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Essai Philosophie

Délacement
La déconstruction, analyse frivole ou inventive ?


par Jérôme Lèbre , le 21 juillet 2008


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« Qui délasse hors de propos, il lasse », disait Pascal. Pour célébrer la période estivale et ses délassantes activités, la Vie des Idées est heureuse de publier un essai original de Jérôme Lèbre sur le délacement, en hommage à Jacques Derrida.

Le texte qui suit est issu d’une contribution à un colloque international en hommage à Jacques Derrida organisé par la Bibliothèque nationale d’Algérie et l’Université d’Alger, avec le soutien du Centre culturel français d’Alger (25 novembre 2006).

Commençons par une pause : par le délassement, tel qu’on l’entend et tel qu’il s’écrit habituellement. Ce contraire sans noblesse du travail n’a pas le sérieux du loisir, temps de la formation de soi qui culmine dans une pensée non productive et pour cette raison même consacrée à la vérité et au bien. Il n’a pas, cela va sans dire, la teneur existentielle du désœuvrement. Il a même quelque chose d’aliénant, quand le travail ne laisse plus d’énergie à consacrer au loisir. Temps perdu que le travail admet en l’encadrant, il peut bien trouver sa place dans le programme d’un colloque. Mais cependant, en évoquant ce délassement-là, nous prenons un risque. Car celui qui, par lapsus, déclare la séance close au moment de son ouverture, peut encore se faire pardonner, non seulement son mot, mais encore son désir. Mais celui qui, au milieu de la séance, propose un délassement impromptu, voit planer sur lui la menace de Pascal : « Qui délasse hors de propos, il lasse ». Nous ne prendrions cependant pas ce risque si ce n’était pour quelqu’un, en hommage à quelqu’un, à savoir Derrida. Car par-delà tous les débats sur le manque de sérieux de la déconstruction, Derrida s’est toujours présenté explicitement comme se volant sa propre parole, se l’appropriant à tort pour un temps toujours trop long, et proposant sans assurance une pensée située à l’extrême, ou à la limite, du sérieux. Ses derniers mots écrits nous demandent de sourire. Et ses premiers mots peuvent être, au début d’une conférence : « Pardon, oui, pardon » ; ou encore, au début d’un séminaire : « c’est assez dire » [1].

C’est assez dire, c’est un c, passons au délacement. Ce dernier consiste à dénouer des lacets ; il tente plus généralement de se défaire d’un nœud, de distinguer autant que possible ce qui se mêle, s’entrelace. Il consiste à analyser. Le délacement semble donc au plus loin du délassement, car l’analyse semble n’avoir jamais été autre chose qu’un travail. Pourtant, à y bien réfléchir, l’analyse se situe précisément à la limite du sérieux dans la recherche de la vérité. Elle se doit toujours de considérer chaque problème comme déjà résolu, chaque objet comme déjà trouvé, chaque parole comme déjà dite ; dès lors, il devient extrêmement difficile de distinguer l’analyse frivole, qui ne fait que retrouver ce qu’elle a présupposé, et l’analyse réelle, qui découvre des éléments et des détails nouveaux. Travail de différenciation, l’analyse n’en finit plus de justifier la teneur des différences qu’elle dégage, jusqu’à faire vaciller la possibilité même de maîtriser la différence. En ce sens, la nommer délacement, ce n’est pas simplement faire entendre la détente dans le mot du labeur, quitte à rompre tout contrat de travail, et même tout contrat avec la langue, puisque jamais délacement ne s’est écrit avec un c. C’est faire surgir un autre nom pour la différance, laquelle, on le sait, ne s’entend pas non plus comme elle s’écrit, et garde plus qu’elle ne l’exprime la non-maîtrise de la différence. Cet autre nom, nous ne l’avons pas inventé, car Derrida l’emploie plus que jamais, c’est-à-dire au moins une fois. Nous entendons donc nous demander s’il ne l’a pas employé une fois pour toutes, si le délacement ne serait pas un autre nom pour la déconstruction tout entière, c’est-à-dire aussi pour la liberté prise avec la langue – à la fois mêlée à elle et s’en libérant.

I. Analyse et déconstruction

L’utile et le frivole

« Je commence par où l’on a jamais commencé ». Cela, c’est Derrida qui l’écrit, ou plutôt, c’est Condillac, cité par Derrida dans « L’Archéologie du frivole » [2]. Condillac continue en expliquant sa peur de lasser : « je remarque longuement des choses que tout le monde juge inutile à dire ». Mais c’est qu’il exige de procéder à partir du connu, en l’analysant, en déployant une suite de propositions identiques. Et paradoxalement, c’est là l’unique manière de ne pas se payer de mots, et comme le note Derrida, la seule méthode. Tant que l’on raisonne sur les termes, on ne fait que détailler leur signification sans la faire progresser, on se livre à une analyse frivole du langage lui-même. En revanche, quand on analyse des idées, qui sont autant de signes des choses, on dégage les propriétés simples qui viennent de la chose et se trouvent dans l’idée, et l’on enchaîne des propositions à la fois identiques et inventives. Si la philosophie tend de façon « congénitale », commente Derrida, vers la frivolité, l’analyse des idées que propose Locke et Condillac se déplace sur la crête qui sépare le frivole de l’utile. Il ne s’agit bien que d’une crête, ou d’une « structure frêle », car le signe en tant que tel se trouverait toujours du côté de la frivolité, sans un besoin originaire de se rapporter aux choses qui révèle dans le signe le manque de la chose. Cette direction que le besoin donne au signe, Condillac la nomme désir. L’analyse n’est utile qu’en tant qu’elle résume cette élévation par degrés du besoin immédiat au désir de connaissance. Une différence créatrice de désir mine donc tout en l’établissant l’enchaînement des propositions identiques. Et c’est aussi, précise Derrida « à cette seule condition ... que la déconstruction est possible » [3]. Abordée ainsi, par le biais de l’analyse, la déconstruction elle-même se saurait guetter par la frivolité qui toujours « menace le travail de son travail » [4], ou saurait que la frivolité guette toujours la pensée, dont le principal problème est toujours d’en sortir, en suivant le fil du désir et de l’utile.

