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Recension Philosophie

De quoi l’histoire est-elle faite ?

À propos de : Christophe Bouton, Faire l’histoire – De la Révolution française au Printemps arabe, Cerf


par Florence Hulak , le 10 mars 2014


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Sommes-nous responsables de notre histoire, dont nous sommes les acteurs, ou impuissants face aux événements, dont nous sommes les jouets ? La question, comme le montre Christophe Bouton, n’a cessé d’être agitée. Elle explique bien des contradictions qui traversent nos sociétés contemporaines.

Recensé : Christophe Bouton, Faire l’histoire – De la Révolution française au Printemps arabe, Cerf, coll. « Passages », 2013, 259 p., 20 €.

L’idée que les hommes sont le jouet de forces impersonnelles cohabite de nos jours avec la conviction qu’ils sont maîtres de leur propre histoire, comme ils l’auraient montré de la Révolution française au Printemps arabe en passant par la chute du mur de Berlin. Christophe Bouton entend démêler l’écheveau d’arguments (formulés par des philosophes, mais aussi des romanciers et des historiens) traduisant ce rapport contradictoire à l’histoire propre aux sociétés contemporaines. Il adopte une double démarche : tout en s’attachant à reconstituer finement le développement des raisons avancées pour justifier ces deux thèses et à proposer une cartographie méthodique des positions adoptées, il entreprend une défense systématique de celle selon laquelle les hommes font l’histoire. Prenant toutefois en compte les critiques adressées à la version classique de cette thèse, il en propose une réélaboration plus modeste, fondée sur l’idée de responsabilité historique.

Impuissance, ignorance et violence

Les hommes font l’histoire : c’est la généalogie de cette conviction toute moderne, déjà esquissée par Reinhardt Koselleck [1], que le premier chapitre de ce riche ouvrage entend étoffer. Si ce dernier montre que l’idée émerge de la Révolution française et des conquêtes napoléoniennes, Bouton en explore des prémisses plus anciennes quoique plus discrètes, perceptibles dans l’œuvre de Machiavel ou dans celle de Vico. Il prolonge également l’examen jusqu’aux penseurs marxistes du XXe siècle. L’analyse se clôt par une étude de l’une des dernières œuvres à avoir défendu cette thèse selon Bouton, celle de Cornélius Castoriadis, à laquelle il reproche toutefois une certaine ambiguïté, l’idée de création historique y renvoyant indistinctement à l’action humaine et à un processus impersonnel.

L’ouvrage examine ensuite les trois principaux types d’objections adressées à l’encontre de ce principe de faisabilité de l’histoire : la thèse de l’impuissance considère l’homme incapable d’agir sur l’histoire ; celle de l’ignorance le considère capable d’agir mais inapte à maitriser les causes ou les effets de ses actions ; enfin la thèse de la violence dénonce les méfaits que peut engendrer le projet démiurgique de faire l’histoire. Les trois chapitres se closent chacun par une courte « réplique » adressée par l’auteur aux arguments avancés.

Associé à l’idée de sens de l’histoire, l’argument de l’impuissance conduit tout droit au concept de providence divine, qui a toutefois peu de place chez les philosophes contemporains. Deux autres figures majeures de l’impuissance, issues cette fois de conceptions non téléologiques de l’histoire, retiennent en revanche l’attention de Bouton : celle du destin, dont il retrace les formes mouvantes, des romans de Tolstoï aux essais de d’Odo Marquard, et celle du hasard, dont L’homme sans qualités de Musil est sans doute l’une des plus impressionnantes expressions littéraire et défenses théoriques. Aucune de ces conceptions pessimistes ne parvient toutefois aux yeux de l’auteur à démontrer positivement l’impossibilité pour l’homme d’agir sur l’histoire. Evoquant des figures plus récentes encore de la nécessité, telle la longue durée de Braudel, il souligne qu’elles laissent toujours subsister une marge de manœuvre à l’action humaine, l’avenir ne se laissant jamais totalement saturer par des mécanismes déterminants.

