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Essai Société

Des restes humains, trop humains ?


par Laurent Berger , le 26 septembre 2008


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À qui appartiennent les restes humains présents dans les collections

ethnographiques ? Doivent-ils demeurer dans les musées ou être restitués à leur

société d’origine ? Laurent Berger revient sur les enjeux anthropologiques et

politiques de ces questions qui suscitent aujourd’hui de nombreuses controverses.

Une récente affaire a introduit sur la scène publique française une situation déjà familière aux musées étrangers depuis une vingtaine d’années : la confrontation des établissements publics aux demandes de restitution de biens culturels, qui pour une majorité sont des objets constitués en partie ou en totalité de restes humains [1]. En octobre 2007, la ministre de la Culture et de la Communication faisait ainsi saisir le tribunal administratif de la ville de Rouen pour suspendre la décision prise par son conseil municipal de restituer à la Nouvelle-Zélande la tête maorie tatouée et momifiée (toi moko), conservée dans les collections de son muséum d’histoire naturelle et d’ethnographie. Deux mois plus tard, ce tribunal annulait effectivement cette délibération au motif que la ville aurait dû au préalable consulter la commission chargée d’examiner les demandes de déclassement des pièces issues des collections publiques. Celles-ci étaient en effet légalement inaliénables, et ne pouvaient donc être cédées à moins d’être déclassées sur avis de la commission nationale des musées. Le problème, cependant, était que cette toi moko avait été donnée à ce musée, et ne pouvait donc faire l’objet d’une quelconque procédure de déclassement [2].

Afin d’éclairer les enjeux noués autour de cette controverse, un symposium international fut organisé dans la foulée au musée du quai Branly [3]. Il apparut que de véritables questions anthropologiques sous-tendaient ce débat. Quel était en effet le statut ontologique de ces restes incorporés aux collections : étaient-ils encore des personnes ? De purs artefacts ? De simples choses ? Des œuvres d’art singulières ? De quel régime de propriété relevaient-ils alors ? Étaient-ce les droits coutumiers, les droits nationaux, le droit international ou bien les codes déontologiques professionnels qui étaient les plus à même de qualifier leur régime d’appropriation, de circulation et d’utilisation (fig.1) ? Comment arbitrer dans ces conditions les intérêts contradictoires s’exprimant à leur égard et négocier alors des relations de partage ne lésant ni le projet muséal, ni le droit de regard légitime des groupes et des individus à l’origine de leur existence ? Fallait-il conserver ces objets spécifiques, voire les utiliser, et si oui, de quelle façon et dans quel but ? Valait-il mieux les restituer, voire les détruire, mais dans ce cas, qui pouvait en décider, et à qui devait-on les rendre ?

Un aperçu du statut juridique des restes humains dans la législation nationale et internationale

Le droit français assimile en partie restes humains et dépouille mortelle. Seule la personne vivante est en effet considérée comme sujet de droit. C’est pourquoi les lois bioéthiques de 1994 protègent avant tout la personne dans son intégrité physique et morale, et sont pour cela inadaptées au traitement des restes humains par les musées. De même, les articles 16 à 16-9 du Code Civil concernent aussi la personne vivante jusqu’à son décès (en précisant l’inviolabilité et l’indisponibilité de son corps en tant que personne pour le commerce et le droit patrimonial). Quant au Code Pénal, il réprime l’atteinte à l’intégrité du cadavre présent dans une sépulture, mais sous condition que celle-ci ait eu lieu sur le territoire français et ne dépasse pas le délai de prescription de 10 années. Parmi les législations occidentales, la loi fédérale australienne qui repose sur le « Aboriginal and Torres Strait Islander Heritage Protection Act » de 1984, n’oblige pas au rapatriement des restes humains abrités dans les musées, mais étend par contre la protection juridique aux biens culturels aborigènes contemporains. L’État de Tasmanie dispose cependant de sa propre législation, obligeant la restitution de ces restes aux aînés des communautés aborigènes. Quant aux États-Unis, ils se sont dotés en 1990 du Native American Graves Protection and Repatriation Act qui précise aux musées leurs conditions de restitution et régule par ailleurs les fouilles archéologiques et les constructions de chantier susceptibles de les mettre au jour.