On pourrait bien objecter que le besoin originaire de se rapporter aux choses maintient la pensée dans le règne superficiel d’une utilité préoccupante, qui la renvoie d’un ustensile à l’autre, et ne lui offre en guise de répit qu’un divertissement frivole, la curiosité ; que la pensée ne retrouve son sérieux quand désirant originairement ce qui la convoque, à savoir l’origine authentique des choses, l’être même ; penser, c’est s’intéresser à l’être en se situant entre et parmi les êtres, dirait Heidegger. Mais si l’on relit un texte tel que L’Origine de l’œuvre d’art, on trouvera Heidegger pris au piège de son propre intérêt. On voit ici le produit, ou la chose utile, s’introduire entre la simple chose et l’œuvre d’art. La pensée de l’œuvre se tourne donc d’abord vers la sphère de l’utile, en se donnant l’exemple d’un produit singulier, une paire de souliers de paysan. À l’usage, c’est-à-dire aux pieds de la paysanne qui marche dans les champs, l’utilité du produit est directement mise en jeu mais n’apparaît pas comme telle : celle qui marche n’y pense pas. En revanche, les vieux souliers délacés que Van Gogh a peint plusieurs fois, en libérant le produit de son usage, révèle l’être même de l’utile. L’œuvre d’art, dans son inutilité même, dévoile ainsi la fiabilité du produit, sa disponibilité à l’usage, la relation au monde qu’il implique. Si les chaussures de la paysanne soutiennent sa relation avec la Terre qui est sous ses pieds, seule la toile de Van Gogh offre l’ouverture « de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité » [5].

Mais peut-on ainsi vraiment penser l’œuvre comme la vérité de l’utile qui ouvre sur la chose ? Rien n’est moins sûr. Suivons sur ce point la lecture que Derrida fait de ce texte dans Restitutions – de la vérité en peinture : au moment précis où Heidegger souligne l’inutilité de l’œuvre (les souliers de Van Gogh sont peints délacés, et peints délacés) il resserre le nœud qu’il vient de desserrer. D’un côté, « la vérité de l’utile, autrement dit l’être-produit du produit apparaît dans l’instance du hors d’usage, dans le délacement et la destricturation » [6]. Mais d’un autre côté, Heidegger écrit un texte « en lacet » qui passe en dedans puis en dehors de la chose, du produit, de l’œuvre et où s’entrelacent les chaussures en tant que telles et les chaussures peintes, les chaussures délacées de Van Gogh et la paysanne, la paysanne, ses chaussures et son monde. Ce « serrement entrelaçant des souliers » est peint par Van Gogh lui-même : sur le tableau qui sert de source à Heidegger l’un des lacets se recourbe en une boucle « prête à étrangler ».

La déconstruction procède ici exactement comme une analyse, ou même de l’analyse. Elle démêle la confusion d’un texte métaphysique qui tente en vain de dépasser la sphère de l’utile. Elle accomplit avec lui, et en même temps contre lui, un retour vers l’origine de la chose qui révèle son implication avec le simple besoin, serait-il aussi trivial que celui de porter des chaussures. En ce sens, la lecture que fait Derrida de L’Origine de l’œuvre d’art est très différente de celle de Blanchot. Ce dernier fait de l’œuvre, inutile à elle-même, l’ouverture même au néant et à la mort qui travaille et traverse le produit et livre le sens ultime de l’être. L’expérience de l’œuvre n’est alors autre que celle du désœuvrement. En revanche, le délacement que nous propose Derrida analyse l’œuvre pour retrouver en elle le produit, dont les qualités devraient se déployer en une suite de propositions irréfutables épuisant le sens du besoin et le désir de connaissance.

Il reste seulement que le délacement n’en finit plus. S’il peut libérer les chaussures de leurs entrelacements multiples, ce n’est que « jusqu’à un certain point ». En effet ce qui est disjoint reste toujours joint de quelque manière, comme les parties à œillères d’une chaussure ouverte restent jointes par les lacets desserrés. Délacer ne va donc pas sans un risque, celui que l’on court à chaque fois que l’on tire sur un lacet : « on ne peut délier un des nœuds qu’en tirant sur l’autre pour le serrer davantage ». La déconstruction est par suite un travail analytique qui consiste à défaire des liens (ana-luein) sans se laisser reprendre dans et par leurs nœuds, et alors même que le désir qui arrache l’analyse au frivole se noue originairement, mais sans solution simple, au besoin qui le lie à l’utile. Entrelacement originaire du désir auquel répond finalement une sentence presque pascalienne : qui délace hors de propos, il lace...