La thèse de l’ignorance offre plus de résistance. Laissant de côté la variante centrée sur la méconnaissance des motivations réelles de l’action, Bouton examine les différentes conceptions centrées sur la discordance entre les intentions présidant à l’action et ses effets réels. Les théories de la « ruse de la raison », tout d’abord, affirment l’existence d’un sens de l’histoire, échappant aux individus qui ne peuvent connaître les effets historiques de leurs actions. Tout en retraçant la longue postérité de cet hapax hégélien, l’auteur s’attache à en restituer la signification au sein de l’œuvre du philosophe : l’impossible connaissance du processus historique pris dans sa totalité n’ôte pas au grand homme la conscience lucide de son temps ni la responsabilité de ses actes. La figure hégélienne du grand homme ou plutôt de « l’individu historico-mondial », modelée sur Napoléon, dont les avatars philosophiques ou littéraires furent nombreux, s’effrite toutefois dans la seconde partie du XIXe siècle avec l’entrée en scène de son double bouffon sous les traits de Louis Bonaparte. Marx est l’analyste clairvoyant de ce tournant historique. Sans disparaître entièrement, le grand homme tend par la suite à être remplacé par le peuple.

Mais c’est alors aussi la forme non téléologique de l’argument de l’ignorance, associée par Bouton à la thèse de la « ruse de la déraison » (p. 122), qui tend à se substituer à la première. Des auteurs comme Hans Jonas ont souligné que la maîtrise humaine sur l’histoire s’amoindrit à mesure que le savoir technique augmente. La modernité se caractériserait par une croissance « exponentielle » de « l’indisponibilité des conséquences » [2] (p. 148) rendant l’avenir trop opaque pour que l’on puisse espérer agir sur lui. Selon Bouton, l’argument de l’ignorance suppose toutefois que seul celui qui maitrise l’entier processus de son action, des causes premières aux derniers effets, peut en être considéré comme l’auteur. Or même l’action la plus ordinaire est exposée à cette imprévisibilité qui affecte l’action historique, quoique à un degré moindre. Les conséquences imprévues qui germent des actions historiques ne les empêchent pas de réaliser aussi et d’abord, au moins partiellement, les intentions de leurs auteurs.

La thèse de la violence se distingue des deux premières par son ancrage dans le XXe siècle et l’expérience des totalitarismes. Hannah Arendt, l’une de ses principales avocates, voit dans l’œuvre de Marx la source de la justification de la violence par l’idée de la faisabilité de l’histoire. Bouton montre cependant que la description de la « violence accoucheuse de l’histoire », autre hapax à la longue postérité, ne s’appliquait chez Marx qu’à l’histoire du capitalisme, le choix de l’étendre à la révolution communiste appartenant au seul Engels. Relisant ensuite certaines œuvres du siècle précédent à la lumière de cette troisième thèse, Bouton souligne que le rôle historique de la violence s’est trouvé euphémisée par la mise en avant du sacrifice de soi du guerrier, chez Hegel comme chez Clausewitz. Toutefois, lorsque la croyance en l’existence d’un sens de l’histoire disparaît, et avec elle la subordination de la guerre à une finalité supérieure, l’existence des pulsions meurtrières peut revenir au premier plan, comme c’est le cas chez Freud ou Wolfgang Sofsky. Bouton réplique à ce troisième type d’arguments que le pessimisme anthropologique n’est pas plus justifié que l’optimisme, et que la présence de la violence suppose justement que l’on puisse y résister en invoquant « la possibilité d’agir collectivement sur l’histoire » (p. 194).

