On assiste depuis dix ans à la multiplication, en sciences humaines et sociales, des travaux traitant de la catastrophe. En attestent les nombreuses publications, en sociologie [1], en anthropologie [2], en histoire [3] ou en philosophie [4], pour lesquelles elle est un objet central. Certaines revues y ont consacré de substantiels dossiers (Esprit, 2008 ; Le Portique, 2008 ; Terrain, 2010) croisant les différents champs disciplinaires. On peut penser que l’augmentation du nombre de catastrophes ces dernières années (par exemple, le tsunami en 2004, l’ouragan Katrina en 2005, le séisme en Haïti en 2010, plus récemment le tsunami au Japon, mais aussi l’explosion de l’usine AZF en 2001 ou l’attaque terroriste contre les Twin Towers en 2001) explique très largement que celles-ci fassent l’objet d’une attention particulière, qu’il s’agisse de comprendre ce qu’elles impliquent ou plus spécifiquement d’envisager les manières de s’en prévenir. Pour juste qu’elle soit, une telle explication reste limitée. Elle ne permet pas de comprendre en effet que l’on soit devenu récemment plus sensible à des événements qui ont toujours existé, sous une forme ou sous une autre. Habermas, après d’autres, l’a largement souligné : le XXe siècle fut le siècle des catastrophes (Habermas, 1998). Et, plus encore, elle ne permet pas de mesurer que les différentes études des catastrophes tendent à constituer, par delà la diversité de leurs approches, un champ de recherche dont la nouveauté tient à la constitution d’une catégorie originale.
Si la notion de catastrophe est féconde, sa définition reste néanmoins complexe. D’abord, elle regroupe des événements qui peuvent sembler assez largement hétérogènes. Sont ainsi appelés catastrophes à la fois des cataclysmes dont l’origine est naturelle (ouragans, tsunamis, tremblements de terre etc.) et des tragédies produites par la volonté ou l’incapacité de l’homme (attentats terroristes, accidents).
Ensuite, on peut considérer que la notion de catastrophe prend sens moins en regard des causes de l’événement que de ses effets : ce qui fait catastrophe, c’est l’intensité tragique, c’est l’ampleur des conséquences, c’est la mort collective donnée massivement et implacablement (Godin, 2008). Dans cette perspective, le partage entre ce qui relève de l’événement naturel et ce qui est lié aux effets de la technique est accessoire, d’autant qu’il est souvent difficile en la matière de décider ce qui est à l’origine de la catastrophe (des activités anthropiques, par exemple, peuvent entraîner une fragilisation des littoraux alors particulièrement exposés aux ouragans ou raz-de-marée). Cependant, du point de vue même de leurs effets, l’hétérogénéité des catastrophes demeure : comment mettre ainsi sur le même plan la Shoah, le 11 Septembre (Dupuy, 2005) et le crash du Concorde (Clavandier, 2011) ? À cette hétérogénéité dans les effets s’ajoute une différence dans les modalités : car la catastrophe, c’est l’événement tragique qu’on décrit comme tel parce que l’on constate l’ampleur et le désastre de ses conséquences, mais c’est aussi celui que l’on prévoit, que l’on annonce et qu’il convient ainsi d’éviter (Dupuy, 2005). La catastrophe joue ainsi sur deux registres : celui du surgissement, de l’événement non prévu, et celui de l’annonce, de la prévision — elle est à la fois ce qui semble inévitable, ce qui l’inscrit en tant que tel dans le registre du monstrueux, et ce qui peut s’anticiper et ainsi être déjoué. Le concept a donc deux significations, qui ne s’accordent pas immédiatement : une signification scientifique (la catastrophe suppose un mode spécifique d’analyse), une signification éthique (la catastrophe est que l’on croit devoir arriver).