De l’analyse à la psychanalyse

Ce nœud originaire du désir se refait à chaque fois, si bien que son délacement pourrait bien participer à l’universalité de la méthode comme à la singularité de l’idiome, renouant ainsi la déconstruction et Derrida, la psychanalyse et Freud. Introduisant après un délai de 37 ans la publication de son tout premier écrit, La Genèse dans la philosophie de Husserl, Derrida souligne ainsi une « sorte d’idiosyncrasie » qui le ramènerait toujours à la même nécessité : « quelle nécessité ? Il s’agit toujours d’une complication originaire de l’origine, d’une contamination initiale du simple, d’un écart inaugural qu’aucune analyse ne saurait présenter » [7]. À peu près au même moment, Derrida accepte avec une réticence avouée [8] d’ouvrir avec Miguel Guisti un colloque consacré à « la notion générale d’analyse ». Cette réticence transparaît dès le titre de sa conférence, « résistances », et dès les premières lignes : « Faudrait-il résister ? Et d’abord, à l’analyse ? ». Or cette conférence retrouve chez Freud, chez le premier Freud, la même nécessité, qui s’avère à la fois comme fait et comme destin, comme factum et comme fatum. Freud dit ainsi : « dans les rêves les mieux analysés on doit souvent laisser dans l’ombre une zone, car on remarque là au cours de l’interprétation qu’un écheveau de pensées de rêve ne veut pas se démêler. C’est alors là l’ombilic du rêve, le lieu où il communique avec l’inconnu ». L’inconscient de Derrida et celui de Freud semblent ici communiquer par télépathie, ou plutôt, l’inconscient de la déconstruction rencontre celui de la psychanalyse : mues par leur propre nécessité, ces deux démarches prennent par les deux bouts, celui de la philosophie et celui du traitement clinique, le même fil, les mêmes nœuds, et s’accrochent au même idiome, celui de la résistance – attachement « presque idiosyncrasique », précise Derrida.

Poursuivant cette « auto-analyse impersonnelle », Derrida retrouve un rêve de travail de Freud, le premier que celui-ci ait soumis à une autoanalyse détaillée avant de le publier dans L’Interprétation des rêves. Freud y reproche à l’ une de ses patientes, Irma, « de n’avoir pas encore accepté sa solution » [9], avant d’apercevoir avec frayeur chez son interlocutrice une foule de symptômes organiques attribués par le rêve à une piqûre de triméthylamine réalisée par son ancien assistant, Otto. L’interprétation semble aisée : Freud se reproche de ne pas parvenir à guérir Irma de son hystérie, et se disculpe en accusant d’abord la résistance de sa patiente, puis l’injection d’Otto. Mais ce rêve cache un étrange réseau de substitutions : Irma remplace une de ses amies, qui a la préférence de Freud, ainsi qu’une autre patiente, ces trois femmes partageant leur résistance au traitement analytique. Cette résistance, c’est donc le véritable nœud pour l’analyse, « le lieu même où l’analyse doit s’arrêter », dit Derrida. En ce lieu, plus précisément, les différentes formes de résistances, celles du moi, du surmoi, ou de l’inconscient, « s’enchevêtrent et se surdéterminent ».

Au-delà du principe du plaisir serait le texte où Freud tente de dénouer par la spéculation toutes ces résistances, selon la lecture qu’en donne Derrida dans La Carte postale. Il semble d’abord que le principe de plaisir n’a en lui-même pas d’au-delà, puisque le principe de réalité ne fait qu’imposer un détour à la réalisation du désir. Mais le doute naît avec le fameux petit jeu du petit fils de Freud, Ernst, qui en l’absence de sa mère lance puis rapproche une bobine de fil. L’éloignement (fort), mimant celui de sa mère, est un déplaisir, le rapprochement (da) un plaisir. Le principe de plaisir semble alors confronté à une tendance plus élémentaire qui fait du fil de la bobine un lacet ou un piège, une tendance compulsive à la répétition. Et ici tout n’est bien qu’une question de fils, de liens, de nœuds. La condition de tout plaisir, explique Freud, est la liaison des énergies pulsionnelles en vue de leur décharge et du retour à l’équilibre du système psychique. Le principe de plaisir est donc entièrement orienté vers le serrage relatif, la « stricture » dit Derrida, de ces pulsions, ainsi que vers leur dénouement relatif. La répétition ne provoque alors rien d’autre qu’une déliaison excessive de ces pulsions qui met en danger l’intégralité du système. Dans son article déjà cité, « Résistances » Derrida rappelle que c’est ainsi dans la zone la plus obscure de l’inconscient, la plus indémêlable, que l’inconscient fait valoir sa propre force de déliaison. À ce stade, le plus grand effort analytique, le plus grand travail, que Freud nomme Durcharbeitung, est précisément celui qui consiste pour l’analysant à refaire les mêmes expériences déplaisantes et à se confronter à leur absence de lien. Bref, la pire résistance sur le divan est celle du délacement. La psychanalyse s’entremêle au fonctionnement de l’inconscient, qui ici « résiste à l’analyse sous la forme de la non-résistance » [10]. Tout aussi bien, ce sont alors l’analyse, la psychanalyse – et la déconstruction qui s’entremêlent au plus profond de l’inconscient.