La responsabilité historique

Après cette défense systématique de l’idée de faisabilité de l’histoire, l’auteur entreprend de la réélaborer en tenant compte de la pertinence relative des critiques qui lui ont été adressées. Il décrit le principe de responsabilité comme une forme amendée ou clarifiée du principe de faisabilité, qui présente trois traits : elle est compatible avec une capacité d’action limitée de l’homme ; elle s’accommode d’une connaissance restreinte de l’avenir, puisque la responsabilité peut aussi s’étendre aux conséquences non intentionnelles de l’action ; et, enfin, elle ne suppose aucune violence, ayant renoncé à l’hybris de la volonté. Bouton situe cette responsabilité historique au niveau des actes imputés aux individus, mais aussi au niveau des histoires dans lesquelles ils sont impliqués indépendamment de toute imputation — ce second plan s’étendant de l’éthique de la mémoire, qui suppose un souci pour les victimes du passé indépendamment de toute culpabilité, à l’éthique de l’avenir, qui impose un souci pour les générations futures allant au-delà des conséquences prévisibles de nos actions. Le propos s’achève sur le constat optimiste d’une démocratisation de l’histoire et de la responsabilité, qui se serait progressivement étendue à l’ensemble des hommes.

L’ouvrage se présente donc comme une défense claire de l’idée de la faisabilité de l’histoire, repensée sous les traits de la responsabilité historique. Ce transfert notionnel peut toutefois surprendre, car il semble qu’il ne s’agisse pas du même problème : la faisabilité appelle d’abord une analyse épistémologique (les hommes sont-ils les causes de l’histoire ?), là où la responsabilité renvoie plutôt à une catégorie morale et juridique. Même si l’on met de côté la responsabilité sans imputation, il reste que la question de l’imputation paraît elle-même difficilement redevable d’une analyse purement épistémologique. Pour penser la faisabilité puis la responsabilité historique, Bouton s’appuie sur l’exemple hégélien [3] de l’incendiaire qui, voulant mettre le feu à la maison de son voisin par vengeance, provoque un incendie dans le quartier qui occasionne de nombreuses morts (p. 133-137 ; p. 216). De même que l’incendiaire sera jugé coupable des dommages collatéraux, alors qu’il ne les a pas voulus, les hommes doivent être tenus responsables des conséquences non intentionnelles de leurs actes historiques, en tant qu’elles font partie des « possibilités inhérentes au processus de l’action » (p. 136). Le raisonnement historique se modèle ici sur le raisonnement juridique.

Pourtant, du simple point de vue de la causalité, le vent qui a étendu l’incendie n’a pas joué moins de rôle que l’acte de l’incendiaire. Sans l’un ou l’autre, les ravages n’auraient pas eu lieu. La causalité ne suffit donc pas à faire surgir la responsabilité. De plus, si l’individu avait simplement allumé un interrupteur qui avait provoqué un incendie sous l’effet d’un court-circuit imprévisible, il n’aurait pas été jugé responsable, alors même que son acte était toujours l’un des facteurs expliquant l’incendie. L’irresponsabilité, dans ce second cas, relèverait du « droit du savoir » mentionné par Hegel [4], selon lequel, affirme Bouton, la responsabilité est conditionnée au « savoir des circonstances » (p. 135). Le type de raisonnement qui aboutit à l’établissement de la responsabilité restera cependant mystérieux si l’on suppose qu’il porte sur la causalité : l’intention de l’individu importe bien, puisque dans le second cas il ne sera pas jugé responsable, mais cette importance n’est pas causale, puisqu’il est, dans le premier cas, indifférent qu’il ait ou non effectivement envisagé que l’acte qu’il projetait d’accomplir puisse provoquer l’incendie du quartier.

L’analyse ne s’éclaire que si l’on introduit le support moderne de l’imputation juridique, la personne morale libre, dont la liberté est justement attestée par son acceptation, a posteriori, de la responsabilité de ses actes. Nous jugeons que l’incendiaire aurait pu et prendre en compte ce risque, même s’il ne l’a pas fait, emporté par sa passion vengeresse. En tant que sujet responsable, il devra de toute façon assumer les conséquences prévisibles de son acte. Ce n’est donc pas la réalité matérielle de l’acte ou la réalité psychologique de l’intention qui est visée par l’imputation, mais la personne morale douée de raison. La formation historique de cette conception moderne de la responsabilité, comme l’a montré la sociologie du droit [5], ne saurait être tenue pour l’élaboration d’une vérité scientifique obtenue par la correction d’erreurs intellectuelles (on ne peut pas simplement dire que l’on « ignorait » que les fous ne pouvaient être tenu responsables) ou la rectification d’aberrations morales ou religieuses (on ne peut pas simplement dire que l’on succombait à des « affects irrationnels » en imputant des responsabilités sans culpabilité réelle). L’imputation ne rejoint jamais la recherche scientifique des causes, car sa fonction n’est pas cognitive mais morale : le mal doit être imputé pour pouvoir être supprimé.

