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Essai Économie Histoire

Dette publique, débat confisqué
Pourquoi la France emprunte-t-elle sur les marchés ?


par Benjamin Lemoine , le 12 février 2013


Il faut rassurer les investisseurs et les agences de notation, ne cesse-t-on d’entendre depuis le début de la crise. Pour le sociologue Benjamin Lemoine, ces recommandations sont tributaires d’une conceptualisation purement budgétaire du problème de la dette. Le recours aux marchés financiers n’était en fait qu’une option parmi d’autres qui s’est imposée dans les années 1980-1990.

Les techniques de financement des États européens sont rarement mises en cause au cours des débats portant sur le problème de la dette publique. Au mieux, lorsque le financement de l’État est invoqué, c’est pour s’enorgueillir qu’en dépit des dégradations de la note souveraine infligées par les agences (Standard and Poor’s en janvier et Moody’s en novembre 2012), la France continue de bénéficier d’une signature financière de prestige et des taux d’emprunt parmi les plus faibles consentis par le marché, comparativement à la crise qui touche le reste de la zone euro. À la méconnaissance du grand public pour ces opérations répond leur grande normalité voire leur « naturalité » dans les secteurs financiers privés et publics. Cette « évidence » s’adosse à un récit particulier des voies de financement légitimes de l’État, produit par les vainqueurs de l’histoire, qui tend à effacer les traces d’instruments qui ont pu exister par le passé, notamment pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale.

Après 1945, pendant la phase de reconstruction de l’économie française, un système très particulier de financement de l’État, « le circuit du Trésor », permettait au Trésor d’éviter le recours au marché dans le financement de la dépense publique. Le démantèlement, à partir des années 1960, de ces mécanismes administrés d’alimentation de la trésorerie et le retour à des instruments de marché qui avaient cours au XIXe siècle, ont transformé durablement les relations entre l’État, l’économie et les marchés et ont installé une problématisation budgétaire des finances publiques [1]. Les déficits publics sont devenus la cause exclusive de l’emballement de la dette, et le spectre des solutions envisagées par les gouvernants, tant au niveau national qu’européen, s’est réduit autour de la diminution du déficit structurel et de la stricte surveillance des volumes des dépenses publiques.

L’oublié de l’histoire : le « circuit du Trésor »

Le recours à l’emprunt ou, plus précisément, à l’argent extérieur aux circuits de dépôts monétaires contrôlés par l’administration française des Finances, n’est qu’une option parmi d’autres au sortir du second conflit mondial. Les marchés financiers internationaux et la compétition entre États pour s’y financer sont alors inexistants. La notion même « d’endettement » de l’État ne s’est ré-explicitée en France qu’avec la réémergence, à partir des années 1970, des marchés obligataires. Si la dette est faible en volume à l’époque, ce n’est pas exclusivement à cause des faibles déficits mais c’est aussi parce que le Trésor dispose d’une palette d’instruments variés qui rendent marginal l’appel à l’emprunt, au demeurant techniquement peu développé. Les dispositifs de trésorerie de la reconstruction sont tournés avant toute chose vers la garantie d’un financement sécurisé et régulier des dépenses publiques considérées comme nécessaires à l’expansion économique et à l’objectif de « plein emploi ». L’État finance ses découverts passagers en drainant de l’épargne et en collectant les ressources monétaires de son propre réseau, à la fois des particuliers mais aussi des institutions bancaires. Différentes sources, appelées les « correspondants du Trésor », approvisionnent les caisses de l’État, qui avec son Trésor fonctionne comme une banque. D’une part, un réseau d’institutions financières et bancaires sous la tutelle du Trésor : la Caisse des dépôts et les Caisses d’épargne, le Crédit agricole, les grands organismes spécialisés (Crédit national, Crédit foncier de France). D’autre part, l’ensemble des institutions dont la trésorerie est, au plan juridique, obligatoirement gérée par l’État (budgets annexes, établissements publics et semi publics, collectivités locales, particuliers et entreprise) [2]. Ces dépôts assurent, de 1944 au milieu des années 1960, des « ressources spontanées » au Trésor, qui les centralise de façon passive : les liquidités viennent à lui. Les ressources évoluent en fonction de l’inflation : plus la masse monétaire augmente, plus les correspondants du Trésor ont potentiellement de liquidités à déposer au Trésor, et plus le Trésor dispose de ressources. Le circuit du Trésor est ainsi un arrangement technique et politique particulier : il permet de couvrir les déficits de manière « automatique », donnant un caractère accessoire au lancement par l’État d’emprunts à moyen et long terme, et surtout en évitant aux autorités de recourir aux avances de la Banque de France dont le relèvement du plafond est soumis à un vote parlementaire [3].