Le délacement, ce mot que Derrida n’emploie peut-être qu’une fois, serait-il alors le mot juste pour la déconstruction ? Pas exactement, car toute analyse se heurte précisément à cette impossibilité du mot juste et du sens propre ; elle ne peut atteindre le simple, l’originaire, elle achoppe nécessairement sur des esquisses de nœuds ou des traces de lacets, des liaisons irréductibles qui renvoient d’un terme à l’autre. Disons simplement que ce mot pourrait entrer dans l’« auto-analyse impersonnelle » de Derrida, en particulier quand il parle de la déconstruction en multipliant les renvois : « ce qu’on appelle la déconstruction obéit indéniablement à une exigence analytique, à la fois critique et analytique. Il s’agit toujours de défaire, désédimenter, décomposer, déconstituer des sédiments, des artefacta, des présuppositions, des institutions ». [11] Le seul privilège du délacement sur tous les termes de cette chaîne de signifiants, ce n’est pas qu’il en soit absent : c’est qu’il s’en faut de peu pour qu’il la nomme, cette chaîne. À vrai dire il s’en faut d’une lettre manquante, d’un seul p, qui ferait du délacement un déplacement.

II. Le déplacement et l’autre nom de la liberté

Le délacement s’écrit à la fois avec un c, ou sans le p, et rien ne permet de décider de ce qui domine ici, l’[avec ou le sans, rien ne permet de savoir si ce signe manque ou non de quelque chose, et rien chez Derrida ne nous le dit. Il suffit cependant de rechercher les occurrences sur Internet de ce mot improbable pour se rendre compte que le [lapsus clavis fonctionne à merveille : on découvrira une foule de personnes se plaignant de leurs indemnités de délacement, sans vraiment savoir si elles ont effectivement manqué de quelque chose, si elles méritaient d’être indemnisées, ou si elles sont sorties indemnes de ce lapsus… Seulement, peut-on sérieusement considérer que cela compte, une lettre, un p. qui manque ?

La paralyse

Oui, cela compte beaucoup, comme on le voit dans la « Lettre volée » d’Edgar Poe telle que l’étudie Lacan [12]. C’est ici une lettre, entendue comme ce qui se déplace, donc une missive, qui manque à sa place en circulant d’un personnage à l’autre : la Reine en dispose d’abord, le Ministre la vole, Dupin la vole au Ministre, puis le préfet de police l’achète à Dupin pour la rendre à la Reine. Lacan dégage trois aspects fondamentaux de cette circulation : premièrement, la missive rend compte de ce qu’est une lettre en général, c’est-à-dire un simple signifiant qui n’inclut pas en lui-même son propre sens, son signifié. Deuxièmement, ceux qui dérobent la lettre, le Ministre et Dupin, laissent à sa place à chaque fois une autre lettre, comme un terme se substitue à un autre. Troisièmement, le trajet de la lettre la fait revenir nécessairement à sa destination, qui en même temps son origine : le déplacement d’un terme à l’autre implique un réancrage sur le dépositaire final du sens, la Reine.

Selon Derrida cette conséquence ultime n’est qu’une immense présupposition. Le déplacement de la lettre tourne autour du même centre, du même manque ou du même trou parce que l’absence de Phallus est le manque absolu qui creuse tout désir, et par suite le référent ultime de tout signifiant. Cette présupposition s’ancre dans la matérialité du signifiant, décrété indivisible : « mettez la lettre en petits morceaux, elle reste la lettre qu’elle est » [13] , dit Lacan. Ainsi, dit Derrida, la lettre est présentée comme « intangible et indestructible à travers le détour d’un trajet propre et proprement circulaire », qui la mène « de son lieu de détachement à son lieu de rattachement ». L’indivisibilité interdit l’analyse et le déplacement : « cette lettre n’échappe pas simplement à la partition, elle échappe au mouvement, elle ne change pas de lieu ».

Derrida appelle paralyse ce risque que court l’analyse de s’arrêter sur le simple : « la paralyse, ça ne signifie pas qu’on ne peut plus bouger ni marcher, mais, en grec s’il te plaît qu’il n’y a plus de lien, que toute liaison a été dénouée (autrement dit, bien sûr, analysée) et qu’à cause de cela, parce qu’on est exempté, acquitté de tout, rien ne va plus, rien ne tient plus ensemble, rien n’avance plus ; il faut du lien et du nœud pour faire un pas ». La paralyse est donc tout autant un pas qu’un faux-pas : « le piège alors ne serait pas tendu au pas mais se confondrait avec la structure même du pas, avec la vérité du pas comme pas de vérité » [14]. Et ce piège qui guette Lacan et celui qui a déjà pris Heidegger, laissé à une quête de l’origine qui ne marche pas plus qu’une paire de chaussures délacées, ou Freud, pour qui « le pas au-delà du PP [Principe de plaisir] sera resté interdit ». Tout comme Leibniz en débat avec Locke (et donc, in absentia, avec Condillac), Derrida se donne donc toujours pour rôle en son siècle d’inviter à continuer l’analyse, à lui faire faire un pas de plus, parce que le simple sur lequel elle s’arrête est illusoire, parce qu’elle reste frivole tant qu’elle n’a pas rendu compte de la complication intime et singulière de l’appétit ou du désir.