Nombre de textes du droit international demeurent encore méconnus et insuffisamment coordonnés entre eux, mais ont tous en commun de poser comme condition l’identification de la personne juridique et morale titulaire du droit au rapatriement et à la restitution. Deux types d’outils juridiques sont principalement mobilisés : des instruments adossés aux droits de l’Homme (la restitution comme droit fondamental), et des instruments adossés à la protection des biens du patrimoine culturel. Ainsi, dispose-t-on de la convention internationale sur le patrimoine, de la convention sur l’interdiction du commerce d’objets illicites de 1970, et de la convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Les droits de propriété intellectuels assimilent par ailleurs les restes humains au patrimoine culturel immatériel. Ce sont cependant les instruments consultatifs et non contraignants qui prédominent, à l’instar du Comité international de la Croix-Rouge (2004) sur leur prise en charge opérationnelle, de la Convention de la valette de 1992 sur le patrimoine archéologique, du code de déontologie de l’ICOM (articles 2.5/3.7/4.3/4.4/6.2/6.3), ou bien encore de l’International Law Association (les articles 4 et 5 mentionnant depuis 2006 le droit des minorités à obtenir la restitution de leurs restes humains en cas de preuve d’une affiliation démontrable). De même, il existe depuis 2007 une déclaration de l’Assemblée des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, leur reconnaissant dans les articles 11 et 12 un « droit au rapatriement de leurs restes humains par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces », un « droit de restitution des biens religieux et spirituels », un « droit d’utilisation et de disposer des objets rituels », et un "droit de protection des sites religieux et culturels ».

Des objets aux statuts ambigus

Il ne s’agit pas de prétendre ici apporter des réponses définitives à ces interrogations complexes, mais de restituer en partie les termes du débat public international lancé à cette occasion, ainsi que les grandes lignes des argumentaires en présence. L’intérêt est aussi de mettre en évidence l’importance du contexte géopolitique sous-tendant les demandes de rapatriement et en même temps la diversité et la disparité des situations et enjeux relatifs au traitement de ces restes humains. La première difficulté tient en effet à ce que les objets les incorporant revêtent une qualification ontologique et juridique polythétique, en raison de la multiplicité des propriétés et statuts qui leur sont attribués par les différents collectifs d’utilisateurs (conservateurs, scientifiques, marchands, diplomates, juristes, prêtres et responsables rituels, mouvements indigènes, familles, populations précoloniales, peuples autochtones contemporains, etc.). Ils peuvent être ainsi considérés comme la présence matérielle d’une personne existante (un ancêtre, un aïeul, une divinité), comme un artefact fonctionnel (un instrument de musique, un trône, un trophée, une œuvre) ou bien comme une chose naturelle (un élément organique pouvant faire l’objet d’une investigation scientifique). Leur âge peut être extrêmement variable. Anciens, ils ont plusieurs millénaires, récents, quelques dizaines d’années, ceux datés du XIXe siècle étant emblématiques de la colonisation et concentrant pour cela les enjeux politiques et mémoriels les plus importants. Enfin, ces restes humains peuvent appartenir à des individus défunts parfaitement identifiables (cas de la vénus Hottentote), tout comme ils peuvent demeurer anonymes à tout jamais (cas de la plupart des collections ostéologiques). Quant à leurs conditions d’acquisition, elles renvoient tout autant à des transactions commerciales, des fouilles, des échanges diplomatiques et des dons consentis, qu’à des vols, des pillages, des butins de guerre, des meurtres, des massacres et des profanations de sépultures illégaux et immoraux.