Cette hétérogénéité, loin d’être ce qui rend la notion inconsistante en ce qu’elle recouvrirait des échelles trop disparates ou se référerait à des usages trop dissemblables, est précisément ce qui en fait la densité et révèle ses enjeux. Ce que cette catégorie permet d’identifier, aux yeux de ceux qui l’utilisent, conduit à tenir pour négligeables les différences d’intensité ou de registres. En ce sens, la notion de catastrophe désigne moins un champ d’analyse qu’un paradigme, récemment inventé, dont il faut ressaisir la profondeur et questionner les présupposés.
Risque et précaution
Ce paradigme tire sa signification de l’opposition radicale entre la notion de risque et celle de catastrophe. Penser en effet ce qui nous menace en termes de risque, c’est inviter à prendre en compte la plus ou moins grande probabilité de ces menaces, et en conséquence à envisager la catastrophe seulement comme « la réalisation concrète et dommageable d’un risque potentiel » (Walter, 2008, p. 13). C’est de cette manière que le principe de précaution (énoncé à la fois dans la Déclaration de Rio, le traité de Maastricht ou, en France, dans la loi Barnier) pousse à comprendre l’idée de catastrophe : en la subordonnant à celle de risque, objet de l’expertise. Philippe Kourilsky invite ainsi à distinguer les risques potentiels et les risques avérés (Kourilsky, 2002, p. 42 sq.) : si les seconds sont certains, les premiers n’en sont pas pour autant improbables. Le principe de précaution, distinct en conséquence de la simple prévention, suppose de prendre en compte les risques qui sont seulement potentiels, non parce qu’ils sont jugés moins dangereux, mais parce que la connaissance à leur sujet est plus lacunaire. Ils ne sont pas improbables, ils sont hypothétiques. Dans cette perspective, qui suppose qu’on rationalise le plus possible l’anticipation des risques, une catastrophe n’est, au mieux, qu’un aveu d’impuissance ; l’échec dans la prise de précaution et, dans l’absolu, une mauvaise évaluation de la potentialité. Le risque, ainsi, se prévoit et se mesure en fonction d’une échelle de gradation.
Qu’on puisse envisager de la sorte ce qui nous menace caractérise très précisément le projet de la modernité. Habermas souligne que le concept de modernité enveloppe au moins deux propositions indissociables. D’abord, il suppose une conscience historique qui délimite les temps anciens et les temps nouveaux, donc qui identifie le temps que nous vivons avec un temps perçu comme radicalement distinct (Habermas, 1988, p. 7 sq.). Il suppose également que les temps nouveaux ne pouvant se fonder sur un passé dont ils se distinguent, trouvent en eux-mêmes ce qui les fonde. En d’autres termes, la modernité, par définition, ne peut se rapporter qu’à elle-même : elle ne peut se fonder que par ses propres moyens. Elle rejette toute légitimation par les traditions et ne souhaite ainsi s’en remettre qu’à la justification rationnelle (Habermas, 1988, p. 407).
Dans cette perspective, l’idée de risque réalise parfaitement le projet de la modernité : en elle s’exprime en effet la conscience de soi d’une société qui n’entend plus dépendre que d’elle-même et ne se rapporter qu’à elle-même. Ulrich Beck a décrit cette société du risque issue des derniers développements de la modernisation que l’on connaît à la fin du XXe siècle. La société industrielle moderne naît au XIXe siècle, mais, tournée vers la production de richesses, la modernisation n’est préoccupée que par leur répartition et par les problèmes que celle-ci peut entraîner (la pénurie, la pauvreté, les conflits de classes, etc.). La modernité avancée est tournée vers la répartition, non des ressources, mais des risques. Cette évolution opère un changement majeur : « un recouvrement d’un mode historique de penser et d’agir par un autre » (Beck, 2008, p. 36). La croissance des forces productives, en effet, met en demeure de gérer les menaces qu’elle produit et dont l’ampleur, comme le prouve la multiplication des catastrophes au XXe siècle, est sans égal. La modernisation devient ainsi réflexive : elle est amenée à ne plus envisager exclusivement, comme elle le faisait avant, la rentabilisation des forces naturelles et la fin des autorités traditionnelles, mais à porter attention à ce qui, en elle, peut conduire à la mettre en danger. Cette réflexivité se décline selon trois perspectives.
