À propos de : Dominique Charpin, En quête de Ninive. Des savants français à la découverte de la Mésopotamie (1842-1975), Collège de France/Les Belles Lettres
Dominique Charpin retrace la riche histoire de l’assyriologie, depuis les pionniers comme Oppert et Grotefend jusqu’aux chantiers actuels, en passant par les grandes institutions qui ont contribué à son développement. Portrait d’une science étonnamment contemporaine.
De façon originale, ce n’est pas en introduction, mais dans une manière de postface intitulée « Explications et remerciements » que Dominique Charpin retrace la genèse de son livre. Il est vrai que, comme le remarque l’auteur lui-même, le lecteur, désireux d’entrer rapidement dans le vif du sujet, a souvent tendance à ignorer purement et simplement l’avant-propos ou, au mieux, à n’y revenir qu’à la fin.
Ainsi est-ce seulement après en avoir achevé la lecture que l’on apprend que l’ouvrage de Dominique Charpin, En quête de Ninive. Des savants français à la découverte de la Mésopotamie (1842-1975), est issu de son enseignement au Collège de France et, plus précisément, d’un retour historiographique sur l’assyriologie entrepris au terme de quarante ans de pratique de cette science. La démarche est assez classique chez beaucoup de spécialistes qui, parvenus au sommet de leur discipline, éprouvent le besoin d’un retour épistémologique sur leur champ de recherches.
Même s’il a décidé d’arrêter son analyse en 1975, au moment où il a entrepris les études qui l’ont amené à devenir l’une des figures centrales de l’assyriologie française, Dominique Charpin reste présent en filigrane tout au long des chapitres du livre, signalant ici un outil bibliographique qu’il a lui-même utilisé au cours de ses études, là un maître dont il a suivi l’enseignement, ce qui rend l’ouvrage singulièrement attachant, sans rien enlever à l’érudition qui s’y déploie au fil des quelque 460 pages.
Champollion et les autres
L’approche chronologique adoptée par l’auteur est sans doute la plus lisible et permet de distinguer les évolutions importantes de la discipline. Ainsi, tout d’abord, le passage de l’ère des pionniers (partie I) aux premières étapes de l’institutionnalisation de l’assyriologie avant 1914 (partie II), les spécialistes formés à partir des années 1860-1870 prenant la relève d’une première génération de défricheurs, notamment des savants qui, les premiers, sont parvenus à déchiffrer les écritures cunéiformes.
Dominique Charpin note à juste titre que si Champollion, déchiffreur des hiéroglyphes égyptiens, est passé à la postérité, il n’en est pas de même du philologue allemand Georg Friedrich Grotefend (1775-1853), auteur en 1802 d’un mémoire sur le déchiffrement des inscriptions de Persépolis, ni de l’assyriologue français d’origine allemande Jules Oppert (1825-1905), à l’origine dans la seconde moitié des années 1850 de progrès considérables dans le déchiffrement de l’assyrien.
Il est vrai que le déchiffrement du cunéiforme a été une entreprise collective plus qu’individuelle et que ce système d’écriture servait à transcrire des langues différentes, ce qui a rendu son approche plus complexe. Cette première période qui, à travers les première et deuxième parties du livre, mène le lecteur des années 1840 jusqu’au début du XXe siècle est celle qui a le plus été traitée par l’historiographie, donc la moins originale de l’ouvrage.
Le Déluge, versions 1 et 2
Les parties III et IV poursuivent la chronologie, d’abord pour la période de l’entre-deux-guerres (partie III), puis pour celle des Trente Glorieuses, de 1945 à 1975 (partie IV). Entre la Première et la Deuxième Guerre mondiales, le développement des fouilles de terrain est considérable, en tout cas côté français et côté anglais.
À partir de 1919 en effet, la Grande-Bretagne et la France se partagent deux zones d’influence primordiales pour les recherches sur le monde mésopotamien antique : l’Irak pour les Britanniques, la Syrie et le Liban pour les Français. Entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale, les Français avaient déjà fouillé quatre sites mésopotamiens, Sipar, Tello, Kish et Suse ; s’y ajoutent dans les années 1920-1930 ceux de Ugarit et de Mari, dans la Syrie désormais sous mandat français.
En France même, l’entre-deux-guerres est marqué par une forte continuité institutionnelle dans l’enseignement et la promotion de l’assyriologie, dont les pôles principaux demeurent le Collège de France et l’École pratique des hautes études et, dans une moindre mesure, la Sorbonne, l’École du Louvre, le département des Antiquités orientales du Louvre, ainsi plus étonnamment que l’Institut catholique de Paris.