Une difficulté supplémentaire s’ajoute du fait qu’ils sont susceptibles de changer de statut et d’être re-qualifiés tout au long de leur « trajectoire biographique culturelle ». Selon leur contexte d’utilisation, ils peuvent en effet être successivement ou simultanément considérés comme des objets sacrés, des marchandises, des objets de don, des œuvres d’art ou bien encore des spécimens de science. Les différents types de droits officiels encadrant leurs parcours ont de plus leur propre historicité (il existe des objets sacrés à la caducité possible, telles les momies et les reliques, tout comme il émerge régulièrement des objets patrimoniaux fonctionnant comme supports de revendications identitaires et d’identification collective). C’est pourquoi il est significatif que ce débat soit né aux États-Unis, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande dans les années 1970. Ces demandes de restitution sont en effet indissociables du mouvement de revendication des droits des peuples autochtones, couronné en septembre 2007 à l’ONU par la résolution adoptée en assemblée générale leur reconnaissant le « droit au rapatriement de leurs restes humains ». Ce processus de reconnaissance internationale a ainsi été amorcé par les populations qui ont été colonisées à la suite de la découverte du Nouveau Monde, marginalisées et opprimées au sein même de leur propre pays lors de la construction historique de l’État-Nation. Après que les premières campagnes de restitution eurent débuté en Australie à la suite de l’accession des Aborigènes à la citoyenneté australienne, le congrès mondial d’archéologie organisé en 1989 aux USA se conclut sur les accords de Vermillion, en réunissant plus de 200 délégués d’une vingtaine de pays et de 27 « nations » amérindiennes et « minorités ethniques ». De ces accords naquirent aux États-Unis deux lois relatives au traitement des restes humains qui furent promulguées sous l’impulsion du sénateur John McCain (le National Museum of the American Indian Act en 1989 et le Native American Graves Protection and Repatriation Act en 1990). Depuis lors, toute une série de commissions parlementaires ont été mises en place en Nouvelle-Zélande, au Canada et dans la Communauté Européenne pour discuter de l’opportunité de légiférer en la matière.

La question de la restitution

Deux catégories d’acteurs sont en fait à l’origine des demandes de restitution et des procédures de rapatriement : d’une part les familles d’héritiers putatifs, arguant de leurs liens de filiation avec la personne aux restes incriminés ou bien avec l’auteur ou détenteur initial des biens culturels visés ; d’autre part les organisations représentatives de « tribus » et de « peuples autochtones » se considérant comme les descendants de ces derniers. Une série d’arguments fonde la légitimité de leur démarche et appuie la crédibilité de leur demande. C’est d’abord en effet un droit humain fondamental qui leur est reconnu par l’Organisation Internationale du Travail depuis 1989 (convention 169), et par l’Organisation des Nations Unies (déclaration du 13 septembre 2007 votée à la quasi-unanimité à l’exception des USA, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada). C’est ensuite une question éthique de dignité et de respect envers les morts : seul un traitement funéraire adéquat peut assurer aux personnes dont les restes n’ont pas fait l’objet de cérémonies mortuaires un statut d’ancêtre, d’aïeul ou d’esprit essentiel au travail de deuil de leurs descendants. Qui peut prétendre objecter à la volonté de ceux désirant prendre soin des dépouilles de leurs proches et des membres significatifs de leur groupe ? Quel est le statut d’un groupe à qui l’on ne reconnaît pas ce droit élémentaire [4] ? Imagine-t-on la possibilité de musées vietnamiens, coréens ou irakiens constituant une partie de leurs collections anatomiques avec les corps des GI’s tombés au combat ? Aussi, la restitution doit être envisagée comme un acte symbolique de repentance et de reconnaissance collective des erreurs et injustices passées commises à l’égard des populations dominées ; elle est de cette façon un processus thérapeutique menant au pardon et à l’oubli des exactions et traumatismes subis, acte et processus dont leurs descendants contemporains ont besoin pour tourner la page et construire une histoire commune et partagée sur des bases plus égalitaires.