Émettre la dette publique « hors marché » : Le dépôt des trésoreries est enfin complété par la souscription « forcée » de bons du Trésor par le système bancaire. Le système dit des « planchers » contraint en effet les banques, à partir de 1948, à détenir dans leurs portefeuilles une proportion conséquente de bons et à maintenir cette souscription obligatoire (celles-ci ne doivent pas descendre en-dessous du « plancher »). Il s’agit d’un moyen de s’assurer que les banques ne délaissent pas les titres d’État. Le plancher contraint ces établissements bancaires à accroître le volume d’« effets publics » qu’ils détiennent en proportion de l’augmentation des dépôts dont ils bénéficient. La souscription aux bons du plancher est organisée via un système dématérialisé : les banques détiennent des compte-courants de bons du trésor à la Banque de France. Les émissions se font ainsi de façon continue, « à guichets » ou « robinets » ouverts selon le jargon de l’époque. La gestion administrée de la dette à court terme permettait au Trésor de bénéficier de ressources dont il fixait lui-même le prix autoritairement, sans se confronter au libre jeu de l’offre et de la demande, et lui offrait surtout un levier de contrôle sur la masse monétaire via l’orientation des dépôts bancaires. En cela, les modalités d’émission françaises de dette à court terme (dite aussi « dette flottante ») s’opposent aux émissions britanniques qui sont fondées sur un dispositif de marché, consistant à « mettre aux enchères » les bons, un mode de fonctionnement qui paraît alors exotique aux yeux de l’administration française des Finances. Cette phase « hors marché » dans le financement de l’État est en partie une réponse ad hoc à des contraintes immédiates, la reconstruction d’après-guerre et la gestion de l’argent du plan Marshall. Mais, en installant un contrôle de la masse monétaire et de l’usage bancaire des crédits centralisé au Trésor, ces instruments de financement produisent une certaine définition du rôle de l’État et contribuent à rendre légitime, aux yeux des autorités, un certain nombre d’interventions publiques dans l’économie.

D’une dette administrée à une dette de marché

Les fonctions monétaires et financières sont au cours de cette période fortement intégrées au sein de l’État, le Trésor pouvant à la fois surveiller les banques et financer ses déficits budgétaires. Pour l’historienne Laure Quennouëlle-Corre, la période 1948-1952 est un moment d’« articulation entre le monétaire, le financier et l’économique effectivement réalisée dans les missions dévolues au Trésor [4] ». Mieux, avec l’abondance des liquidités collectées à travers le « circuit », c’est la notion de dette elle-même qui ne semble pas aller de soi aux yeux des autorités. Un flottement entre « dette à vue » (les dépôts au Trésor utilisés comme ressource de financement) et dette financière, contractée auprès d’un tiers « extérieur », persiste jusqu’en 1975 dans les cours de Jean-Yves Haberer, directeur du Trésor à partir de 1978. Ce dernier évoque ainsi devant ses élèves de Sciences Po un critère de « volontarisme » afin de tracer les frontières de la dette et de l’emprunt : « Le Trésor emprunteur trouve ses frontières dans le critère du volontarisme. Est emprunt tout appel volontaire du Trésor à l’endettement externe. Sont donc exclus les comptes créditeurs (les dépôts au Trésor), bien qu’ils constituent, pour le Trésor, une dette, le plus souvent à vue [5] ». Ce n’est qu’à partir des années 1960, qui marquent le début du démantèlement progressif du circuit du trésor et des instruments administrés, et l’émergence d’un recours aux marchés pour financer l’État, que la notion de « dette » se précise et la frontière entre ressources « monétaires » et « non monétaires » dans le financement du Trésor s’explicite. À mesure que la diminution de l’inflation et le souci des limites monétaires de l’État deviennent une priorité sur l’agenda des pouvoirs publics – au détriment de l’objectif de croissance et de plein emploi –, l’intégration des fonctions monétaires et financières au sein du Trésor est mise en crise. Les financements administrés et les facilités de trésorerie qu’elles permettent pour couvrir les déficits sont accusés par les réformateurs libéraux du Trésor de laisser filer l’inflation en encourageant l’indiscipline monétaire et budgétaire de l’État. Le dispositif de marché doit contribuer à clarifier la frontière entre ressources « monétaires » et « non monétaires », en distinguant plus précisément entre l’argent collecté à l’extérieur, et l’argent produit au sein du circuit du Trésor. Pour les autorités, la mise en marché du financement de l’État fonctionne ainsi comme un moyen d’enrayer l’inflation.

