui et avec le monde lisible dans notre attitude corporelle » (p. 49). Plus précisément, l’émotion serait insérée dans un cours d’action, duquel elle émerge, et qui serait ensuite modifié par les nouveaux comportements engendrés par l’émotion.
En fonction de ses orientations motrices et mentales, l’individu projette en effet sur la situation un sens et une idée de son déroulement. L’émotion surgirait lors des ruptures de coordination avec le monde, lesquelles opéreraient un « désajustement des fonctions organiques » (p. 84). Suivant la théorie des émotions de Dewey, l’auteur prend ses distances tant avec le schéma béhavioriste « stimulus-réponse » qu’avec les conceptions qui donnent le primat à l’appréciation cognitive de l’acteur (appraisal). Pour Louis Quéré, il ne saurait exister de perception a priori neutre suivie d’une évaluation de la situation donnant lieu à une émotion. Selon lui, « le stimulus est toujours précédé d’une coordination sensori-motrice, dont il émerge ». Le jugement de l’objet en cause est aussi modulé par l’émotion elle-même (« l’émotion configure ce qui la provoque »). L’auteur cherche ainsi à cerner la composante cognitive de l’émotion « sans surintellectualiser l’appraisal. »
La description du processus émotionnel proposée relie perception, évaluation, émotion et reconfiguration de l’action. La rupture de coordination engagerait un premier mouvement, dit de « valuations immédiates » des impressions. Celles-ci seraient ressenties de manière positive ou négative, dans le continuum entre attraction et répulsion ; elles manifesteraient le trouble affectif et orienteraient la saisie de l’événement. Dans un deuxième temps s’enclencherait une triple dynamique : pratique (tendance à l’action) ; cognitive (configuration de l’objet-stimulus qui est « discriminé, sélectionné et identifié » (p. 96)) ; et affective (attribution de valeur à la situation et à son émotion). L’utilité de l’émotion serait d’être un signifiant pour autrui (p. 85), mais aussi pour soi. En sélectionnant des données et en les ré-agençant, elle activerait « l’organisation de l’expérience », ce que l’auteur nomme « travail de l’émotion ». Dans ce schéma, la dimension cognitive n’est pas absente, mais seconde. Les véritables jugements ne se produiraient en effet qu’ensuite, dans un troisième temps, lorsque, après « enquête », l’objet de l’émotion, et l’émotion exprimée elle-même, font l’objet d’une analyse morale (p. 191). Les émotions permettraient alors de sonder nos valeurs rétrospectivement, par analyse réflexive.
Loin d’être centrée sur l’individu, la théorie proposée considère comme essentielles les caractéristiques et les variations du cadre de la situation. L’émotion serait le produit de la rencontre de deux dynamiques : celle, subjective, de l’individu, et celle, « objective » (p. 211), des variations de l’environnement. Les « choses » de l’environnement – les propriétés du cadre, le comportement des autres individus… – auraient selon l’auteur des « qualités affectives immédiates, qui sont senties » (p. 105). Les qualités sensorielles éprouvées par l’organisme comporteraient per se une qualité affective, la perception étant soumise à « l’action des choses sur les organes corporels qui la subissent et y répondent » (p. 120). Le point de vue selon lequel « les choses présentent d’emblée des qualités affectives/émotionnelles entremêlées à leurs qualités sensorielles » (p. 184) conduirait à considérer que l’émotion n’est pas foncièrement dans les individus : elle est « distribuée » sur les différents acteurs et paramètres du cadre.
Parallèlement, une autre modalité de distribution des émotions se trouverait dans leur institutionnalisation (p.103). La mise en forme de l’émotion s’appuierait sur l’« arrière-plan de la connaissance commune » (Garfinkel) ou l’« attitude naturelle » (Schütz) ayant cours dans le milieu social. Autrement dit, les façons ordinaires de se comporter et les « valuations » produites dans le milieu agiraient comme des institutions au sens durkheimien, i.e. des manières de faire déjà-là, dépersonnalisées, servant de guides pour produire l’émotion appropriée. Les émotions s’apparenteraient ainsi à des « énergies organiques canalisées » donnant lieu à des habitudes émotionnelles, par incorporation. Celle-ci permettrait de comprendre comment les émotions, faits organiques, peuvent être « socialement construites ».
Quid, à partir de cette théorie, des émotions collectives ? Dans la seconde partie du livre, Louis Quéré entreprend un examen critique des différentes théories de l’émotion collective avec pour souci de la comprendre sans perdre de vue le caractère corporel et dynamique des émotions individuelles, mais sans pour autant la considérer comme simple agrégation d’émotions individuelles.