Un autre argument en faveur de la restitution est que les conditions d’acquisition de ces biens culturels par les musées ont été bien souvent immorales, sinon illégales : pillages, trafics illicites, vols, fouilles et excavations sauvages, confiscations, échanges inéquitables des traités commerciaux et diplomatiques, mutilations volontaires des cadavres massacrés, recueil d’individus exposés dans les zoos humains contre leur gré et affamés jusqu’à la mort, tri des restes exhumés des pauvres et des riches (les derniers étant proprement ré-enterrés)... Par conséquent, leur restitution ne peut être qu’une décision de justice différée pour les populations opprimées par le passé, tout comme leur rétention dans les musées ne peut être qu’une légitimation après-coup des exactions commises à leur égard et la continuation d’un rapport colonial teinté de racisme, de mépris et de supériorité condescendante et paternaliste. C’est pourquoi ces populations revendiquent désormais un droit à l’image et à la représentation, et contestent ainsi la façon dont est exposée et mise en scène publiquement dans les musées leur existence présente et passée. Il y a en effet un problème de représentation vis-à-vis des insiders, à l’instar des objets sacrés exposés, pourtant inaliénables et destinés initialement à rester cachés et gardés au secret sous le contrôle des spécialistes. Mais il y a aussi un problème de représentation vis-à-vis des outsiders, à l’image des collectes faites pour de mauvaises raisons scientifiques (tels ces crânes exigés pour mesure par la phrénologie afin de disserter sur la hiérarchie des races) : en témoignent les illustrations au public de la validité des théories racistes évolutionnistes par l’exhibition de ces pièces de collections comme preuve de leur sauvagerie, infériorité et primitivisme (El negro, représentant de la « race africaine »). Quelle peut être aujourd’hui l’utilité scientifique de plus de 600 000 restes d’individus amérindiens détenus aujourd’hui dans les musées nord américains ?

La restitution est donc le début d’une reconnaissance nationale et internationale d’une forme de souveraineté des peuples autochtones et une possibilité qui leur est offerte de recouvrer ainsi activement un contrôle local sur leur destin collectif, au niveau des droits d’accès et d’usage de la terre (qui passent par l’inhumation de leurs défunts), par rapport à l’auto-détermination du sort des restes de leurs ancêtres et à la libre identification des nouvelles générations à ces figures et objets rapatriés, et en fonction de leur propre définition des contenus à inclure ou exclure de leur héritage et patrimoine culturel. Le rapatriement de restes de leaders politiques indigènes, symboles des mouvements d’émancipation et des luttes d’indépendance menées, va ainsi de pair avec l’émergence de minorités ethniques comme interlocuteurs respectés du pouvoir d’État. Le rapatriement de biens culturels est ainsi consubstantiel à la revalorisation du sentiment d’appartenance local et au développement d’une gestion muséographique autonome d’éléments précoloniaux, coloniaux et postcoloniaux, libres d’être combinés et articulés les uns aux autres pour l’émergence de traditions renouvelées et diffusés par une langue et une éducation autochtone de la sorte revigorées. En définitive, le meilleur argument en faveur de la restitution est la réussite globale de celles ayant déjà été menées, au niveau de leurs conséquences positives et de leur impact concret et pratique au sein des populations concernées, et entre les institutions et organisations impliquées. Les procédures de rapatriement enclenchent en effet paradoxalement un processus de recherche et de production de connaissances à propos de ces biens culturels (films, publications, enquêtes, transmission de connaissances et d’informations). Du coup, les communautés concernées délèguent de plus en plus aux musées, en qui elles ont désormais confiance, le soin de s’occuper de ces biens ; les tribus navaho ayant par exemple ainsi monté et financé un des plus grands programmes contemporains d’archéologie.