La réinvention de l’adjudication : Dès les premières années de la Ve République, le dispositif des planchers de bons du Trésor est assoupli jusqu’à être enterré avec la substitution pour l’émission des bons du Trésor du système de l’adjudication – la mise aux enchères des titres d’État –, calqué sur le modèle britannique. Plusieurs vagues d’attaques réformatrices visent à neutraliser le rôle monétaire du Trésor. Tout d’abord avec une série d’expérimentations menées dans les années 1960, au moment où les thèses de Jacques Rueff sur « l’illusion monétaire », ou la duperie que constituerait selon ce dernier un financement de l’économie par la monnaie, trouvent un certain écho auprès du général de Gaulle. Enfin, les réformes dites « Debré-Haberer » de 1966 à 1968 – Michel Debré est ministre de l’Économie et des Finances et Jean-Yves Haberer son conseiller au cabinet, donnent le coup de grâce aux « bons du plancher [6] ». L’introduction de l’adjudication et la suppression du plancher se font contre la volonté même de la direction du Trésor et des services à l’époque. Haberer parle explicitement de l’objectif de « démanteler le circuit [et] tous ces mécanismes automatiques qui faisaient que le Trésor, sans bouger le petit doigt, était irrigué de liquidités qui lui arrivaient de tous les circuits financiers français [7] ». Pour l’inspirateur principal de ces mutations, qui deviendra directeur du Trésor, ces réformes ont consisté à « obliger l’État », ce qui n’allait pas de soi à l’époque, à « vivre comme un emprunteur, c’est-à-dire à se poser les questions de l’emprunteur sur le coût de l’emprunt et le service de la dette ». La réémergence d’un dispositif de marché – qui rend possible la confrontation d’une offre et une demande d’emprunts publics – clarifie la notion même d’endettement du Trésor vis-à-vis de l’extérieur et produit un État soucieux du « prix » de son financement et vigilant quant à sa taille budgétaire et ses contours monétaires :

« Le jour où il y a la suppression des planchers de bons du Trésor, Maurice Pérouse [le directeur du Trésor] dit : “Mais ma trésorerie, mais comment est-ce qu’on va financer le Trésor ?” – “Par les taux ! Vous paierez le taux qu’il faut […] Mais cela va coûter plus cher. Du coup, l’État, au lieu de se dire, je fais ce que je veux, va être obligé d’y regarder d’un peu plus près quand il s’endette, puisque la dette publique, c’est une maison de cristal, c’est devant le Parlement [8] ».

Que le financement de la trésorerie « coûte » quelque chose – le coût étant matérialisé par les taux du marché –, que ce prix soit imposé par le marché, et que ce prix soit « juste », « nécessaire » – « vous paierez le taux qu’il faut » – au bon comportement monétaire, budgétaire, et financier de l’État, voilà un ensemble de normes qu’il a fallu imposer. Avec la transformation d’un instrument de trésorerie, on assiste à la séparation des fonctions monétaires et financières au sein de l’État. Peu à peu, le contrôle de la masse monétaire, des dépôts bancaires, et du crédit d’une manière générale, est externalisé, en conférant plus d’autonomie aux banques et un rôle plus important à la Banque de France.