C’est en premier lieu la société qui devient réflexive dans la prise en charge des risques engendrés par la modernisation. Elle ne se rapporte qu’à elle-même parce qu’elle considère que n’existe plus, en dehors d’elle, ce qui peut venir la menacer. Dans la modernité avancée, on assiste ainsi, selon U. Beck, à la fin de l’opposition entre nature et société sur laquelle se fondaient les théories sociales au XIXe siècle. L’industrialisation repose sur l’idée d’une soumission du donné naturel aux nécessités de la production. La nature est donc ce à quoi la société fait face, l’Autre qu’il faut soumettre (Beck, 2008, p. 146). Dans la modernité avancée, la nature n’est plus une non-société. Les risques sont exclusivement sociaux, les problèmes d’environnement sont des problèmes techniques, la nature est un artefact. La société n’a plus d’extériorité.
C’est également l’individu qui, au sein de cette modernité avancée, devient réflexif. La poussée de l’individualisation est sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale (Beck, 2008, p. 158). L’individu s’est affranchi des liens sociaux et familiaux traditionnels. Des catégories qui ont permis de penser la première modernité, comme celles de classes sociales ou de famille nucléaire, sont devenues obsolètes. La modernité avancée est ainsi l’âge du choix individuel et de l’autodétermination. L’individu ne cherche plus ainsi à se conformer à des modèles, mais bien à poursuivre la quête de sa construction identitaire.
La modernité avancée, enfin, se traduit par un troisième processus de réflexivité. Le savoir scientifique tient le premier rang dans la société du risque. Mais s’il devient prédominant, il n’est pas dogmatique pour autant. Au contraire : il se fait critique, il ne cesse de s’interroger sur lui-même. On discute dans la société du risque de ce que dit la science. Seulement on en discute à l’intérieur même de la science : la critique se fonde sur un savoir expert, « elle affronte désormais la science avec toutes les armes de la science » (p. 352). Il en est ainsi par exemple du discours écologique qui se structure autour des recherches scientifiques, particulièrement en biologie.
C’est donc à travers cette triple réflexivité que s’accomplit pour Beck le projet d’une modernité qui n’aspire qu’à s’en remettre à elle-même. C’est fondamentalement ce que signifient la notion de risque et son usage dans le discours à la fois scientifique et public : la mesure, par la société, de ce qui la menace à l’intérieur d’elle-même, la prise en compte rationnelle et graduée, à travers l’expertise, des dangers qui naissent du processus même de modernisation.
Le paradigme « catastrophe »
Dans un tel contexte, la notion de catastrophe n’a donc qu’un sens dérivé : elle n’est au fond qu’un échec dans la prévention opérée à partir du calcul des risques. Lui redonner une centralité, c’est tout à la fois penser autrement ce qui nous menace et mettre en question les prétentions de la société moderne. L’étude des catastrophes tend aujourd’hui à constituer un objet d’étude dont les déterminations inversent l’idée même de risque et constituent un paradigme cohérent.
D’abord, parce que la catastrophe ne peut pas être considérée comme un risque plus grand (Worms, 2008, p. 20), mais qu’elle doit être considérée comme un événement absolu, sans comparaison possible avec d’autres événements. Cela signifie que la compréhension des catastrophes n’est nullement intensive : les catastrophes ne se mesurent pas les unes par rapport aux autres, leur signification est singulière, elle ne dérive pas de leur mise en rapport. En toute rigueur, il n’y a donc pas de petite ou de grande catastrophe, parce que s’il y a une échelle des risques, il n’y a pas d’échelle de la catastrophe.