Cette évaluation positive des politiques de rapatriement est loin cependant de faire l’objet d’un consensus. D’importants effets pervers conséquents à ces politiques ont été en effet mis en exergue. Ce sont d’abord l’inflation législative et la bureaucratisation concomitante inutile des musées qui sont susceptibles de poser problème. Ces derniers se retrouvent confrontés au coût d’opportunité des agendas liés au rapatriement : la mobilisation des ressources pour l’inventaire, la reconnaissance des affiliations et le traitement des demandes de restitution s’effectue aux dépens de la recherche scientifique et du bon fonctionnement des musées, alors même que cette augmentation de leurs coûts de fonctionnement est corrélative aujourd’hui de réductions budgétaires et que les musées manquent en général de moyens pour stocker, conserver, archiver, exposer et consulter les collections dans de meilleures conditions. Il existe ensuite une externalité négative propre à cette forme de culturalisation et de judiciarisation de la question autochtone : la création et la multiplication de conflits de valeurs et de mouvements de revendication identitaire, se définissant par rapport à l’ethnicité et non la citoyenneté. Plus de 750 « tribus indiennes » sont ainsi engagées aux États-Unis dans le processus de restitution encadré par le NAGPRA, alors qu’elles n’étaient qu’une vingtaine recensées officiellement il y a 30 ans. Nombreuses sont celles en procès les unes avec les autres pour vouloir se réapproprier les mêmes biens culturels (certaines ayant été chassées au XIXe siècle par les colons et l’armée américaine des terres où ont été collectés ces biens, d’autres ayant été ultérieurement installées par le gouvernement fédéral sur ces mêmes terres au nom des réserves indiennes). Certaines affiliations culturelles imaginées et certaines traditions réinventées pour l’occasion peuvent être ainsi reconnues officiellement par des instances nationales et internationales, et leurs représentants autoproclamés ou bien désignés selon des hiérarchies traditionnelles qui sont pourtant contestées de l’intérieur même de ces groupes soumis à des clivages tout aussi importants, voire similaires à ceux de la société qui les englobe. Ces « représentants indigènes » se retrouvent de la sorte projetés comme porte-parole et chefs traditionalistes dans l’arène politique et publique : l’effet pervers est que ce processus de reconnaissance et d’accession à une forme de souveraineté est implicite et échappe à tout débat démocratique en se présentant comme un simple problème éthique et moral traduit sur le plan juridique. Or, il existe de fait un problème majeur de représentativité et de légitimité des instances demandant la restitution, en dehors des héritiers directs.

À qui sont ces objets ?

Tout d’abord, il n’existe pas forcément d’unanimité quant à la reconnaissance de communautés de descendants ; les critères d’identification convoquent paradoxalement les sciences sociales (histoire, anthropologie, droit, géographie, linguistique), tout en administrant la preuve de l’authentification à partir de périodisations et de systèmes de parenté et de croyances bien souvent incommensurables (un ou deux siècles ? droit du sol ou du sang ? filiation agnatique ou cognatique ? nomenclature iroquoise ou crow-omaha ? droit des fondateurs et occupants originels, des conquérants, ou des travailleurs ayant mis en valeur la terre ?). On parle ainsi dans les débats internationaux de « peuples autochtones », de « communautés d’origine », de « communautés indigènes », de « parents et descendants généalogiques », de « descendants culturels » (cf. la commission Palmer en Grande-Bretagne), sans pour autant être en mesure de proposer une définition claire et générale de ces termes, applicable à chaque situation. Ainsi, le NAGPRA favorise en cas de conflit portant sur les matériaux ostéologiques et les objets de culte, les « Lineal Descendants  » aux dépens des « Indian Tribes  », puis des «  Native Hawaïan Organizations  ». Seules cependant les tribus indiennes et les organisations hawaïennes (reconnues pour leur «  tribal land ownership  », leur « cultural affiliation  », leur « aboriginal occupation  » ou leur « cultural relationship  ») sont habilitées à revendiquer les biens considérés comme « patrimoine culturel ». Qui peut dire néanmoins qu’un objet de culte est ou non un patrimoine culturel ? Comment ne pas relever la prophétie auto-réalisatrice inhérente à leur définition légale : des «  objets cérémoniels requis par les leaders religieux amérindiens pour la pratique de religions amérindiennes traditionnelles telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui par leurs adhérents » ? Chaque groupe amérindien décidant d’inclure un nouvel objet exposé dans un musée comme élément de son dispositif rituel ne peut-il légalement réclamer et rapatrier celui-ci, à partir du moment où ses leaders religieux le revendiquent comme tel ? L’American Museum of Natural History de New York en a fait récemment l’expérience pour ce qui concerne l’énorme météorite située au cœur de l’architecture de son bâtiment.

