Dans son dernier ouvrage, L’Éthique intellectuelle, Roger Pouivet propose une épistémologie des vertus qui, écrit-il, « modifie nettement la nature et la finalité de l’épistémologie » (143). S’il s’agit bien de déterminer, comme on le fait ordinairement dans ce champ de recherche, quand il est légitime, ou quelles sont les bonnes raisons, « de croire et de prétendre savoir », il ne va pas pour autant s’agir de déterminer quels sont les normes ou les « critères qui justifieraient nos croyances » – pas davantage que de fournir « une définition de la connaissance » (293). Quoiqu’il n’y ait « aucune raison de renoncer à un tel projet épistémologique » (164), il tend selon l’auteur à passer à côté de l’essentiel et, corrélativement, à se rendre incapable de traiter de façon satisfaisante les questions auxquelles ce projet ambitionne de répondre.
L’essentiel, suggère R. Pouivet, est « de montrer comment, dans notre vie intellectuelle, nous pouvons, autant que possible, échapper à la dépravation morale » (17), ce qui va consister à « décrire ce qui perfectionne notre nature humaine rationnelle » (293). Si une partie de la réponse est attendue – « nous devons nous former notre caractère » par l’acquisition de vertus intellectuelles (tels l’impartialité, l’humilité ou le courage intellectuels) –, une autre l’est moins : sans Dieu nous n’y parviendrions pas. Autrement dit, c’est à condition que Dieu existe que nous pourrons échapper au « risque de corruption morale de notre vie intellectuelle » (17) ; risque constant surtout chez tous ceux « qui, en quelque sorte, vivent de l’esprit, du discours, de la transmission des croyances et du savoir » (ibid.), tels les intellectuels et les académiques mais aussi les prêtres en chaire.
Pour parvenir à cette thèse pour le moins substantielle, R. Pouivet part de l’idée selon laquelle le fait de former ses croyances de façon légitime ou responsable – autrement dit, la responsabilité épistémique –, en vertu de quoi nous sommes en droit de les avoir et ne saurions en être blâmés, ne doit pas être identifié à leur justification. Tandis que celle-ci requiert le respect de règles ou de normes épistémiques telle celle selon laquelle on ne doit croire quelque chose que sur la base de données étayant suffisamment la vérité de cette chose [1] (ou, de façon plus exigeante, en procédant à une sorte de contrôle réglementaire de nos croyances fondé sur cette norme), ce respect n’est ni nécessaire ni suffisant pour que nous soyons en droit de croire ce que nous croyons, c’est-à-dire pour qu’il y ait responsabilité épistémique et que notre vie intellectuelle soit bonne. Ce qui est nécessaire et suffisant, c’est que nos croyances résultent d’une « passion ordonnée au bien épistémique » (16), c’est-à-dire de vertus intellectuelles procédant elles-mêmes d’un amour ou « désir de rationalité et de vérité » (61). C’est en ce sens qu’il faut, pour l’auteur, « penser la responsabilité épistémique en termes d’exigence éthique plutôt que de règles ou de processus épistémiques » (251) ; « [l]’obsession du respect des règles épistémiques passe à côté de ce qui importe vraiment dans la vie intellectuelle : l’orientation de toute la personne vers les biens épistémiques » (135).
Cette orientation ne signifie pas qu’en formant, maintenant ou révisant ses croyances la personne épistémiquement responsable procède ou cherche à procéder de façon à maximiser ses chances de parvenir au vrai – c’est-à-dire en se conformant à la règle de ne croire que ce qui se trouve suffisamment étayé par les données disponibles. Ce que suggère R. Pouivet (mais la chose aurait peut-être gagné à être plus explicite), c’est que ce désir de vérité rend la formation, le maintien et la révision des croyances de cette personne insensibles à des facteurs dits ‘non évidentiels’, c’est-à-dire insensibles à des facteurs qu’elle jugerait ne pas constituer des indices de la vérité ou de la fausseté des croyances en question.
Si cet amour de la vérité et les vertus intellectuelles qu’il conduit à acquérir sont nécessaires pour former ses croyances de façon épistémiquement responsable, on comprend que le simple fait de respecter une norme comme celle de ne croire quelque chose que sur la base de données jugées étayer suffisamment la vérité de cette chose ne soit ni nécessaire ni suffisant pour qu’il y ait responsabilité épistémique.