La catastrophe suppose également un rapport spécifique au temps, qui n’est pas celui qui caractérise le risque. Le principe de précaution repose sur l’idée que le temps est linéaire, continu et que le progrès des connaissances réduit la part de l’imprévu. La catastrophe pense le temps comme discontinuité : elle surgit dans une sorte de rupture, elle ne peut pas être entièrement anticipée. La catastrophe échappe au calcul. Même lorsque la catastrophe est annoncée, elle reste profondément obscure : on ne peut en prévoir totalement les effets, on ne peut à l’avance saisir toutes ses implications.
Evénement absolu et en partie imprévisible, la catastrophe est un événement intrinsèquement perçu et vécu comme global. D’une part, ses effets peuvent dépasser les frontières (comme dans le cas de Tchernobyl ou du 11 septembre). D’autre part et surtout, sa résonance est universelle. Une catastrophe n’est jamais strictement localisée. La compassion qu’elle suscite pour les victimes renvoie à notre propre exposition. Tout dépend évidemment de la proximité que l’on éprouve avec telle ou telle partie de la population (en témoigne l’indifférence relative de l’opinion mondiale au séisme qui eut lieu au Cachemire en 2005) et de l’ampleur de la médiatisation. Il n’empêche, et c’est ce qui la caractérise, qu’une catastrophe produit des émotions dont la portée dépasse le seul événement.
C’est pour cette raison qu’une catastrophe oblige à porter attention à la pluralité des récits (religieux, scientifiques, philosophiques) autant qu’aux faits eux-mêmes. Une catastrophe ne peut pas être séparée des discours qui la racontent, qui l’interprètent et qui ainsi participent également de sa construction (Revet, 2010). Ces discours sont liés à l’expérience du traumatisme et de la tragédie. Ils se construisent à partir des affects (la crainte, l’angoisse, le désespoir, la colère, le sentiment d’injustice etc.) qui accompagnent nécessairement toute rupture catastrophique du temps.
S’éloigner ainsi du risque et du principe de précaution, c’est à l’évidence ouvrir un champ nouveau. Mais c’est plus encore considérer que la catastrophe permet de réévaluer notre rapport à la morale, à la politique et, plus profondément encore, à l’existence. C’est en cela qu’elle constitue un véritable paradigme, au delà même de l’attention portée à un type d’événement. La catastrophe permet ainsi de penser ce qui n’est pas intelligible dans le cadre d’une société moderne orientée vers la prise en compte des risques. C’est la triple réflexivité de la société du risque décrite par U. Beck qu’elle met en question.
La catastrophe, on l’a souligné, est inséparable des interprétations qu’elle suscite. Son imprévisibilité et son ampleur appellent l’explication. Des discours se constituent afin de rendre raison des événements et identifier leurs origines possibles. L’anthropologie des catastrophes met en évidence la pluralité des discours qui interprètent un désastre (Revet, 2007, p. 287 sq.). Si les acteurs peuvent à ce titre prendre en compte le discours scientifique expert, qui insiste notamment sur les risques engendrés par les activités humaines, c’est parce qu’il peut être une explication, mais parmi d’autres : des récits, eschatologiques ou naturalistes, peuvent apparaître et identifier d’autres causes (Dieu ou la nature), conçues comme extérieures à la société, exprimant alors une résistance à l’analyse rationaliste et au principe de précaution. Et parce qu’ils se mêlent souvent aux discours experts, parce que, comme le montre S. Revet, les acteurs peuvent passer d’une explication à l’autre, invoquant des arguments religieux et scientifiques, ils mettent en question la légitimité d’un discours savant qui entend être le seul récit possible des événements.
Que le temps des catastrophes montre les limites de l’individualisation propre à la modernité avancée ne saurait surprendre. Les désastres se vivent sur le mode de l’épreuve collective, rendant souvent dérisoire l’idée de choix individuel. Face à la mort de masse, imprévisible, irrationnelle, aveugle, l’autodétermination perd de son sens. La pandémie, le désastre écologique, l’accident technique reconfigurent l’idée d’un destin commun. La survie dépend de la communauté (Revet, 2007, p. 130), les solidarités sont nationales et globales, les victimes se constituent en collectif (Clavandier, 2004, p. 102 et suiv.). Lorsqu’une catastrophe se produit, les relations se disloquent, parce que les victimes sont nombreuses et parce que les liens sociaux sont défaits. Mais elles se reforment dans la compassion, dans l’assistance, dans l’entraide. La catastrophe nous permet d’expérimenter à quel point elles nous sont nécessaires (Worms, 2008).