La démonstration légale d’une descendance généalogique et d’une affiliation culturelle aux critères aussi polythétiques risque en fait de conduire à une essentialisation des groupes humains où la culture remplace aujourd’hui la race dans la classification des différences humaines, aux dépens de différenciations plus ancrées dans la distribution inégalitaire des libertés politiques, des facilités économiques et des protections/opportunités sociales. Or, la question de la légitimité des instances représentatives d’un groupe est avant tout politique et liée à des enjeux de souveraineté, c’est-à-dire de contrôle exclusif de populations, de territoires et de richesses. De plus, il n’existe pas toujours d’unanimité parmi les « descendants » reconnus quant au rapatriement des biens culturels de leurs « ascendants ». Bien au contraire de sérieux désaccords subsistent : les Native Hawaiian tout comme les amérindiens de Spiro Mounds en Oklahoma se déchirent sur le traitement adéquat des objets funéraires (certains voulant les retirer de la vue des profanes et les ré-inhumer au nom des valeurs ancestrales, d’autres les préserver pour les générations futures au nom de leur éducation à leur culture d’origine et de la remise en cause des clivages initiés/non-initiés). Le gouvernement néo-zélandais a ainsi mandaté le Te Papa Museum pour organiser le programme de rapatriement (karanga aotearoa) au nom des tribus maori (iwi), en gommant leurs divergences d’opinion (les aînés de celles opposées au rapatriement n’ayant pas été intégrés au Repatriation Advisory Panel). Ainsi, il existe au Te Papa un lieu tabou (wahi tapu) de stockage et de dépôt des têtes tatouées, qui ne sont réclamées ni par une tribu ni par une famille maori. Ce qui est aussi la conséquence logique de leurs anciens modes de fabrication et d’utilisation : certaines de ces têtes étaient en réalité celles de guerriers ennemis érigées comme trophées protecteurs à l’entrée des villages, voire celles d’esclaves décapités sur commande par les Maori en échange d’armes et de munitions fournies par les marchands occidentaux aux 18e et 19e siècles, avant que les Britanniques n’interdisent ce négoce macabre en 1831. On est loin ici de l’image d’Épinal d’un retour à la terre ancestrale des toi moko orchestré par des familles soucieuses d’ériger une digne sépulture à leurs aïeuls. Et pourtant, ce serait tout ce pan de l’histoire commune aux Occidentaux et aux Maori qui disparaîtrait avec la destruction de toutes ces têtes tatouées. Seraient du coup ainsi effacées les traces matérielles témoignant de la trajectoire de ces esclaves ayant participé à leur corps défendant à la copie volontaire d’objets sacrés transmués de la sorte en marchandises vitales pour la compétition politique locale.

Cette absence de consensus parmi les descendants putatifs plaide donc en faveur du fait que leurs représentants ne sont pas forcément toujours les plus qualifiés pour parler en leur nom. Ce qui crédite le musée et son projet scientifique d’un rôle fondamental, celui de porter la contradiction dans l’autoreprésentation et de souligner l’historicité des clivages et des brassages propres à chaque communauté humaine. Ainsi, l’argument éthique en faveur de la restitution est parfois invalide et même contraire à son principe, comme dans les cas où la restitution de trophées de guerre est moralement condamnable vis-à-vis des populations vaincues dont les restes sont incorporés à ces trophées (cas des scalps par exemple). C’est pourquoi certains défendent l’existence du projet muséal hérité des Lumières, conçu à la fois comme espace public de production et de diffusion d’une connaissance la plus objective possible sur l’espèce humaine et son histoire universelle ; mais aussi comme lieu d’archivage, d’étude et de témoignage de la diversité des cultures matérielles nécessaires aux modes de vie et d’élaboration du rapport au monde et à autrui. Chaque bien culturel étant l’indice d’une pratique sociale appartient en effet aux archives de l’humanité, témoins de son histoire, de ses échanges et de sa diversité, notamment en matière funéraire où les traitements rituels des cadavres sont le lieu par excellence de la différence culturelle. Les connaissances produites sur l’évolution humaine (stature, espérance de vie…), les types de maladies et d’agents infectieux (mutations des virus et bactéries), les pratiques humaines (régimes diététiques, savoirs chirurgicaux…), l’histoire des migrations et des brassages de population, ne peuvent être qu’insensibles aux particularismes religieux et moraux de chaque groupe humain (à l’image de la lutte du darwinisme contre le créationnisme). Le cas récent paradigmatique de l’Homme de Kennewick [5] rappelle cette vérité élémentaire. L’intérêt savant des restes humains et des collections n’est en effet appréhensible que sur la longue durée : l’accumulation des spécimens étant fondamentale, les collections ayant un intérêt d’étude statistique, populationnel mais aussi individuel et singulier, et le renouvellement des techniques et des méthodes d’étude ne pouvant être anticipé, à l’instar des techniques d’extraction d’ADN inconnues il y a 50 ans.