La lettre manquante

En d’autres termes, l’analyse risque la frivolité tant qu’elle s’arrête sur une lettre manquante, sur un simple p. : Le p. de la paralyse, de la psychanalyse et de la paternité. P., dans La Carte postale, c’est d’abord Platon, qui attribue à S., Socrate, la vertu de paralyser ses interlocuteurs par ses questions. Mais sur une carte postale que Derrida trouve à Oxford, Platon dicte sa pensée à Socrate. Platon se substitue à son père spirituel, il devient le père de son père ; on ne sait plus qui paralyse qui, qui est le grand-père et le père de la philosophie. Ce jeu de substitution est le piège à lacet de la filiation : le père d’un fils est aussi fils d’un père. Glas montre comment ce piège fonctionne entre Dieu le Père et le Christ, dans la stricture de la Sainte famille, d’autant plus serrée que le père brille par son absence [15]. Il ne manque alors plus que la démonstration de Lacan : le père réel est toujours défaillant ; l’enfant s’identifie donc au père symbolique, signifiant vide accroché au nom-du-père. Cette référence pure se substitue à la mère et transforme ce premier objet du désir en devoir de désirer. Le nom-du-père devient ainsi le principe de toute loi, de toute autorité, de tout devoir : « voici ce que tu as à être », dit-il au fils. Dans Mal d’archive, cette domination absolue du père motive l’exigence impossible de conserver la lettre. Le père de Freud, Jacob Freud, grand-père de la psychanalyse utilise ce pouvoir quand il enjoint à son fils Sigmund, dans une lettre, de ne pas rompre l’Alliance. Freud en usait tout autant, quand il soumettait à l’analyse et à la domination du principe de plaisir (donc du PP) le jeu du Fort-Da auquel s’adonnait son petit-fils. D’où la remarque de Derrida : « d’une part, nul mieux que Freud n’a éclairé ce que nous avons appelé le principe archontique de l’archive (…) l’archê nomologique de la loi, de l’institution, de la domiciliation, de la filiation… Mais d’autre part, dans la vie comme dans les œuvres, dans ses thèses théoriques comme dans la compulsion de sa stratégie institutionnalisante, Freud a répété la logique patriarcale » [16].

Une fois liée la lettre de l’œuvre à la biographie de l’auteur, père et fils, par une multitude de fils, la lettre de Jacob à son fils Sigmund rappelle un autre épisode : celui de l’humiliation subie par le même Jacob, le jour où un chrétien jeta son bonnet de fourrure dans la boue. Cet épisode poussera Freud à concevoir la psychanalyse comme une revanche sur la Rome chrétienne comparable à celle que Hamilcar avait fait promettre à son fils Hannibal, mais aussi, et par là même, à aimer les voyages en Italie [17]. Or Derrida aussi avoue une véritable « pathologie de la destination » [18], qui le pousse non seulement à écrire des lettres, mais aussi à voyager et à errer, et pas seulement vers l’Italie. Derrida est littéralement envoyage comme d’autres sont enanalyse [19] et sans qu’il soit possible de délacer ces mots. La déconstruction elle-même n’est autre qu’ « une expérience du voyage (…) des lettres et de la langue en voyage ». Cette compulsion au voyage répond encore à l’exigence d’un père dont la tâche était de vendre du vin pour les Tachet aux alentours d’El Biar, et qui était donc toujours absent, toujours en déplacement : « Le nom voyage n’a jamais rien voulu dire pour moi avant mes phrases qu’on a pu faire, dans la maison, à ce sujet, au sujet de ces expéditions forcées dont mon père était, en somme, le seul et premier sujet ». Le p. manquant de Derrida est donc une vraie « dead letter », nom que l’on donne aux États-Unis aux lettres perdues et recueillies par la poste. On lit ainsi dans La Carte postale : « il faut du lien et du nœud pour faire un pas (blanc) je ne sais plus que faire de la « dead letter » dont tu m’as encore reparlé » [20].

Le Principe postal et la dissémination

Ne pas savoir quoi faire de cette « dead letter », c’est se trouver dans la situation de la Reine d’Edgar Poe qui, surprise par le Ministre sa lettre à la main, ne peut la dissimuler et la laisse sur la table. Seulement, la lettre ne peut plus entamer ici un trajet circulaire, et cela avant tout parce qu’elle est divisible. « Si, par hypothèse absurde, il n’y avait qu’une et une seule déconstruction, une seule thèse sur la déconstruction, elle poserait la divisibilité » [21], dit Derrida, et ce principe de délacement est immédiatement un principe de déplacement, qu’il nomme Principe postal et qu’il formule ainsi : « une lettre peut toujours ne pas arriver à destination (…) Elle peut se morceler sans retour » ; ou encore : « la divisibilité de la lettre, c’est ce qui égare sans retour garanti la restance de quoi que ce soit » [22]. Ainsi dans toute analyse, il reste une trace de lettre ou une lettre qui trace, prise dans des effets d’indirection qui risquent de la perdre. Ainsi la lettre clef de la Carte postale, le p., se divise immédiatement en P.P. ; on croit d’abord à l’insistance du principe de filiation, mais le texte vise justement à se libérer du lacet que constitue, comme le dit J.G. Trilling [23], le « Piège Paternel ». Cet effet libérateur est celui directement celui du Principe postal, qui prolifère lui-même en en une répétition folle, non-motivée, non-liée, en Principe de Plaisir et Pulsion Primaire, Palais des Postes, Police Publique, Picture Postcard, Penny Post, Penman- Postman [24]. Quant à la seule lettre où le père est vraiment pris à la lettre, sous la forme d’une lettre en poste restante, en P.R. [25], elle se perd …