Car, depuis les dernières décennies du XIXe siècle, les découvertes des assyriologues ont remis en question l’un des fondements de la civilisation occidentale, en démontrant que l’Ancien Testament reprenait en partie des textes babyloniens. Ainsi trouve-t-on dans l’Épopée de Gilgamesh, récit épique mésopotamien rédigé aux XVIIIe-XVIIe siècles avant notre ère, une version de l’histoire du Déluge.
Aussi le milieu des assyriologues se caractérise-t-il par une surreprésentation des ecclésiastiques – une singularité qui n’a jamais été étudiée en tant que telle, mais fera l’objet d’une prochaine publication de Dominique Charpin. L’auteur revient ici longuement sur les religieux qui ont marqué la discipline de leur empreinte, notamment le révérend père dominicain Jean-Vincent Scheil (1858-1940), dont Charpin retrace les étapes de la carrière à l’École pratique des hautes études.
Le rôle des femmes
Amorcée dans l’entre-deux-guerres, la présence des femmes s’accentue au cours de la période 1945-1975 (partie IV). L’auteur souligne à juste titre le caractère longtemps exceptionnel de cette présence féminine : les femmes ont rencontré bien des difficultés pour se hisser en France jusqu’aux plus hautes sphères de la recherche universitaire et scientifique.
Les exemples développés par Dominique Charpin, ceux notamment d’Élena Cassin (1909-2011) et de Marguerite Rutten (1898-1984), montrent que c’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que les femmes ont pu accéder à des postes pérennes – ce constat n’est d’ailleurs nullement spécifique à l’assyriologie.
Le parcours d’Elena Cassin en particulier, qui a intégré le CNRS juste après le second conflit mondial avant d’y terminer sa carrière comme directrice de recherche à la fin des années 1970, illustre la plus grande flexibilité de cette institution, née en 1939 et réorganisée en 1945, qui a su accueillir des femmes-chercheuses bien avant que l’université leur ouvre ses portes.
Encore des mystères
La quatrième partie se termine par un dernier chapitre consacré à l’expansion de l’assyriologie française dans le monde et à la façon dont les assyriologues français ont interagi avec leurs homologues des autres pays. S’il est tout aussi intéressant que les précédents, ce chapitre est néanmoins l’occasion d’exprimer un regret : l’approche chronologique adoptée tout au long de l’ouvrage offre certes au lecteur une grande lisibilité et un appréciable confort de lecture, mais elle conduit aussi à un certain émiettement des thèmes.
Ainsi en est-il de cette perspective internationale, abordée à plusieurs reprises, mais jamais de façon synthétique ni continue, alors que les rivalités et/ou les collaborations entre savants de différentes nationalités constituent la pierre angulaire de l’histoire de l’archéologie, qui s’est constituée scientifiquement depuis le XIXe siècle dans un contexte d’émulation entre les grands pays occidentaux, France, Grande-Bretagne, Allemagne et États-Unis en particulier.
De la même façon, le plan chronologique aboutit à un saupoudrage des biographies des assyriologues. Si l’étude de Dominique Charpin est utilement complétée par un index des noms de personnes modernes – ainsi que des noms de personnes antiques et de divinités, de lieux et de peuples et d’institutions –, il manque en fin d’ouvrage une série de notices biographiques qui auraient permis une vue synthétique du parcours des nombreux protagonistes de la discipline cités tout au long des pages.
Comme le rappelle l’auteur, si son ouvrage comble une lacune historiographique, en particulier pour le XXe siècle, l’histoire de l’assyriologie est encore en devenir. D’abord pour dépasser la date de 1975, pertinente dans l’histoire personnelle de l’auteur plus que dans celle de la discipline – même si les années 1974-1975 ont vu la disparition, à quelques mois d’intervalle, de deux des maîtres français de l’assyriologie d’après-guerre, René Labat (1904-1974) et Jean Nougayrol (1900-1975).
Mais également parce que, depuis cette date, l’axe des études assyriologiques s’est déplacé de la Mésopotamie, qui avait longtemps occupé une place centrale, vers les espaces périphériques de la Syrie à l’ouest, de l’Anatolie au nord et de l’Iran à l’est. Science en devenir enfin, car la période des déchiffrements est loin d’être terminée : la Mésopotamie conserve encore quelques-uns de ses mystères, que de nouvelles générations de chercheurs continuent aujourd’hui, et continueront à l’avenir, d’essayer de percer.
Dominique Charpin, En quête de Ninive. Des savants français à la découverte de la Mésopotamie (1842-1975), Paris, Collège de France/Les Belles Lettres, 2022, 461 p., 25,90 €.
Catherine Valenti, « Histoire et avenir de l’assyriologie »,
La Vie des idées
, 20 janvier 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Dominique-Charpin-En-quete-de-Ninive
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