Imputer ou expliquer ?

La question de la responsabilité et celle des causes historiques ne se recouvrent donc pas. L’un des grands intérêts de l’ouvrage est toutefois de nous amener à nous demander si les frontières entre explication et imputation sont bien étanches en histoire. En effet, établir des causes demande de choisir le niveau pertinent d’explication. Or, là où les sciences naturelles se situent chacune à un niveau spécifique en fonction de leur discipline et sous-discipline (les causes établies par la physique des particules ne sont pas celles de la biologie moléculaire), l’histoire est sans doute l’une des sciences humaines et sociales dont le niveau spécifique d’analyse est le moins déterminé : elle se définit d’abord comme science « des hommes, dans le temps » [6], sans que soit présupposée la dimension (sociologique, psychologique, etc.) sous laquelle cette existence doit être ressaisie. Il n’est dès lors pas étonnant qu’elle ait longtemps choisi, et choisisse parfois encore, de se situer au niveau des causes identifiées dans la vie sociale ordinaire, celui des actions individuelles. Un tel choix ne suppose pas que l’explication historique soit pour autant subjective, car une fois défini le niveau d’analyse, il reste à produire l’explication, et l’histoire dispose pour ce faire d’une série de méthodes et d’outils. C’est ce que montre bien Bouton, en analysant la conception contrefactuelle de la causalité défendue par Max Weber [7], qu’il présente comme le support de l’imputation de responsabilités en histoire : un individu sera considéré comme responsable d’un événement historique si l’on peut conjecturer qu’en l’absence de son acte, l’événement n’aurait pas eu lieu. Bouton ne manque pas de relever que ce type de raisonnement doit, pour être effectué de façon rigoureuse, reposer sur un savoir historique préalablement constitué, et non sur la seule subjectivité de l’historien (p. 209).

Toutefois, la méthode contre-factuelle ne justifie pas en elle-même la décision de situer l’explication au niveau des décisions individuelles : elle est tout autant applicable à l’acte de l’incendiaire qu’à l’action du vent, à la décision de César qu’au nez de Cléopâtre. L’article mentionné de Weber est à cet égard trompeur, car, reprenant les exemples de l’historien (E. Meyer) dont il discute les travaux, Weber est conduit à s’interroger sur le rôle causal d’actes individuels ou d’événements militaires, alors même qu’ils sont remarquablement absents de ses propres recherches. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [8] démontre ainsi de façon contrefactuelle que sans le protestantisme, l’esprit du capitalisme ne se serait pas développé avec la même intensité, mais certainement pas que Luther, Calvin ou Zwingli devraient, ne serait-ce que partiellement, être tenus pour responsables du développement capitaliste. Ce constat ne conduit pas à nier la thèse boutonnienne qui veut que les individus aient la possibilité de réaliser leur intentions : il n’est pas contestable que ces individus aient en partie réussi la réforme religieuse qu’ils voulaient accomplir et puissent en être tenus pour responsables. Mais ce n’est simplement pas ce qui intéresse Weber, dans le cadre de son interrogation épistémologique sur les causes du développement de l’esprit capitaliste.

Or les historiens rejoignent désormais pour l’essentiel la position de Weber. Si l’histoire a été longtemps eu pour fonction d’assigner des responsabilités — ce fut tout particulièrement vrai de l’historiographie de la Révolution française jusqu’au début du XXe siècle — elle n’a acquis le statut de science sociale qu’en désolidarisant le niveau de l’explication historique de celui de l’imputation morale et politique. Les historiens renvoient les phénomènes étudiés à des causes complexes et variées, situées à des échelles différentes, qui sont pour l’essentiel sociales. S’ils peuvent être conduits à prendre en compte le rôle d’actions individuelles, il reste que l’explication ne se laisse jamais ramener à une imputation. Pour cette raison, les historiens amenés à intervenir comme experts dans des procès n’ont pu le faire qu’au prix d’une distorsion de la forme même de l’analyse historique [9].