Le p. erre et se perd, et cela se nomme, chez Derrida, dissémination. À l’unique manque du père ou du phallus, à l’unique castration, succède alors une quantité innombrable de coupures, de divisions discontinues qui touchent la lettre sans revenir au père [26]. Cela ne va pas sans un certain retour à la mère, dans la mesure où la coupure du cordon ou du lacet ombilical ne laisse pas un trou, mais un nœud, l’ombilic, qui symbolise justement chez Freud le centre noué de tout rêve. Mais l’on a qu’un nombril (heureusement !), tandis que l’analyse tranche les nœuds en nœuds multiples et parvient à un « dissémination infiniment divisible de nœuds, de milliers et de milliers de nœuds » [27]. Les coupures, en divisant la lettre, provoquent une multitude de greffes de la lettre sur la lettre. Ainsi la greffe du p sur des chaussures délacées en fait des chaussures déplacées, dépareillées, sans paire, qui ne peuvent être destinées à une paysanne ou lui être envoyées, comme le voudrait Heidegger : plutôt que de présupposer une « indivisibilité rassemblée de l’envoi » [28] il vaut alors mieux greffer une chaussure à la formulation même du principe postal : « une chaussure n’arrive jamais à destination, et dès lors que cela appartient à sa structure, on peut dire qu’elle n’y arrive jamais vraiment… Pas plus que la lettre, la paire n’est indivisible ». Cette greffe du p dans le délacement, c’est alors tout aussi bien celle du déplacement ou du transfert dans la psychanalyse, puisque Freud fait de ce dernier la seule voie de traitement des résistances qui dépasse le faux espoir d’en venir à bout : la résistance est ainsi « décomposée dans sa force et déplacée de son lieu (…) transformée, translatée, transfigurée » [29]. N’est-ce pas pour cette raison que Derrida se dit « l’ami de la psychanalyse » ? « L’ami est toujours à régler, à déplacer ».

Délacement et délassement, responsabilité et liberté

Est-ce à dire que la déconstruction peut nous libérer des pièges à lacets qui nous enserrent. C’est assurément la voie qu’elle prend chez Derrida : « ce que j’ai pratiqué sous ce nom m’a toujours paru favorable, voire destiné, c’est sans doute ma motivation principale, à l’analyse des conditions du totalitarisme sous toutes ses formes, qui ne se réduisent pas toujours à des noms de régimes ; et cela pour s’en libérer autant que possible, car il ne suffit pas de dénouer un nœud par l’analyse (il y a plus d’un nœud et la structure retorse du nœud reste toujours très résistante) ou de déraciner ce qui n’est, au fond, qu’un terrifiant désir de racine et de racine commune » [30]. Cette libération n’est seulement greffée sur une compulsion à l’analyse, car la greffe est ici lien logique. Hegel dit ainsi que « l’activité de diviser » est « la force propre et le travail de l’entendement, de la plus étonnante et la plus grande puissance qui soit » [31], et cela justement parce qu’elle donne droit à la différence, parce qu’elle libère l’individu des totalités vivantes mais trop compactes que sont la famille ou l’État patriarcal. C’est elle qui décompose en état de nature l’État monarchique, rendant ainsi possible le droit naturel moderne et la Révolution française. Mais si l’analyse tient ferme ce qui est mort, l’abstraction, encore faut-il qu’elle se mue en un travail réel qui puisse faire face à la mort et se libérer de ce maître absolu par une pratique effective. C’est pourquoi Kojève, interprétant Hegel, critique l’oisiveté de ceux qui se contentent d’écrire quand il faudrait agir et travailler. Blanchot défend les écrivains contre Kojève, parce que la littérature les confronte directement à la menace mortelle de ne jamais pouvoir faire œuvre. La décomposition de l’œuvre, le désœuvrement par l’écriture est donc pour Blanchot « le travail par excellence » [32]. Il nous semble que ce débat est au cœur de la déconstruction : si le désœuvrement est un travail, qu’en est-il du délacement ? En d’autres termes : écrire pour diviser la lettre, est-ce vraiment libérateur ?

Tout ce que nous avons dit jusqu’à maintenant ne tranche pas plus ce débat que le nœud entre le frivole et l’utile ; elle les renouent plutôt. Toute la Vérité en peinture entend justement faire vaciller l’idée d’une « coupure pure » qui séparerait l’art et le travail, en faisant de l’œuvre ce qui décèle la vérité du produit par son inutilité même. L’absence de coupure pure relance la compulsion analytique de Derrida, identique à celle de Freud, pour qui l’analyse, ce travail contre les résistances, devient même le travail le plus dur, la Durcharbeitung, quand elle se heurte à cette autre puissance de déliaison qu’est la compulsion de répétition, laquelle réapparaît en liaison avec une pulsion de destruction et de mort. Ainsi le jeu répétitif de Ernst réfute-t-il « la division entre le jeu et le travail » [33]. On pourrait donc, par peur de lasser, sans tenir à cette impossibilité de trancher, s’il ne s’ouvrait précisément une issue dans la peur de lasser qui habite l’analyse, celle de Condillac, celle de Freud, celle de Derrida citant Freud : « dans aucun travail je n’ai eu aussi fortement que cette fois-ci le sentiment (…) de mobiliser le travail du typographe et l’encre de l’imprimeur pour raconter des choses qui, à proprement parler, vont de soi » [34]. Freud justifie son travail, en l’occurrence Malaise dans la civilisation en rappelant sa découverte de la pulsion de mort, laquelle peut détruire l’écriture, violer l’archive, effacer ses traces : l’écriture s’invente donc en faisant face à la mort et à l’effacement de la lettre, autant et plus que l’art, qui ne fait que maquiller la pulsion de mort et n’est donc que son « pseudonyme en peinture ». Elle n’a rien de frivole, elle est entièrement utile.