Les années 1970 poursuivent le développement du recours aux ressources extérieures, les experts des Finances s’efforçant de développer la part des « financements non monétaires », via le marché obligataire, en privilégiant la dette à moyen et long terme (la dette consolidée) par rapport à la dette contractée auprès du système bancaire (la dette flottante). Les conventions initiales de discipline monétaire et financière du Trésor qui justifiaient l’appel au marché dans le financement de la trésorerie n’apparaîtront plus en tant que tel au moment du virage socialiste de la rigueur de 1983, et du mouvement de libéralisation des marchés financiers qui a suivi. Après 1985 et la libéralisation des marchés de capitaux, le développement d’une dette de marché à moyen et long terme devient la réponse froide et exclusive à une « nécessité technique » : le besoin de financement des déficits budgétaires de l’État. Puisque les instruments de trésorerie sont écartés de la controverse et le recours au marché « naturalisé », la « raison budgétaire » – l’échec de la relance budgétaire socialiste de 1981 et la récurrence des déficits publics – s’impose comme la cause exclusive de l’emballement de la dette publique.

Les réformes des instruments de la trésorerie d’État restructurent peu à peu les rapports de pouvoir entre l’État, les banques et les marchés de l’argent, ainsi que la conception de leurs rôles par les hauts fonctionnaires. Le système de financement administré est assimilé par les nouvelles générations de hauts fonctionnaires à un vestige du « droit féodal », un dispositif de « vassalisation » des banques par la posture de « seigneur » du Trésor [9]. La rupture avec les aînés du Trésor et la période de l’après-guerre est consommée. Le Plan, les contrôles du Trésor, l’encadrement du crédit deviennent autant de procédures « totalitaires », d’« archaïsmes », bref de pures machines de pouvoir dont la justification économique, technique et politique s’amenuise. Le démantèlement progressif du circuit ne tient donc pas exclusivement à ses « dysfonctionnements », mais s’inscrit dans le cadre d’un projet de discipline monétaire et budgétaire de l’État, tout particulièrement dans les années 1970 quand le taux d’inflation est à deux chiffres.

Faire commerce de sa dette

Le processus de mise en marché de la dette s’est poursuivi jusqu’à nos jours. Une fois admise la nécessité de recourir à des financements non inflationnistes, compris comme des ressources non administrées, la stratégie des pouvoirs publics français consiste à situer le pays à la pointe du développement des marchés de l’épargne obligataire. La solution aux déficits publics réside donc dans l’investissement de l’administration du Trésor et des pouvoirs publics dans la conquête de technologies d’emprunts concurrentielles. Pour diminuer le coût de la charge de la dette émise sur les marchés, et effectuer des économies d’échelles, il convient d’amplifier la mise en marché de la dette d’État : émettre de gros volumes d’emprunt facilement disponibles et rapidement échangeables. C’est ainsi qu’une fois les options de financements administrés du Trésor ensevelies, le développement des marchés financiers internationaux se présente comme l’unique solution disponible pour les pouvoirs publics, précisément au moment où, au milieu des années 1980, les déficits publics accumulés semblent se transformer en un véritable « mur d’argent [10] ».

Un produit financier séduisant : À partir de juin 1985, le système de « l’adjudication » s’étend de la dette à court terme aux emprunts d’État à moyen et long terme [11]. Les techniques de vente, la généralisation de l’adjudication et la sophistication des produits « souverains » transforment le public de la dette : seuls les établissements de crédit titulaires d’un compte en espèces à la Banque de France peuvent participer aux adjudications. Ces innovations consistent à doter la dette de caractéristiques séduisantes pour les investisseurs. Ainsi, les emprunts publics diffusés par les banques, les bureaux de poste et les perceptions, et souscrits par les particuliers qui les détiennent « en physique » et qui « découpaient leurs coupons », disparaissent peu à peu, notamment sous l’effet de la dématérialisation des titres et de la professionnalisation des marchés de dette publique. Le particulier est invité à s’intéresser aux contrats d’assurances et aux SICAV plutôt qu’aux obligations d’État « en direct », et ce sont les institutions financières nationales et internationales qui détiennent la dette souveraine – comme par exemple les compagnies d’assurances ou les fonds obligataires internationaux. Les instruments de dette standardisés, facilement cotables et liquides, que le Trésor français s’évertue à mettre en place s’inspirent largement du « modèle américain » pour lequel les hauts fonctionnaires confessent leur admiration. Le système importé d’outre-Atlantique se décompose en trois instruments, « bills, notes et bonds » – qui donnera en France les BTF, BTAN et OAT [12] –, qui correspondent à des maturités de dettes (durée de vie des emprunts) différentes – schématiquement, court, moyen et long terme.