Le caractère antinomique des réponses apportées à la question du rôle des hommes dans l’histoire repose donc d’abord sur l’équivoque de la question. Choisir, comme le fait Bouton, de substituer le thème de la responsabilité à celui de la faisabilité permet de conserver un seul des deux questionnements, sans doute le plus central pour les philosophies de l’histoire, ce qui permet alors d’y apporter une réponse cohérente, en soutenant que les hommes font l’histoire au sens où ils en sont responsables. Cette interrogation morale et politique de la responsabilité historique renvoie à une réflexion métaphysique sur la liberté et le déterminisme. Comme le rappelle Bouton, aucune des deux options métaphysiques ne saurait être démontrée (p. 210). Certes, selon lui, la responsabilité est un principe constitutif et non pas simplement régulateur de l’expérience historique (p. 240). Mais il faudra alors préciser que c’est de l’expérience historique des individus modernes dont il est question, structurée par l’idée de liberté, et non des processus historiques étudiés par les historiens, sur laquelle l’imputation est toujours surimposée.

Les conditions de possibilité de l’expérience historique

Au-delà de la question de la responsabilité des hommes vis-à-vis de leurs actes (qui ne saurait être entièrement mise en doute même si son extension reste sujette à réflexion), il reste donc à se demander de quoi l’histoire est faite, autrement dit quel est l’objet de la connaissance historique. Au lieu de partir des actions humaines et de s’interroger sur leurs effets, on partira alors de phénomènes historiques pour tenter de remonter à leurs causes. Cette démarche suppose aussi de s’interroger sur le rôle des actions humaines, mais elles cessent d’être le point focal de l’analyse. Ce type de questionnement n’est pas celui dont traite le livre de Bouton, mais le préciser peut permettre de le prémunir contre certaines critiques. En effet, les sujets de l’histoire qu’il présente sont les grands hommes ou les élites dirigeantes d’un côté, et le peuple de l’autre. Or les actions du peuple qui y sont évoquées — prise de la Bastille, chute du mur de Berlin ou du régime égyptien — sont essentiellement destructrices, la formation du nouveau pouvoir lui échappant toujours en grande partie. Aborder cet ouvrage sous l’angle de la question épistémologique pourrait donc conduire à y lire la défense d’une histoire individualiste, centrée sur les élites politiques et les vainqueurs de l’histoire (qui sont par définition ceux pour qui l’écart entre intention et réalisation est le moins grand). Cette critique serait toutefois injustifiée, car le livre ne se situe pas au niveau des causes mais des « conditions de possibilité l’expérience historique » (p. 20), dont l’idée de responsabilité est un principe constituant.

Le point de jonction entre la question de la responsabilité et celle la causalité historique, expliquant qu’elles puissent si souvent sembler se superposer, est bien évidemment l’existence humaine. Les hommes se pensent à la fois comme les causes et les responsables de l’histoire. À cet égard, la disqualification de forces externes telles le destin ou la providence est bien déterminante pour les deux types de réflexion, qui se rejoignent également dans la relégation au second plan du hasard. Mais une fois reconnu que l’histoire est humaine de part en part, rien n’est encore expliqué. Le questionnement causal déborde alors doublement celui qui porte sur les responsabilités. Tout d’abord, parce que la clause du « droit du savoir » a pour effet de soustraite à la théorie de la responsabilité une grande partie des phénomènes étudié par les historiens. Ensuite, parce que dans les cas mêmes où l’on peut remonter à des actions intentionnelles, la formation historique de ces intentions reste un objet d’interrogation pour l’historien. Ainsi, les causes d’un soulèvement populaire ne se laissent pas expliquer par des motivations individuelles : on peut affirmer de façon contrefactuelle que la chute du régime égyptien n’aurait pas eu lieu si les membres de la foule ne s’étaient pas résolus à manifester du 25 janvier au 11 février 2011, mais tenter d’expliquer le soulèvement par l’agrégation d’un nombre suffisant d’intentions individuelles ne permettrait pas de comprendre pourquoi il y en a précisément eu un tel nombre à ce moment. Il reste donc à s’interroger sur ce qui a rendu possible ce mouvement collectif, et les causes sociales qui pourront être établies ne devront pas être comprises comme une remise en cause de la responsabilité, individuelle ou collective, que portent les individus sur leurs actes.