Pas suffisant, parce qu’on peut respecter cette norme sans désirer pour autant la vérité, tout comme on peut se conformer dans ses actions à ses devoirs sans pour autant agir par devoir. (On pourra aussi penser au cas d’une personne s’étant efforcée, avant de se prononcer sur une question donnée, de soupeser longuement et méticuleusement la force de preuve des données disponibles, mais dont le jugement se trouvé biaisé par ses désirs, attestant d’une sensibilité insuffisante à la seule vérité dans la formation de ses croyances.)
Pas nécessaire, parce qu’une personne dont les croyances seraient peu étayées par les données disponibles – y compris de son propre point de vue –, mais dont la formation et le maintien ne découleraient de l’influence d’aucun facteur ‘non évidentiel’, peut manifester à travers ces croyances son amour de la vérité et ses vertus intellectuelles. Jeanne d’Arc n’est alors « plus condamnable » intellectuellement : « [i]l faut plutôt reconnaître chez elle un amour de la vérité et un courage intellectuel admirables » (110). R. Pouivet va même plus loin : proposant d’identifier la rationalité véritable à la responsabilité épistémique (cf. 168 ; 237) – le simple respect de la norme de proportionner ses croyances aux données disponibles n’impliquant quant à lui « qu’une rationalité formelle » (60)) –, Jeanne devient un modèle de rationalité (ce que le lecteur pourra éventuellement considérer comme une reductio ad absurdum de la thèse de l’auteur). Dans cette perspective, « [l]a rationalité intellectuelle est bien plus sûrement entravée par la perte d’une sensibilité à la foutaise intellectuelle […] que par un contrôle épistémique insuffisant de nos croyances » (238).
Cette conception de la rationalité a pour elle, selon R. Pouivet, de ne pas conduire à laisser sans réponse la question de savoir pourquoi nous devrions respecter une norme comme celle de proportionner nos croyances aux données disponibles. Répondre que la respecter maximise nos chances d’atteindre la vérité soulève immédiatement en effet la question de savoir pourquoi nous devrions croire le vrai ; pourquoi « nous inquiéter de la vérité ? C’est la vraie question. À défaut d’y répondre, on laisserait toute sa place à un discours postmoderne qui, justement, trouve dans cette inquiétude l’indice d’une aliénation et encourage des discours ironiques à l’égard du projet de connaissance » (67). Or « [l]e défaut du déontologisme épistémique est qu’il est incapable d’expliquer la source de notre idéal de vérité et des normes en général » (190) ; « la normativité n’est pas elle-même justifiée. Après tout, pourquoi conviendrait-il d’être rationnel ? En quoi et pourquoi est-ce une obligation de notre vie intellectuelle ? Suffit-il comme réponse à ces questions d’en appeler à la déesse Raison et à la Vérité comme norme ? » (68). Pour y répondre, il faut selon l’auteur répondre à « la question de la valeur de la connaissance », expliquer « pourquoi la vérité est […] un bien » et « pourquoi la raison est […] bonne » (67). Autrement dit, on ne saurait s’en tenir, comme le fait (supposément) le déontologisme épistémique, à poser des normes ; il faut à un moment expliquer ce qui fait la valeur des choses que nous pouvons atteindre en les respectant. Et l’épistémologie des vertus dispose, selon R. Pouivet, d’une explication : cette valeur est fondée « dans la réalisation de ce que nous sommes en tant qu’êtres rationnels » (191).
Qu’est-ce à dire ? Si nous devons désirer être rationnels et connaître le vrai, c’est parce que « [l]a vie intellectuelle n’est bonne que par notre attirance pour les biens épistémiques, la vérité, la connaissance, la rationalité » (15) car cette attirance, avec les vertus intellectuelles qui s’ensuivent, est « pour un être humain la réalisation pleine de son mode propre d’existence » (60) ; cet « amour bien ordonné » pour les biens épistémiques – que nous pouvons atteindre parce que « [l]’homme, selon sa nature, est fait pour connaître » tandis que « le monde est fait pour être connu [2] », de sorte que la « finalité épistémique des existences humaines […] n’est pas vaine » (253) – « réalise notre nature » (160). C’est par lui et par ces vertus, par cette « excellence dans la vie rationnelle », « qu’une personne réalise au mieux sa destination naturelle » (60). La « finalité de notre vie intellectuelle » est, pour cette raison, « notre perfectionnement indissociablement intellectuel et moral » (112). Parce que « la réalisation de la nature même de la personne dans et par son activité intellectuelle » possède une « valeur intrinsèque » (84-5), et que l’amour bien ordonné des biens épistémiques, avec les vertus intellectuelles qu’il implique, est ce qui réalise cette nature (de sorte que celles-ci ne sont « pas seulement des instruments fiables, des moyens, pour parvenir à [c]es biens » (85)), nous devons poursuivre la vérité et la rationalité dans notre vie intellectuelle. Autrement dit, « [l]es normes intellectuelles suivent de notre nature métaphysique » (77).