La déconstruction rivalise alors d’utilité avec la psychanalyse. On le voit dans la reprise que propose Derrida de l’étude freudienne concernant la Gradiva de Jensen. Le jeune archéologue Norbert Hanold refoule son besoin d’amour en substituant à sa voisine, prise d’affection pour lui depuis l’enfance, le bas-relief antique d’une jeune fille qui marche. Le travail sert donc le refoulement jusqu’à ce qu’un brusque voyage à Pompéi fasse redécouvrir à Norbert la femme vivante (Zoé) sous le spectre de Gradiva. Derrida montre que Norbert se libère du refoulement dans ce voyage, justement parce que la recherche d’une trace de pas, de l’archive disparaissante d’un déplacement fait éclater la fixation définitive d’une représentation : « la possibilité de la trace archivante, cette simple possibilité, ne peut que diviser l’unicité » [35]. Mais l’important ici est le lien tacite entre l’exergue et le post-scriptum du texte de Derrida [36]. L’exergue cite une lettre de Freud à Fliess : « je viens d’orner mon bureau de moulages de statues florentines ; ce fut pour moi un énorme délassement. Je forme le dessein de devenir riche pour refaire ce voyage et rêve à un congrès en terre italienne ! (Naples, Pompéi) ». Le post-scriptum commence ainsi : « par chance, j’écrivis ces derniers mots au bord du Vésuve, tout près de Pompéi ». Derrida accomplit donc sans le dire un rêve de travail (de congrès !) que fait Freud, il se substitue à lui, et à Norbert, se déplaçant à leur place, travaillant pour eux en écrivant de Naples.

Il se confirme ainsi que ce qui rend le travail de l’analyse à la fois utile et libérateur est en fin de compte toujours un déplacement, un transfert, un voyage : « un sacré travail du rêve s’accélère quand je travelle et change de pays comme de lit » [37]. Ce « je travelle » est le cogito de la déconstruction : il n’assure pas en latin l’unité impériale d’un moi, mais par une condensation franglaise, jette ce moi sur les routes de la dissémination. Il déplace et libère la déconstruction d’une autre expression, mon « pauvre père », que le père de Derrida employait déjà pour parler du sien, car ces P et PP de la déconstruction étaient jetés sur les mêmes « routes en lacets » et au service du même patron [38]. Vengeance d’Hannibal de la déconstruction, le « travel » engage la lutte contre l’intolérance religieuse ou la répression économique. Il répond à l’injonction d’un père qui n’a pas été humilié un jour de Sabbat, mais dans la quotidienneté des jours ouvrables. Cette lutte échappe ainsi d’emblée à son enracinement communautaire, comme le montre la division immédiate de la compassion de Derrida qui s’adresse autant à l’errance des juifs qu’au statut inférieur des arabes dans l’Algérie colonisée : « ma première souffrance politique associa les souffrances injustes de deux misérables : l’arabe et le voyageur, mon père » [39]. Le travel, c’est donc un autre mot pour le délacement, celui qui dans l’indécidable se décide pour le travail et diffère sans cesse le moment du délassement. Pour Derrida, le voyage délassant est associé au souvenir des « familles riches qui vont en France – pour les vacances ou pour la cure », tandis que son père, « voyageur de son métier, n’a jamais pris de vacances (…) conséquence et règle : ne jamais associer le voyage au loisir, à l’oisiveté, ni même au tourisme actif, à la visite » [40].

La déconstruction est donc ce travail d’analyse et de déplacement qui est aussi travail de deuil pour un p manquant, tenant ferme la mort de façon à s’en libérer : « Si je dis que j’écris pour des destinataires morts (…) ce n’est pas pour jouer » [41]. Derrida n’a ainsi jamais cessé de passer du « grand travail » de deuil au « petit secrétariat » de l’écriture, dénouant aux quatre coins du monde des nœuds unissant la structure familiale et son principe archontique, « patriarcho-monarchique », l’autorité de la loi et la peine de mort. Il a continué sans relâche une analyse qui s’affranchit de la lettre, délie la langue [42], desserre ce piège que forme le nœud terrible des racines familiales et nationales, de la mère patrie et du père souverain, de la langue et de la terre. Parce que son origine, ces racines sont indénouables, parce qu’il est « juif franco-maghrébin », Derrida n’a également cessé d’inventer la langue, de la diviser en la livrant à la multiplicité des langues. D’où cette belle greffe en guise de racines, la nostalgérie [43].

Seulement, pour lui, la liberté est encore un mot trop noué, trop stricturé : combien ne lie-t-on pas de langue au nom de la liberté ! « Je défendrai pourtant la liberté comme un excès de complexité… je me battrai pour des libertés, mais je ne parlerai pas tranquillement de [la liberté » [44] ; tout en faisant confiance à J.-L. Nancy pour la réhabilitation de ce mot (dans L’expérience de la liberté) lui-même lui préfère celui de responsabilité. La responsabilité, c’est cet excès de complexité – le nœud contre la déliaison totale de la répétition et de la mort. Elle n’incombe pas au sujet de l’analyse, mais à toute singularité qui résiste à l’analyse, au calcul, à l’auto-analyse. Bien sûr, la responsabilité n’est pas pour autant la solution ultime : en elle « le lacet de l’obligation est en place » [45], le fil de la filiation aussi, comme Derrida le constate chez Lévinas. Continuer l’analyse c’est donc inventer encore et encore de nouveaux mots.