La compréhension des catastrophes dans le discours des sciences humaines et sociales consiste bien à mettre à distance la société du risque. Ce que révèle l’analyse des catastrophes quand on les interroge en elles-mêmes, ce sont les limites d’une société qui prétend n’avoir affaire qu’à elle-même, comme si plus rien ne lui était extérieur. Or, cette mise à distance de la modernité doit également conduire à réviser les principes mêmes selon lesquels nous nous rapportons à l’incertitude de l’avenir. C’est la proposition que soutient J.-P. Dupuy : l’intelligence des catastrophes doit nous conduire au « catastrophisme ». C’est une attitude éthique conséquente, qui aux yeux de J.-P. Dupuy, doit mettre fin aux contradictions dans lesquelles nous enferme la société du risque en matière de prévention (Dupuy, 2002). Le principe de précaution considère que les risques sont d’autant mieux maîtrisés qu’ils sont rapportés à notre responsabilité. Or force est de constater qu’une telle proposition est inefficace : nous ne faisons rien pour éviter les grandes catastrophes écologiques dont nous savons pourtant, de source sûre, qu’elles se dérouleront. N’est-ce pas plutôt alors en invoquant la fatalité des catastrophes, c’est-à-dire en nous référant à ce qui leur donne précisément leur dimension catastrophique, que nous parviendrons à les éviter ? Le catastrophisme est la meilleure des protections. La société du risque nous conduit à une position éthique stérile parce que nous ne croyons pas ce que la raison nous démontre (Dupuy, 2005, p. 11). La représentation du malheur ne peut se satisfaire de la seule probabilité du risque, sous peine de ne jamais emporter notre adhésion. La probabilité reste une probabilité — comme le dit J. P. Dupuy, un risque probable n’est qu’un « risque de risque » (Dupuy, 2002, p. 106). Paradoxalement, il faut penser le malheur comme catastrophe, c’est-à-dire comme devant inévitablement advenir, si l’on veut pouvoir l’éviter. La catastrophe est certaine, massive, implacable : voilà pourquoi il faut en avoir peur. Et la peur doit nous aider à lever cet écart entre le savoir et la conviction.
Mais, selon Dupuy, nous ne pourrons être éveillés à la catastrophe que si nous parvenons à nous défaire de l’idée que le mal est notre œuvre. À cette fin, il faut lutter contre ce qu’il appelle la « rousseauisation » de nos esprits. Voltaire, commentant le tremblement de terre de Lisbonne (1755), fait l’hypothèse d’un défaut dans la Création, contre le système de l’optimisme :
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés (…) [5]
Rousseau, dans la Lettre à Voltaire (août 1756), lui répond : ce n’est ni Dieu ni la nature qu’il faut accuser, c’est à l’homme qu’il faut imputer le mal. Car ce qui est en question, ce n’est pas le tremblement de terre en lui-même, mais l’incurie des hommes qui bâtissent des maisons à étages, qui concentrent la population dans des villes où riches et pauvres ne sont pas pareillement exposés. L’argumentaire de Rousseau, pour Dupuy, est l’expression de l’esprit moderne qui tend à percevoir tout danger potentiel comme un risque, et qui alors ne met jamais vraiment en position de l’éviter. Pour anticiper en effet ce qui peut nous arriver, il faut paradoxalement croire en la réalité de la catastrophe et non se dire qu’on trouvera toujours un moyen, par exemple par un usage plus raisonnable des ressources naturelles, d’y échapper. Le « catastrophisme éclairé » s’attache à naturaliser le mal, afin d’en saisir toute la radicalité et en nous effrayant de ce qui peut advenir nous prépare à agir en conséquence. La société du risque supprimait toute extériorité ; le catastrophisme entend faire de ce qui nous menace ce qui nous est radicalement extérieur.