Au nom de la conquête de la liquidité et de la compétitivité de la dette française, les « Trésoriens » réalisent des opérations de marketing à l’échelle internationale, ce qu’on appelle des road shows, au cours desquels la dette est présentée aux créanciers – des fonds obligataires, des investisseurs institutionnels. L’État constitue autour de lui, à partir de 1987, un réseau de banques « partenaires », un club chargé de « tenir le marché » (le « market making »), c’est-à-dire de participer aux adjudications de façon régulière, de contribuer à la réflexion financière de l’État et d’animer le marché de l’occasion sur les titres d’État. La création de ce réseau bancaire, dénommé « spécialistes en valeurs du Trésor », est aussi un format importé des États-Unis où l’on parle de primary dealer pour désigner les banques travaillant auprès de la Banque fédérale américaine – des « dealers de proximités ». Les techniques d’émission de la dette publique deviennent politiquement incolores au sein de l’appareil d’État. Sylvain de Forges, ancien directeur de l’agence de la dette au Trésor s’étonne et se félicite rétrospectivement d’avoir participé à la vente, l’exportation et la circulation à travers le monde d’une « dette socialiste » :

« On internationalise le marché, avec des non-résidents, des fonds de pension japonais, américains, ou whatever. Des gens qui n’auraient jamais imaginé, un quart de seconde, acheter un papier émis par un gouvernement socialiste. Et en plus français ! Une des pires références possibles dans ce domaine ! In fine, on aura plus de 60 %, déjà à cette période, de la dette publique portée par des non-résidents. C’est socialiste, ça passe bien et puis ça clone [13] ».

Aux côtés des banquiers qui organisent ces animations commerciales, et cette fois non plus en seigneurs mais en « partenaires », les représentants du Trésor se livrent en « VRP de la République » à des démonstrations d’efficacité de l’émission de dette française à travers le monde, destinées à obtenir la confiance des investisseurs privés dans le crédit de l’État. Parcourir le Japon, les pays du Golfe, la Chine non-continentale, le Moyen-Orient, les Etats-Unis, etc., constitue dans les années 1990 et 2000 l’occasion de manifester la modernité financière du pays. Les fondations de ce marché sont soutenues par le volontarisme politique des ministres des Finances successifs, de droite comme de gauche, qui se mettent au service de l’innovation technologique sur les produits obligataires. La course à l’innovation financière est comprise par les ministres comme l’affirmation d’une puissance de la place financière de Paris. Et, de leur côté, les hauts fonctionnaires se mettent au service des représentants politiques en permettant un financement de l’État par emprunts et au moindre coût, évitant ainsi « au politique » une réduction « brutale » de la dépense publique.