R. Pouivet concède que ces affirmations « ne s’assortissent d’aucun argument autre que la présentation d’une certaine conception de l’homme », d’une certaine « anthropologie métaphysique » (177), et qu’elles pourront dès lors être jugées « pitoyablement dogmatiques ». L’auteur semble aisément s’en accommoder, mais on peut se demander s’il le devrait. De plus, à supposer que l’amour bien ordonné des biens épistémiques, avec les vertus intellectuelles qu’il implique, réalise notre nature, ce n’est que s’il est vrai que nous devons la réaliser que nous devons poursuivre ces biens. Or l’antécédent de ce conditionnel n’est peut-être pas davantage évident que l’idée que nous devons catégoriquement nous montrer, dans nos vies, à la hauteur de nos capacités.
À l’appui de l’idée selon laquelle la « finalité épistémique des existences humaines […] n’est pas vaine », que les biens épistémiques « nous sont promis du fait de notre nature rationnelle » (18) dès lors que nous sommes intellectuellement vertueux, que « [n]ous ne pouvons manquer d’y échouer en étant [ainsi] au mieux ce que nous sommes » (82), R. Pouivet avance que l’obtention de ces biens nous est alors garantie par Dieu : « [n]ous ne recevons la garantie divine de nos croyances qu’en menant une vie intellectuelle responsable – tournée vers les biens épistémiques » (268). Cette idée conduit l’auteur à soutenir, de façon conséquente, que si l’on peut bien se tromper en toute sincérité, on ne peut pas se tromper en étant intellectuellement honnête, car la vertu intellectuelle garantit la vérité : « [p]ersonne ne peut se dire intellectuellement honnête en disant ou en ayant dit ce qui est faux, et se dédouaner de s’être trompé en étant ou en ayant été sincère. L’imposture intellectuelle, particulièrement chez les intellectuels français, a souvent été consisté à réclamer un droit à l’erreur. Celui n’existe décidément pas » (199). À nouveau, on pourra se demander si l’on n’a pas là encore affaire à une conséquence particulièrement contre-intuitive de la position de l’auteur, car il semble difficile de soutenir que voir des mirages dans le désert, ou croire d’une mule parfaitement maquillée en zèbre qu’elle en est un, témoigne systématiquement d’un défaut de vertu intellectuelle. On notera, de plus, que l’affirmation selon laquelle « [l’]ignorance, l’erreur ou l’irrationalité sont graves […m]ais l’immoralité intellectuelle l’est plus encore » (18) entre non seulement en tension avec la thèse générale de l’auteur d’après laquelle, comme on l’a vu, la rationalité véritable (et non pas simplement formelle) est la moralité intellectuelle, mais aussi avec l’idée selon laquelle l’erreur découle du vice intellectuel.