« De quoi l’histoire est-elle faite, sinon de moi ? », écrivait Michelet [10]. Ne lisons pas cette phrase comme une réduction de l’écriture de l’histoire à une expression subjective, mais comme un rappel de ce que l’histoire ne saurait être pensée indépendamment de la façon dont les historiens l’élaborent. La nature des causes identifiées est indissociable des choix de l’objet, de l’échelle et de la perspective adoptée, en vertu desquels la lecture d’un livre d’histoire, comme celle d’un roman, peut suggérer l’image d’un devenir pleinement contingent ou au contraire de forces inexorables. Mais reconnaître que l’interrogation sur la faisabilité de l’histoire se scinde en deux questions irréductiblement distinctes, que la responsabilité ne saurait reconduire à la causalité, permet d’éviter de rechercher dans le travail de l’historien une introuvable preuve de la liberté humaine ou à l’inverse de la nécessité historique. En montrant que les êtres humains « font » l’histoire au sens où ils en sont responsables, le beau livre de Bouton permet de redonner à ce principe issu de la philosophie de l’histoire sa place toujours actuelle dans la réflexion sur l’expérience historique.

par Florence Hulak, le 10 mars 2014

Aller plus loin

Sur la Vie des idées :
 Olivier Chelzen, « Apologie pour Marc Bloch », recension du livre de Florence Hulak, Sociétés et mentalités, La science historique de Marc Bloch, Hermann, Paris, 2012.
 Liora Israel, « Retour sur le procès Eichmann ». Compte rendu du livre de Isabelle Delpla, Le mal en procès, Eichmann et les théodicées modernes

Pour citer cet article :

Florence Hulak, « De quoi l’histoire est-elle faite ? », La Vie des idées , 10 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-quoi-l-histoire-est-elle-faite

Nota bene :

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Notes

[1Reinhart Koselleck, « Du caractère disponible de l’histoire » [1977], Le Futur passé, trad. J. et M.-C. Hook, Paris, Ed. de l’EHESS, 1990, p. 233-247.

[2Bouton emprunte les expressions de « ruse de la déraison » et d’« indisponibilité des conséquences » à Odo Marquard. Voir Des difficultés avec la philosophie de l’histoire, trad. O. Mannoni, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l’homme, 2002 [1973].

[3G. F. W. Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, 10/18, 1979, p. 111-112 ; Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2003 [182], § 119, p. 217-218.

[4Ibid., § 117 « Le droit du savoir », p. 215.

[5Paul Fauconnet, La responsabilité, Paris, Alcan, 1928 [1920].

[6Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997 [1949], p. 52.

[7Selon une conception contrefactuelle de la causalité, un phénomène A sera considéré comme la cause d’un phénomène B si l’on peut établir qu’en l’absence de A, B n’aurait pas eu lieu. Voir Max Weber, « Possibilité objective et causalité adéquate en histoire », Etudes critiques pour servir à la logique des sciences de la “culture” [1906], trad. J. Freund, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965.

[8Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Paris, Gallimard, 2000 [1905].

[9Voir Isabelle Delpla, Le mal en procès, Eichmann et les théodicées modernes, Paris, Hermann, 2011, « Épilogue : la forme procès », p. 195-218.

[10Jules Michelet, Journal, Tome 1, ed. P. Viallaneix et C. Digeon, Paris, Gallimard,1959, p. 382 (18 mars 1842).

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