« Que vais-je pouvoir inventer encore ? », dit Derrida pour commencer une conférence [46], comme si parlait une autre voix qui se lasserait de lui et lui reprocherait sa frivolité. Mais ce qui s’annonce ainsi est la reformulation très sérieuse de l’ars inveniendi, l’art d’inventer qui était pour Leibniz l’autre nom de l’analyse. En inventant une langue, une caractéristique, Leibniz se donnait une fois pour toute la possibilité d’une répétition ; par ses greffes dans la langue naturelle, la déconstruction se donne la possibilité de la dissémination et de l’errance. Et si l’on se souvient qu’elle continue ainsi le travail de déplacement et de délacement qu’accomplit Norbert Hanold dans l’enlacement rêvé de Gradiva, on découvre subitement que l’art d’inventer est aussi art d’aimer.

par Jérôme Lèbre, le 21 juillet 2008

Pour citer cet article :

Jérôme Lèbre, « Délacement. La déconstruction, analyse frivole ou inventive ? », La Vie des idées , 21 juillet 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Delacement

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Notes

[1« Pardon, oui, pardon » : premiers mots de « Pardonner, l’impardonnable et l’imprescriptible », in Coll., Derrida, Paris, L’Herne, 2004, p. 541 ; « C’est assez dire » : premiers mots de « Parergon », in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 21.

[2« L’Archéologie du frivole », in Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines, Paris, Galilée, 1973, p. 87.

[3Ibid., p. 93.

[4Ibid., p. 90.

[5Ibid., p. 36.

[6Ibid., p. 395. Citations suivantes p. 370, p. 405, p. 316.

[7Id., Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, P.U.F., 1990.

[8Id., « Résistances », in Résistances - de la psychanalyse, p. 39 (une première version de cette conférence a été publiée dans les actes du colloque mentionné, in Coll., La notion d’analyse, p. 37-69) ; citation suivante p. 14.

[9Freud, L’interprétation des rêves, tr. fr. I. Meyerson – D. Berger (ancienne trad. p. 95), Paris, P.U.F. 1967, p. 101.

[10Derrida, Résistances - de la psychanalyse, p. 38.

[11Ibid., p. 41.

[12Lacan, « Le séminaire sur « la lettre volée » », in Écrits I, Paris, Seuil, 1999, p. 11-61.

[13Cité par Derrida in La Carte postale – de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 452. Citations suivantes : p. 453, p. 491, p. 493, p. 139, p. 492.

[14Id., Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 67.

[15Cf. Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 214, p. 272.

[16Ibid., p. 148.

[17Cf. R. Major et Ch. Talagrand, Freud, Paris, Gallimard, 2006, p.106.

[18Id., La Carte postale, p. 122.

[19Les deux mots « Envoyage » et « enanalyse » se trouvent à une certaine distance l’un de l’autre dans La Carte postale (p. 153 et p. 218). Sur l’envoyage, cf. Catherine Malabou in J. Derrida – C. Malabou, La Contre-Allée, Paris, La Quinzaine littéraire – Louis Vuitton, 1999, I,2. Citations suivantes, La Contre-Allée, p. 40 et p. 35.

[20La Carte postale, p. 139 ; cf. p. 38, p. 57.

[21 Résistances - de la psychanalyse, p. 48 ; cf. La Carte postale, p. 467 et p. 540.

[22La Carte postale, p. 517 et p. 521.

[23J.-G. Trilling, « La divisibilité de la lettre a-t-elle une incidence sur la pratique psychanalytique ? », Affranchissement du transfert et de la lettre, Paris, Confrontations, 1982, p. 119.

[24Cf. par exemple La Carte postale, p. 154.

[25Ibid., p. 56- 60, 65, 84, 90.

[26La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 337-p. 338. Sur le retour à la mère phrase suivante, cf. La Vérité en peinture, p. 411.

[27Résistances, p. 52.Citation suivante, La Dissémination, « La double séance », p. 229.

[28Psyché – inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987-1998, p. 135. Citation suivante, La Vérité en peinture, p. 415.

[29Résistances, p. 31. Citation suivante, Derrida – Roudinesco, De quoi demain… dialogue, Paris, Fayard- Galilée, 2001, p. 273.

[30Mémoires – pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 224.

[31Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 48.

[32Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 304.

[33La Carte postale, p. 330.

[34 Ibid., p. 21.

[35Ibid., p. 153.

[36Ibid., p. 129 et p. 149.

[37La Contre-allée, p. 25 (lettre insérée de Derrida).

[38La Carte postale, p. 265.

[39La Contre-allée, p. 39.

[40Ibid., p. 40.

[41La Carte postale, p. 39 ; passage cité dans Résistances, p. 84. Cf. René Major, Lacan avec Derrida : analyse désistentielle, Paris, Mentha, 1991, p. 157-158.

[42Résistances, p. 15.

[43Ibid., p. 86.

[44Papier machine, Paris, Galilée, 2001, p. 343.

[45Psyché, p. 182.

[46« Invention de l’autre », p. 11 sq.

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