Admettons cependant que, grâce à Dieu, les biens épistémiques nous soient promis dès lors que nous sommes intellectuellement vertueux. R. Pouivet va alors plus loin : sans Dieu nous ne pourrions pas être intellectuellement vertueux. Autrement dit, ce n’est pas seulement qu’en l’absence de Dieu le vrai pourrait, malgré toute notre vertu intellectuelle, nous échapper, mais que nous ne saurions espérer être intellectuellement vertueux sans Lui. Dans cette perspective, l’auteur avance que « [l]a garantie ultime de la valeur de notre vie intellectuelle se trouve dans notre statut de créature de Dieu » (270). Autant citer ici une série de paragraphes particulièrement frappants :
Une vie intellectuelle bonne, épistémiquement irréprochable, suppose de recevoir de Dieu certains dons. La rationalité est un effet de la grâce [ ;] ce qui semblera inacceptable à ceux pour qui une vie intellectuelle bonne ne doit justement dépendre que de nos propres forces intellectuelles […] Ce qui est affirmé ici est le contraire : une vie épistémique bonne manifeste notre dépendance à l’égard de Dieu, comme dispensateur de rationalité. (282-3)
[S]i l’intelligence n’était pas aidée par l’Esprit Saint […] comment serait-il même possible d’avoir le désir et l’amour de la vérité ? […L]’héroïsme moral de nos vertus ne trouverait pas son ressort sans la participation gracieuse à la perfection absolue. L’autonomie de la raison paraît ainsi comme le refus paradoxal de ce qui permet à la raison de se maintenir dans sa propre exigence. (287)
Comment pouvons-nous, dans la vie de l’esprit, échapper à l’orgueil, à la fausse gloire, à la vanité, à la curiosité malsaine ? Par les vertus, et elles sont liées à des dons cognitifs. Sans eux, notre faiblesse morale dans la vie intellectuelle ne manque pas de nous conduire au péché épistémique. (289)
Seuls les dons du Saint-Esprit peuvent assurer le salut de l’esprit. Sans la grâce, nous ne sortirions pas, par nous-mêmes, par nos seuls mérites intellectuels, de la confusion intellectuelle. Elle est le prix spirituel que nous payons pour le mal qui nous afflige […S]i l’on pense que le mal est entré dans la pensée avec le péché du premier homme, l’idée que nous allons nous sauver nous-mêmes, par un effort réflexif, ou au travail des chercheurs, tourne à la farce. Le baron de Münchhausen parvenait à se tirer des sables mouvants en se soulevant lui-même par les cheveux, sans aucun support ; une forme de rationalisme séculier prétend en réalité la même chose : l’esprit, par l’attention qu’il porte à ses propres actes, parviendrait, même si on ne lui dit jamais comment, à se sauver lui-même ! Si réellement le désastre intellectuel n’est pas simplement de l’ordre de l’erreur ou du manque de sérieux, s’il tient à nos motivations malsaines, alors il faut vraiment espérer beaucoup d’une conversion de notre esprit, plutôt que de son autosatisfaction scientifique. (312-3)
Le passage de l’idée selon laquelle sans Dieu rien ne garantit que nous puissions échapper à la menace du scepticisme et atteindre le vrai à l’idée selon laquelle sans Dieu nous ne saurions échapper à la menace du vice intellectuel est posé en différents endroits du texte :
À défaut d’une garantie divine ou même de recevoir les moyens de la vie rationnelle, nous serions autorisés à verser dans le scepticisme épistémologique. Comment en effet pourrions-nous espérer, sans la grâce divine, une vie intellectuelle bonne ? (19)
Notre responsabilité épistémique tient à notre statut métaphysique de créature de Dieu – et à la garantie divine de la connaissance qu’elle implique. (257)
Seule une probabilité élevée de notre fiabilité intellectuelle, laquelle suppose le théisme (des êtres humains créés par un Dieu bon), garantit notre capacité de connaître. Laquelle fonde notre responsabilité épistémique. (258)
La vie intellectuelle vertueuse est corrélative de la garantie divine. Cette garantie est ainsi identifiable à notre meilleure vie intellectuelle. (268)
Bien que le passage d’une idée à l’autre soit crucial pour le propos de l’auteur, on ne le trouve défendu dans l’ouvrage que dans deux brefs passages, dont on saisit mal, en l’état, en quoi au juste ils l’étayent. R. Pouivet écrit ainsi que « [n]otre responsabilité épistémique, comprise comme l’exercice des vertus dans notre vie intellectuelle, est garantie (rendue possible) par la bonté (bienveillance) divine », car celle-ci implique « que nous sommes faits pour la connaissance et que notre désir de connaître n’est pas vain » (266). Et, quelques pages plus haut :
1) La responsabilité épistémique tient à l’exercice de nos vertus, intellectuelles et morales, dans notre vie intellectuelle. 2) Cette responsabilité manifeste notre finalité humaine pleinement réalisée. 3) Ce qui garantit ultimement la possibilité de la connaissance humaine, et que nos vertus ne soient donc pas vaines pour la connaissance, est la bonté de Dieu. (254)
Si l’on peut déplorer qu’un point si central pour l’argumentation de l’auteur soit si peu développé, on ne saurait trop insister sur le richesse et l’ampleur de vue de l’ouvrage, dont l’extraordinaire ambition ne s’accommode d’aucun défaut de rigueur intellectuelle.
Roger Pouivet, L’Éthique intellectuelle. Une épistémologie des vertus, Vrin, 2020. 13 €.