Conclusion

Il est donc important que ces biens culturels puissent demeurer accessibles à tous, et pour les générations futures. Or, certaines demandes de rapatriement refusent le principe de la conservation et mettent ainsi en question l’existence même des musées. Ces derniers vivent aujourd’hui en effet sur un principe de diplomatie de valeurs et de délégation à autrui, fut-ce à titre provisoire, de choses auxquels on tient. Aussi, la mise en place de médiations institutionnelles à l’échelle internationale est d’une importance cruciale, pour espérer régler ces questions de propriété culturelle impliquant des pays différents, des communautés d’origines très diverses, dotés chacun d’appareils législatifs hétérogènes. L’objectif est en effet d’éviter le conflit des valeurs, en ne réduisant pas ce débat à un choix cornélien entre la primeur accordée à une minorité opprimée et la gageure accordée aux progrès de la science et de la laïcité. Il faudrait donc idéalement pouvoir répondre à certaines demandes de restitution sans pour autant dénaturer les collections publiques et les faire disparaître à terme. Autrement dit, conserver la trace et la valeur de ces biens culturels dans les archives de l’humanité au fur et à mesure de leur restitution et de leur disparition matérielle éventuelles. Ou bien réussir à faire du musée un lieu de désacralisation des objets sacrés qui les protège pour autant de la profanation aux yeux de leurs concepteurs. D’où l’intérêt sûrement des échanges, des dépôts, des stockages, et donc des objets ambassadeurs circulant d’un pays et d’un musée à l’autre. Mais pour cela, il faudrait envisager l’existence à l’échelle mondiale d’une institution supranationale régulant la circulation des biens culturels dont les musées du nord et du sud ne seraient en définitive que les dépositaires de passage et les bailleurs transitoires (l’ONU ou l’UNESCO relèveront-elles le défi ?) : une gestion commune en quelque sorte du patrimoine commun de l’humanité, à laquelle seraient associés aussi bien les États-nations que les peuples autochtones. Un tel dispositif permettrait de négocier les demandes de restitution relatives à tel ou tel type de reste humain, de musée à musée, au cas par cas, en dehors des effets pervers de l’inflation législative et des lois de circonstance.

par Laurent Berger, le 26 septembre 2008

Aller plus loin

Pour citer cet article :

Laurent Berger, « Des restes humains, trop humains ? », La Vie des idées , 26 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-restes-humains-trop-humains

Nota bene :

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Notes

[1Ces objets peuvent être des ossements, des fossiles, des préparations anatomiques sèches ou fluides, des squelettes complets, des crânes, des chevelures ou des fragments de dents isolés, mais aussi des momies, des reliques, des têtes réduites amazoniennes, des crânes décorés mélanésiens, des tambours en crânes tibétains, des colliers en dents ou bien encore des flûtes en os de fémur.

[2L’article 16-11 de la loi de 2002 sur les musées de France prévoit que les biens incorporés dans les collections publiques par don ou par legs ne peuvent être déclassés.

[3Cf. les actes du symposium

[4Le Tasmanian Aboriginal Centre, par la voix de Michael Mansell, pose une question fondamentale : « Si nous ne pouvons pas contrôler et protéger nos propres morts, alors que nous reste-t-il pour être Aborigènes ? »

[5Un archéologue découvre en 1998 dans l’État de Washington un squelette vieux de 9000 ans qui présenterait des traits caucasiens. Ce squelette est cependant confisqué et restitué pour inhumation dans le cadre de la loi

NAGPRA à une « nation » indienne. Il a fallu dix années de recours en justice de la part des scientifiques pour pouvoir travailler sur ce squelette dans le but d’éclairer la nature des migrations précolombiennes.

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