La création de l’Agence France Trésor : La dette concurrentielle et performante constitue donc une solution qui s’accompagne, de surcroît, d’une « modernisation » de l’administration publique. La mise en marché de la dette publique atteint un point limite au début des années 2000 lorsque Laurent Fabius, ministre de l’Économie et des Finances, envisage de créer une agence de la dette « autonome » vis-à-vis de l’État. L’idée d’une agence extérieure au ministère des Finances consiste à pousser jusqu’à son terme la logique de séparation – voire de désintégration – des fonctions financières, monétaires et budgétaires au sein de l’État. Puisque la dette est émise sur des marchés financiers professionnalisés, avec des produits nécessitant une connaissance intensive des marchés – des banques et de la haute finance –, il paraît alors opportun de détacher le service de gestion de la trésorerie du ministère des Finances et du pouvoir politique. Le découpage des fonctions de l’État est ainsi défendu par l’équipe de Laurent Fabius comme un signal fort de « crédibilité » et de « sérieux » – permettant « d’éviter les risques de conflits d’intérêts » et d’améliorer la « transparence de la gestion » – ; bref, un message adressé aux potentiels créanciers de l’État français. Pour Benoît Cœuré, directeur général de l’Agence France Trésor (AFT) de 2006 à 2008, il s’agissait de « délimiter les mandats dans les différents champs d’action de l’État [14] ». Le temps long de l’émetteur, et la nécessaire « confiance des investisseurs », sont compris comme de nature à entrer en « contradiction » avec les autres services de l’État, notamment les ministères sectoriels, dits péjorativement « dépensiers » par le ministère des Finances. L’Agence France Trésor prolonge « naturellement » l’indépendance de la Banque de France, réalisée en 1993 par Edmond Alphandéry, ministre de l’Économie dans le gouvernement d’Édouard Balladur.

Mais l’option de l’externalisation de l’agence fait surgir une controverse parmi les « Trésoriens », les hauts fonctionnaires du Trésor. L’agence totalement autonome et détachée du ministère des Finances n’emportant pas l’adhésion de son premier directeur, Sylvain de Forges, il est finalement décidé de créer formellement ladite agence tout en conservant celle-ci au sein du ministère des Finances, mais en la dotant de capacités budgétaires conséquentes, ainsi que d’un service de communication dédié. L’un des intérêts pour les « Trésoriens » de maintenir l’Agence au cœur de l’administration est de répercuter en interne la contrainte financière, incarnée par les taux d’intérêt sur la dette et les exigences des investisseurs, dans les enjeux de négociation budgétaire avec les ministères « dépensiers ». Le Trésor se comporte comme le « directeur financier » de la « grande entreprise État », et tente de baliser auprès des représentants politiques les « bons » choix, ceux qui emportent avec eux le moins de perturbations sur la signature financière de l’État. Un des fonctionnaires de l’AFT explique par exemple qu’il présentait aux clients potentiels de la dette française un graphique démontrant la diminution du nombre de jours de grève en France depuis les années 1980. La gestion « compartimentée » de la dette sur les marchés financiers permet de rassurer les investisseurs sur la stabilité de l’émetteur de dette française, de même que le maintien du Trésor au sein de l’administration fonctionne comme une incitation à la réforme du corps social et aux transformations des politiques publiques orientées vers la conservation des intérêts et de la confiance des créanciers.

La dette publique n’est pas qu’un problème budgétaire

Le cloisonnement des fonctions monétaires, budgétaires et comptables au sein de l’État désarticule les différentes facettes du problème en rigidifiant la frontière entre, d’un côté, des techniques financières de vente de la dette sur les marchés peu mises en cause et, de l’autre, l’accusation du volume excessif de dépenses publiques. Les rôles de chacun des protagonistes est organisé en vertu de scripts balisés : (i) la fonction de contrôle quantitatif de la masse monétaire est prise en charge par une banque centrale indépendante, désormais à l’échelle européenne, le Trésor n’exerce plus directement de responsabilité monétaire et vient collecter ses ressources sur un marché privé qui lui est « extérieur ». (ii) Le service régalien d’émission de la dette d’État est tenu, en ce qui concerne les postes exposés, par des hauts fonctionnaires de plus en plus « partenaires » des opérateurs de marché. (iii) Les représentants politiques soutiennent l’innovation financière et le développement de la « place » de Paris dans l’intérêt compétitif de la France, afin de réduire le coût de la dette et d’assurer, selon eux, la « survie » des services publics, c’est-à-dire en préférant une diminution consentie à une réduction brutale des dépenses sociales. Ces trois dynamiques se complètent mutuellement pour naturaliser le financement de l’État sur les marchés financiers – en faisant de ce processus historique et contingent une donnée « fonctionnelle », et donc indiscutable, du paysage économique. Contre la naturalisation de la gestion « en marché » de la dette publique, l’histoire des réformes – techniques, politiques et idéologiques – qui ont donné naissance à un dispositif « non administré » d’émission de la dette est en mesure de redonner du souffle aux options ensevelies sous le poids de l’histoire dominante. Une telle histoire plurielle, qui restitue leur force aux alternatives enfouies, plaide pour rendre la dette véritablement « publique », c’est-à-dire pour que le conflit politique et la discussion démocratique ne s’investissent plus exclusivement à l’intérieur d’un espace de choix structuré par une version unidimensionnelle et budgétaire du problème de la dette ; une version qui focalise l’attention des pouvoirs nationaux et européens sur le poids des dépenses publiques en réduisant l’État social à un fardeau improductif reporté de génération en génération.