Toute étude des catastrophes en sciences humaines et sociales ne conduit pas, bien sûr, à adopter une position catastrophiste radicale. Mais ce que tous les arguments que nous avons évoqués ont en commun, en dépit de leur diversité, c’est qu’ils prennent pleinement sens dans la critique du projet moderne. Car il s’avère que celui-ci est irréalisable, relevant davantage de l’illusion rationaliste que de l’attention portée à l’histoire, bref qu’il méconnaît profondément la nature des relations que les hommes entretiennent avec la nature, le savoir, ainsi que des relations qui les unissent les uns aux autres. Au sein de ce qui se constitue ainsi comme un paradigme, les arguments font système pour tenir le discours de la modernité (dont le principe de précaution peut être considéré comme l’expression la plus significative) pour vain. Car ce que montrent les catastrophes, c’est que la société ne se rapporte jamais exclusivement à elle-même, que l’individualisation des comportements bute nécessairement sur notre vulnérabilité, que le savoir expert ne parvient pas à dire ce que nous sommes ni à nous protéger de ce qui peut advenir, et que nos discours façonnent tout autant ce que nous vivons qu’ils l’interprètent.
Vers une anthropologie négative ?
L’émergence de la catastrophe comme nouveau paradigme ne repose pas seulement, ni peut-être même principalement, sur des critères épistémologiques. Elle porte plus radicalement sur la conception de l’homme à laquelle se sont adossés le projet moderne et son avatar postmoderne, celui de la modernité réflexive. Ce que les tenants de la catastrophe partagent donc, souvent à leur insu, c’est une même anthropologie, implicite à la critique du risque, mais qui n’en dessine pas moins le contour d’une nouvelle vision du monde.
Cette anthropologie est de nature philosophique : elle s’interroge sur la façon dont les catastrophes modifient l’idée même d’humanité et affectent en profondeur la relation de l’homme avec lui-même, à la société et à la nature. Avec elle, la mise en question du projet moderne prend une voie inédite, que n’a empruntée aucune des critiques antérieures. En effet, il ne s’agit pas de critiquer la conception moderne de la subjectivité, son caractère abstrait et « désengagé » (comme chez les penseurs communautariens, Sandel ou Taylor) à partir d’arguments de type anthropologique, ou de rappeler l’importance de la coutume (Burke), de la langue (Herder), des traditions (MacIntyre), pour opposer in fine l’histoire et la culture à la prétention d’autoréflexivité de la raison (Gadamer vs Habermas). Il ne s’agit pas non plus de dénoncer le caractère funeste de la raison instrumentale en montrant comment celle-ci finit par se retourner contre elle-même (Adorno et Horkheimer) ou contre la nature qu’elle domestique entièrement (Heidegger), ni de mettre en garde contre les effets non maîtrisés de la technique (Jonas).
Si l’on retrouve effectivement des échos de ces critiques antérieures au sein du nouveau paradigme de la catastrophe, ce qui constitue la singularité de sa mise en cause du projet moderne relève d’autre chose. Elle tient paradoxalement au fait qu’elle ne constitue pas une énième attaque contre le projet moderne. Elle ne cherche pas directement à le critiquer, en répétant après bien d’autres qu’il est intrinsèquement faux et dangereux. Elle ne cherche pas non plus à le dépasser par un surcroit de réflexivité (Habermas, Beck, Giddens) ou un nouveau contrat, passé avec la nature (Serre, Latour). Bien plutôt, elle témoigne du vacillement ou, du moins, du fléchissement des projets modernes et de leurs avatars. Tout se passe comme si les tenants de la catastrophe ne croyaient plus à tout ce qui a construit le projet moderne, ou ne voulaient plus y croire ni même proposer des scénarios de sortie.
Aussi, l’anthropologie qui émerge ici est d’une nature différente : c’est une anthropologie négative, à deux titres au moins.