Ainsi le paradigme théorique de la foule, basée sur l’idée de « contagion » des émotions, négligerait-il l’importance du partage d’idéaux. La théorie durkheimienne, à l’inverse, pêcherait par un poids excessif donné aux représentations par rapport au corps. L’approche intersubjectiviste phénoménologique, qui conceptualise la synchronisation des perceptions, sous-estimerait le poids de l’organisation du groupe et de ses « médiations institutionnelles » (p. 263). L’approche « collectiviste-normativiste », qui suppose la conformation des individus aux émotions de leurs groupes, comporterait le problème d’attribuer aux normes un pouvoir causal. Enfin, les approches de psychologie sociale pointant l’importance de l’identification à un groupe buteraient sur la difficulté à préciser la notion d’affiliation, très variable, étant donné que « les collectifs émotionnels (…) [peuvent être] des collectifs occasionnels et éphémères, aux contours instables » (p. 324).
Seule l’anthropologie du rituel inspirée de Mauss permettrait de comprendre la dynamique et le « moulage dans une forme collective » des émotions individuelles. Ce qui se met en commun dans ce cadre théorique serait davantage des comportements que des ressentis. Le collectif serait alors produit par des « accomplissements concertés médiatisés par des usages, des objets, des dispositifs » (p. 328). Dans ces séquences d’action, le rythme et la motricité favoriseraient l’émergence d’émotion collective. Par suite, « la symbolisation de celle-ci dans un espace public, à l’aide de médiations matérielles et symboliques » (p. 352) donnerait à l’émotion collective un caractère public. Celui-ci s’accompagnerait d’une prétention de l’émotion à s’imposer comme légitime, ce qui lui donnerait une importance politique.
Cette transition amène l’auteur à un dernier chapitre très différent dans la forme des précédents, dans la mesure où il aborde une émotion (ou un sentiment) en particulier : le ressentiment. Dans un contexte social actuel qui serait marqué par une prépondérance des « passions tristes », le ressentiment est analysé au regard des faits sociaux que constituent le développement des fake news sur les réseaux sociaux, les tendances à ne pas séparer faits et opinions, celle de s’entourer de gens qui pensent comme soi, ou la méfiance grandissante à l’égard des autorités culturelles… L’auteur s’interroge sur la potentialité du ressentiment à produire des mouvements sociaux, tels que, par exemple, celui des Gilets jaunes, mais aussi sur celle de l’éducation à constituer un remède contre les « passions tristes ».
L’ouvrage comporte à la fois une analyse critique assez complète des théories sociologiques et philosophiques sur les émotions et une puissante théorie des émotions basée sur une synthèse des apports de Dewey et Mauss. Il comporte cependant un certain nombre de propositions ou de parti-pris – assumés – qui ne manquent pas de poser question – ce qui n’est pas la moindre qualité de l’ouvrage.
La focalisation sur l’action semble ainsi exclure du champ de l’analyse les émotions se produisant sans que le cours d’action n’ait réellement d’orientation préalable, celles qui émergent par exemple dans la solitude de ses souvenirs, ou certains états affectifs qui n’entraînent pas de tendance à l’action (ennui, nostalgie…) La théorie proposée ne rend guère compte, par ailleurs, des différences entre, d’une part, les émotions plutôt liées aux réactions instinctives qui sont parfois activées avant même l’identification du stimulus, et, d’autre part, les émotions plus cognitives, liées à une identification et à une évaluation progressives qui donnent lieu à un éveil (arousal) ou une « montée » de l’émotion plus longue et plus lente : elle se situe entre les deux.
La théorie de « l’émotion distribuée » sur les variations de l’environnement, lesquelles comporteraient des « qualités affectives immédiates », pourra, elle aussi, surprendre. En voulant donner toute sa part aux influences extérieures sur la corporéité, l’auteur ne considère pas – ou pas clairement – que, toutes objectives qu’elles soient, ces « choses » sont subjectivement perçues, investies de sens, de qualité. On pourrait donc objecter que la « qualité affective des choses » n’existe pas hors de leur saisie par les individus et que les impressions sensorielles ne produisent pas mécaniquement des affects ad hoc.
Enfin, si le travail de l’émotion (ce que nous fait l’émotion) est mis à l’honneur, le travail sur l’émotion (ce que nous en faisons) pourra sembler vite évacué. L’émotion semble en effet apparaître immédiatement comme un comportement expressif. Or la perception des normes sociales peut entrer en ligne de compte dans la mise en forme de l’émotion. En fonction des normes, nous pouvons non seulement camoufler ou amplifier l’expression de nos émotions, mais aussi œuvrer à les transformer si nous considérons qu’elles ne seront pas comprises ou admises par les autres. La perception de la norme peut ainsi être considérée comme une composante intrinsèque de la genèse émotionnelle, et non seulement, comme le suggère l’auteur, comme un facteur externe agissant après coup, lorsque nous faisons face aux contraintes de la situation.
par , le 24 février 2022
Julien Bernard, « Écologie des affects », La Vie des idées , 24 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Ecologie-des-affects
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