par Benjamin Lemoine, le 12 février 2013

Pour citer cet article :

Benjamin Lemoine, « Dette publique, débat confisqué. Pourquoi la France emprunte-t-elle sur les marchés ? », La Vie des idées , 12 février 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dette-publique-debat-confisque

Nota bene :

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Notes

[1Cf. Benjamin Lemoine, Les Valeurs de la dette. L’État à l’épreuve de la dette publique. Thèse de doctorat (CSI – Mines ParisTech), 2011.

[2Par exemple les comptes chèques postaux ainsi que les fonds particuliers déposés dans un compte au Trésor. Cf. Antoine Coutière, Le Système monétaire français, préface d’André Delattre, Paris, Economica,1977, p. 15.

[3Les économistes Jean-Pierre Patat et Michel Lutfallah résument la période qui va de 1946 à 1951 sous le titre suivant : «  La reconstruction payée par la monnaie  » : Jean-Pierre Patat et Michel Lutfallah, Histoire monétaire de la France au XXe siècle, Paris, Economica,1986, p. 121.

[4Laure Quennouëlle-Corre, La Direction du Trésor, l’État banquier et la croissance 1947-1967, Paris, CHEFF, 2000, p. 130.

[5Jean-Yves Haberer, Le Trésor et la politique financière, cours aux élèves de l’IEP Paris, 1975-1976, section : «  Le trésor emprunteur  », p. 110.

[6Le passage de Michel Debré rue de Rivoli est marqué par de nombreuses réformes qui donnent plus d’autonomie aux banques dans leur allocation du crédit aux autorités administratives et poursuivent la remise en cause du circuit du Trésor. Les planchers subissent un dernier assaut : les bons du plancher sont définitivement supprimés en 1967 et Maurice Pérouse quitte la direction du Trésor.

[7Extraits d’entretiens de Laure Quennoüelle-Corre avec Jean-Yves Haberer, Archives orales du CHEFF, réalisés en 1995.

[8Ibid.

[9En 1975, J.-Y. Haberer décrit à ses élèves le Trésor comme un «  seigneur  » qui commence à avoir de sérieux «  scrupules  » vis-à-vis de ses pouvoirs exorbitants (Le Trésor et la politique financière, cours aux élèves de l’IEP Paris, 1975-1976).

[10On a parlé, pour en souligner l’ampleur, des transformations financières entreprises à cette époque, comme celles du «  big bang  » financier. Cf. Philip G. Cerny, «  The Little Big Bang in Paris : Financial Market Deregulation in a Dirigist System  », European Journal of Political Research, vol 17, n° 2, mars 1989.

[11Ces emprunts (l’emprunt Giscard de 1974 indexé sur l’or, etc.) étaient régis auparavant par le système dit de la «  prise ferme  » : au lieu d’une confrontation entre une offre (d’émission) et une demande (de souscription) par la vente aux enchères (l’adjudication), l’État mandatait les banques, réunies en «  syndicat  » (on parle de «  syndication  »), qui achetaient la totalité d’un emprunt et devaient le placer intégralement ensuite auprès des investisseurs.

[12Bills” = billets du Trésor  ; “Notes” = moyen terme  ; “Bonds” = obligations du Trésor. En français, cela se décompose ainsi : BTF = bons du Trésor à taux fixe et à intérêts précomptés  ; BTAN = bons du Trésor à intérêts annuels  ; et OAT = obligations assimilables du Trésor.

[13Entretien avec l’auteur, 2009.

[14Benoît Cœuré, «  L’agence de la dette quatre ans après  », Revue française de finances publiques, 2005.

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