D’abord, elle ne vise pas à produire des connaissances spécifiques sur les différentes cultures humaines, comme le fait l’ethnologie, ni à identifier philosophiquement la nature de l’homme. À l’inverse, cette anthropologie se constitue en creux, à l’arrière-plan des études sur les catastrophes, sans jamais chercher à se définir ni à circonscrire un champ d’investigation propre.
Ensuite, si cette anthropologie est négative, c’est surtout parce qu’elle pense l’homme par soustraction : non pas en disant ce qu’il n’est pas mais, bien plutôt, en montrant ce qu’il n’est plus, et donc ce qu’il doit renoncer à être.
Ce dernier point apparaît clairement chez des philosophes de la catastrophe comme Günther Anders ou Jean-Pierre Dupuy, qui analysent dans une perspective métaphysique les transformations de l’humanité par les catastrophes – et en premier lieu celle du nucléaire. Pour eux, l’invention de la bombe marque le moment où la maîtrise technique jusqu’alors dévolue aux hommes leur échappe et les prive de leur toute-puissance, en premier lieu celle de l’anticipation des risques. La bombe n’est pas seulement selon eux une arme dont on peut faire bon ou mauvais usage, mais davantage un absolu qui outrepasse la logique des moyens et des fins. Elle n’est pas un risque, pondéré par l’évaluation de ses conséquences, mais une catastrophe à laquelle nous sommes constamment confrontés : celle de la destruction de l’humanité. C’est en cela que la catastrophe atomique suppose une nouvelle anthropologie. Comme le note très explicitement Günther Anders « nous ne savons plus si ce monde, dans lequel nous vivons, continuera d’exister. Auparavant, chaque mort avait lieu dans le monde et chaque époque dans l’histoire continue. Ce type de mort est désormais mort. Parce que désormais, nous devons tenir compte de la mort du monde ou de l’histoire mêmes » (Anders, 1987, p. 67).
Chez Günther Anders comme chez Jean-Pierre Dupuy, la catastrophe est ainsi ce qui définit la nouvelle condition de l’homme et, plus encore, ce qui lui permet d’interroger son existence en tant qu’être humain. À condition toutefois qu’elle soit perçue comme inéluctable. Tant que les hommes la considèrent comme un risque potentiel, ils ne peuvent faire corps et se maintiennent dans une dangereuse illusion. L’influence de Martin Heidegger est ici manifeste. La mort est pour lui ce qui gouverne notre être-au-monde : nous vivons dans l’inauthenticité tant qu’on la regarde comme quelque chose qui peut être paré et non comme un événement de l’ordre du destin. Le Dasein ne parvient à l’unité que dans la conscience du caractère inéluctable de la mort (Heidegger, 1985). De la même manière, pour Anders ou Dupuy, la catastrophe gouverne l’espèce humaine, elle est ce à quoi nous sommes toujours exposés. À la conscience de la finitude succède celle de la catastrophe. Elle constitue le socle d’une existence authentique, ouverte au monde sur un autre mode que celui de l’instrumentalité. L’homme n’est plus un « être-pour-la-mort ». Il est désormais un « être-pour-la-catastrophe ». La catastrophe représente donc ce par quoi nous pensons notre différence ontologique : l’humanité devenue saisissable en regard de sa destruction inéluctable.
L’anthropologie négative, manifeste dans les réflexions philosophiques, beaucoup plus implicite mais néanmoins présente dans les sciences humaines et sociales sur la catastrophe, dresse donc le bilan de tout ce que nous devrions aujourd’hui abandonner. Ce sont d’abord tous les apparats de l’homme moderne : sa croyance dans le progrès scientifique et technique, sa vision téléologique de l’histoire, sa prétention à maîtriser la nature. Il nous faudrait aussi abandonner la défiance postmoderne et la prudence de la modernité réflexive qui, tout en reconnaissant l’incertitude de nos actions, croient encore pouvoir en évaluer les effets. Il serait ainsi vain de penser que nous n’aurions à tirer des catastrophes que des enseignements techniques, tel un Prométhée que sa chute aurait rendu à la fois plus modeste et plus avisé. La seule leçon à tirer des catastrophes, c’est que nous sommes faillibles : vulnérables et démunis face aux événements que nous ne maitrisons jamais véritablement. W. Benjamin évoquait déjà au début des années 1930 cette fatigue de l’homme moderne qui faisait vœu de pauvreté et demandait à être déchargé de la responsabilité de devoir répondre constamment du monde :
« La pauvreté en expérience : cela ne signifie pas que les hommes aspirent à une nouvelle expérience. Non, ils aspirent à se libérer de toute expérience quelle qu’elle soit, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté, extérieure et finalement aussi intérieure, à l’affirmer si clairement et si nettement qu’il en sorte quelque chose de valable » [6].
C’est une telle « pauvreté » que le paradigme catastrophe tend peut-être aujourd’hui à vouloir faire reconnaître, rejetant en un même geste modernité et postmodernité, confiance et réflexivité. Un tel geste n’a rien d’arbitraire. Il n’est pas non plus isolé. Bien plutôt, il fait directement écho aux diverses entreprises intellectuelles qui s’efforcent de repenser le lien social, non plus à partir d’une rationalité abstraite, mais en termes de compassion, d’entraide et de vulnérabilité.
Qu’il faille juger des limites du projet moderne, on ne peut en disconvenir. Le paradigme catastrophe et l’anthropologie négative qui, plus ou moins confusément, le sous-tend, jouent bien un rôle critique essentiel, en ce qu’ils permettent de pondérer très largement l’optimisme d’une société du risque trop confiante dans le discours expert. Pour autant, le paradigme catastrophe reste traversé par des contradictions qui en limitent la portée critique.
L’étude des catastrophes récuse l’abstraction et l’homogénéité de la notion de risque et s’emploie à restituer les multiples appréhensions d’un même événement (affects, récits, représentations, mémoires). Mais, paradoxalement, elle rassemble sous un même vocable des événements très différents. Si la Shoah, l’attentat contre les Twin Towers, Katrina ou Fukushima sont en effet des catastrophes, elles ne le sont pas de la même manière ni au même titre. Le paradigme catastrophe, pour heuristique qu’il soit, laisse peut-être de côté l’essentiel : qu’on appelle « catastrophe » des événements dont on veut signifier l’irréductible singularité.
Il convient également s’interroger sur la place accordée aux différents types d’interprétation dans l’analyse des catastrophes. Si le discours des experts qui prétend expliquer scientifiquement les causes des catastrophes n’a pas le monopole de leur compréhension et que d’autres lectures sont à prendre en considération, peut-on pour autant affirmer que le risque n’est qu’une rhétorique parmi d’autres, au même titre que la colère divine ou des caprices de la nature (Revet, 2010, Clavandier, 2011) ? Dire que la science est une construction sociale n’implique pas que tous les discours s’équivalent ni qu’on puisse négliger leur efficience historique ou culturelle. Il importe bien plutôt de porter attention à la porosité entre science et non-science et aux opérations de traduction entre ces deux sphères, ce qui permettrait d’intégrer l’explication scientifique dans une vision plus compréhensive des catastrophes.
Enfin, peut-on véritablement penser, comme le font certains tenants du catastrophisme, que nous saurions mieux éviter les catastrophes à partir du moment où nous les jugerions inévitables et qu’elles nous effraieraient suffisamment ? Que l’avenir de l’humanité se joue dans la prise de conscience que nous sommes des « êtres-pour-la catastrophe » ? On pourrait objecter que la peur n’est jamais bonne conseillère et qu’il n’est pas prouvé qu’elle éveille la raison ; et qu’il importe peut-être moins de mettre fin à l’optimisme qui entoure les sciences et les techniques que de veiller à leur usage, notamment par des dispositifs de surveillance et de délibération démocratiques.